L’art du portrait, et un de plus

Jean Echenoz, Des éclairs, 2010, couverture

«Le siège de la Western Union : après un hall suivi de plusieurs autres halls kilométriques — lustres, marbres, tapis, statues, tableaux, tentures — ponctué d’huissiers, déjà fort longs à traverser, c’est en très lent travelling avant qu’apparaît enfin George Westinghouse en personne, installé derrière un bureau gothique au fond d’une pièce aux dimensions de stade. Homme à bajoues, haut et massif, tout en volume, dépourvu de transition entre tête et épaules, bardé de chaînes de montre et de moustaches de morse, économe de ses mots. Regard bleu froid plongeant n’ayant pas de temps à perdre, il désigne à Gregor un fauteuil de sa grosse main soignée, lestée d’une chevalière en fonte.»

Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 34.

N.B.—On peut voir et entendre Jean Echenoz ici.

L’art du portrait : ça n’arrête pas

Laurent Mauvignier, Seuls, 2004, couverture«Il n’aimait pas son visage ni sa petite taille, ses cheveux et les épis qui déformaient la tête dans le miroir, tous les jours, avec l’obligation de les couvrir de gel pour les rabattre derrière les oreilles. Il n’aimait pas sa voix. Il n’aimait pas ses lunettes aux contours épais ni le menton qu’il avait, qu’il trouvait trop petit sous le sourire qu’il tenait fermé, histoire de cacher les dents jaunes et mal placées — on aurait dit une bataille avec des lances dans tous les coins, qui volent et vont chahuter l’espace. Alors il ne disait rien et trouvait normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui.»

Laurent Mauvignier, Seuls. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 171 p., p. 10-11.

L’art du portrait : ça continue

«Dans le salon de thé encalminé dans la pénombre brune des ambiances surannées où des vieilles rombières tannées comme des peaux de bête ayant connu les alternances éprouvantes des hivers rudes et des étés caniculaires font goûter à leur kiki le thé au lait qu’elles ont commandé et que ledit kiki lape avec une indifférence qui fait peine à voir, estompant dans un nuage blanc les contours de sa gueule stupide d’être sans esprit ni conscience, Kate Moss feuillette un magazine de mode.»

Bruce Bégout, «L’après-midi d’une terroriste», 2009, 11 p., p. 4-5.

L’art du portrait, toujours

 Henri Calet, Cinq sorties de Paris, 1989, couverture

«Léonard [de Vinci] ne passa que ses trois dernières années au Clos Lucé. Le bâtiment est en briques, avec un pignon à redans de genre flamand, si je me souviens bien. La dame qui nous conduisit, et qui était plus vraisemblablement une vieille demoiselle, avait les cheveux tirés et portait des lunettes, ce qui lui donnait un air de sévérité. Elle était en pantoufles. Quoi qu’il en fût, je savourais son langage châtié, précis, assez monotone au demeurant. Elle utilisait le passé simple avec facilité.

Elle me fit voir quantité d’objets précieux : une page d’évangéliaire illustrée par Fouquet, trois plats de Bernard Palissy, et même des petits automates qu’elle fit distraitement fonctionner. Rien ne la déridait.»

Henri Calet, Cinq sorties de Paris, Paris, Le Tout sur le tout, 1989, 96 p., p. 43.