Une langue morte ?

Jean-François Cottier, Profession latiniste, 2008, couverture

Le 16 septembre, à l’émission Dessine-moi un dimanche de la radio de Radio-Canada, à laquelle l’Oreille collabore à l’occasion, on a pu entendre parler d’arguments ad populum et d’arguments ad misericordiam. Plus tôt cette année, il y avait été question de reductio ad Hitlerum et de reductio ad Prattum.

Le docteur Duguay du roman Arvida de Samuel Archibald «aimait saupoudrer du latin un peu partout dans ses phrases», par exemple felis concolor couguar (2011, p. 57). Six des chants poétiques de Toute l’œuvre incomplète de François Hébert comportent des mots dans cette langue : «C’est du latin, ici point incongru» (2010, p. 142).

Nulla dies sine linea, affirme un personnage de Vie et mort d’Anne-Sophie Bonenfant de François Blais (2009, p. 237). Dans Tiroir no 24 de Michael Delisle, c’est Ave Maria gratia plena qui remonte du passé (2010, p. 21). Hope, dans Tarmac de Nicolas Dickner, souffre d’amenorrhoea mysteriosa, «une “inexplicable absence de menstruation”» (2009, p. 98). Un personnage du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis hurle, «en polonais et en latin, une variante de vade retro Satanas» (2008, p. 77).

L’Oreille tendue elle-même ne dédaigne pas, à l’occasion, de montrer son intérêt pour les langues anciennes. Aux Presses de l’Université de Montréal, elle a fondé une collection appelée «Socius» et elle a publié, de Jean-François Cottier, un petit ouvrage intitulé Profession latiniste. Il lui est aussi arrivé, à Dessine-moi un dimanche, de s’emmêler les pinceaux en essayant de montrer sa connaissance de certaines phrases usuelles dans la langue de Cicéron.

Dans la langue de tous les jours, du moins au Québec, la popularité de versus ne se dément pas.

Pourquoi aborder cette question aujourd’hui ? Parce que le Devoir des 15-16 septembre faisait paraître un cahier spécial «Éducation. Écoles privées». Publicité de l’Académie Sainte-Thérèse : «L’éducation totale. Quo non ascendet» (p. G3). Publicité du Collège de Montréal : «Programme de concentration artistique artis magia» (p. G10).

Qui a dit que le latin était une langue morte ?

P.-S. — À une époque, il y avait même du latin aux murs du vestiaire des Canadiens de Montréal (c’est du hockey). Ça ne paraît plus être le cas.

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Cottier, Jean-François, Profession latiniste, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Profession», 2008, 66 p. Ill.

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Mavrikakis, Catherine, le Ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 291 p.

Proverbe du jour

Il y a presque trois ans, l’Oreille tendue énumérait ses «Six détestations du lundi matin». Elle a en effet des mots et expressions en horreur, mais elle essaie de ne pas perdre de vue qu’il n’y a pas lieu d’en faire des boutons : elle y a survécu, du moins jusqu’à ce jour.

Tout un chacun est dans la même situation. On dit que Voltaire n’aimait pas «cul-de-sac». Un professeur de l’Oreille en avait contre «contrer», qui évoquait trop le foot pour lui. Certains luttent (sans succès) contre les clichés, d’autres contre la langue de bois (bis).

Des collaborateurs de l’émission radiophonique Des Papous dans la tête — en l’occurrence Jean-Bernard Pouy, Patrice Delbourg, Jacques Vallet, Eva Almassy et Lucas Fournier — ont de la sorte égrené «les petites phrases et lieux communs qui [leur] sont insupportables». C’était dans l’émission du 4 septembre 2011, rediffusée le 5 août 2012. Échantillon tiré de cet «Inventaire pour mémoire» : «la perte des repères», «gérer», «en fait», «tout à fait» (pour «oui»), «pas de souci», «il n’y a pas de lézard», «c’est l’horreur», «véritable ovni littéraire», «restaurer la confiance des ménages», «la cerise sur le gâteau», «tu mérites mieux».

Dans un registre en apparence moins ludique — le titre de l’article était «Words Came In, Marked for Death…» —, l’édition du 23 avril du New Yorker se livrait à un exercice semblable, pour l’anglais. On avait demandé aux lecteurs du magazine quels mots ils souhaiteraient envoyer à la guillotine. Résultat (partiel) ? «Literally», «actually», «epic» (comme dans «epic fail», probablement), «swag», «like» (qui a donné genre en français), «moist». La récolte a été tellement imposante que les rédacteurs de l’article, faisant la synthèse des mots honnis, ont cru qu’ils ne resteraient plus de mots dans la langue anglaise : «It seemed as though if we lined up all the words people hated, there might be no words left.»

Les deux listes avaient un seul mot en commun : «impacter» / «impacted».

Le proverbe dit toujours vrai : «Tous les dégoûts sont dans la nature.»

P.-S. — Alerte lexicale. Des lecteurs du New Yorker en ont donc contre «epic». Faudra-t-il aussi se méfier du terme en français ? Un indice, tiré de Twitter : «Une jeune femme qui me dit qu’elle avait aimé mon discours et que c’était “épique”. #ehben #jevieillis.» Cet adjectif est peut-être «le nouveau cool». Tendons l’œil et ouvrons l’oreille.

 

[Complément du 8 septembre 2012]

Merci à @OursAvecNous pour ce complément visuel.

Un solde épique ?

Langue de campagne (17)

Très peu de néologismes ont été créés dans la campagne électorale québécoise de 2012.

Il a fallu inventer caquiste (pour la Coalition avenir Québec de François Legault) et oniste (pour l’Option nationale de Jean-Martin Aussant); rien là que d’utilitaire.

Félicitons toutefois Vincent Marissal de la Presse pour une trouvaille. Il y a des joueurnalistes, ces sportifs convertis en commentateurs médiatiques ? Parlons alors de policiens, «ces policiers à la retraite devenus candidats aux élections» (la Presse, 30 août 2012, p. A17). Bien vu.

Villégiature de l’Oreille

Jour 1

Dans le Nord-Est des États-Unis — échantillon aléatoire —, la preuve est faite, de kilomètre en kilomètre : voilà une civilisation de l’automobile. Vendeurs de voitures neuves et usagées, stations-services, garages en tous genres, agences de location, carcasses abandonnées, musées de l’automobile (taille réelle ou à l’échelle), casse (cour à scrappe, en vernaculaire québécois) : le vroum-vroum est partout.

À Sainte-Perpétue, chaque année, la démonstration se répète : tout est bon dans le cochon, y compris les slogans de son festival. La langue anglaise n’est pas en reste. Juste avant d’entrer dans le Acadia National Park, on se fait offrir du Acadia National Pork.

Jour 2

Même sur la route, il arrive à l’Oreille tendue de se brancher. C’est ainsi qu’elle se découvre, sur Twitter, grâce à Éric Plamondon, en compagnie de celui-ci, dans les pages du Journal de Québec du 29 juillet 2012. Elle est ravie du voisinage.

Journal de Québec, 29 juillet 2012

Jour 3

Enquête sociologique sauvage. Soit une double population humaine. La première, d’eau douce, est fortement tatouée. La seconde, d’eau de mer, l’est beaucoup moins. La première est québécoise, pas la seconde.

En voyage, on est parfois forcé à toutes sortes de compromissions. L’Oreille, ce midi, a dû manger sa pizza sous une photo de Milan Lucic, des Bruins de Boston — c’est du hockey —, en plein pugilat. Elle aurait préféré ne pas.

Drapeau sur les édifices publics, drapeau sur les commerces, drapeau sur les tombes, drapeau sur la Lune (en 1969), drapeau sur les maisons, drapeau sur les voitures, drapeau sur les motos, drapeau sur les vélos. Sur les vélos ?

Jour 4

Du beurre sans gluten ? La «gastronomie» états-unienne ne manque pas de surprises. (@PimpetteDunoyer l’a noté elle aussi.)

On peut dire beaucoup de choses de David Foster Wallace. On ne peut pas dire qu’il facilite la vie de son lecteur. Infinite Jest (1996) est un roman qui se mérite.

Jour 5

Par solidarité conjugale, l’Oreille tendue a visité tout à l’heure Petite Plaisance, la maison de Marguerite Yourcenar, à Northeast Harbor, sur Mount Desert Island (Maine). Commentaire de l’irrévérencieux fils cadet de l’Oreille : «Il y avait des photos d’hommes tout nus avec des coupes Longueuil.» Celui de son fils aîné : «Je n’arrive plus à me souvenir de qui était Antinoüs.» L’œil de l’Oreille a été attiré, lui, dans la bibliohèque de Yourcenar, parmi le fonds gréco-romain, à côté d’éditions anciennes, par un livre de poche américain. Son titre ? Contraception.

Petite Plaisance, Norheast Harbor, Mount Desert, Maine, U.S.A.

Le chien serait un animal de compagnie. Qu’est-ce à dire ? L’Oreille tendue est l’heureuse propriétaire d’un caniche; il lui tient en effet compagnie; jusque-là, ça se tolère. Quand l’Oreille se promène, en compagnie d’icelui, dans les rues de son quartier, elle fuit comme la peste ceux qui se prennent pour ses semblables, les heureux propriétaires d’animaux de compagnie. En villégiature, c’est plus difficile, car elle connaît moins les itinéraires de contournement. Il lui est donc imposé une compagnie, celle des gens qui ne peuvent s’empêcher de prendre langue avec les animaux qu’ils croisent, voire avec leur maître. L’animal de cette compagnie-là — celui qui crée de la compagnie — n’est pas le meilleur ami de l’homme.

Jour 6

L’inventeur de la baladodiffusion — le podcast — est un bienfaiteur de l’humanité.

Au cours des derniers jours, le long de sa route, l’Oreille tendue a aperçu un orignal — l’élan d’Amérique — et un faon. Grâce à Twitter, elle apprend qu’il y aura des élections au Québec le 4 septembre; il faudra ouvrir l’œil pour les caribous.

Pincement au cœur : à la plage, dans le territoire naturel des Red Sox de Boston — c’est du baseball —, la «Red Sox Nation», sur la tête d’un garçon trop jeune pour les avoir connus, la casquette bleu-blanc-rouge des Expos de Montréal.

Casquette des Expos de Montréal

Jour 7

La vente de garage québécoise ou le vide-grenier hexagonal est ici une «yard sale». Ce n’est pas mieux.

Retour sur le territoire de la Belle Province. D’abord, aux poteaux, les souriantes binettes des candidats aux élections du 4 septembre. Puis, ce curieux exemple de signalisation routière : «Les panneaux vous parlent. Respectez-les.» N’ayant rien entendu, l’Oreille n’a rien respecté.

Mise en garde de saison

Simenon, le Voleur de Maigret, 1967, couverture

«À l’époque où il travaillait encore à la Voie publique, Maigret connaissait tous les voleurs à la tire, non seulement de Paris, mais ceux qui venaient d’Espagne ou de Londres à l’occasion des foires ou des grandes manifestations populaires.

C’est une spécialité assez fermée, qui comporte sa hiérarchie. Les as se dérangent seulement quand cela en vaut la peine, n’hésitent pas à traverser l’Atlantique pour une exposition universelle ou, par exemple, pour les Jeux Olympiques.»

Georges Simenon, le Voleur de Maigret, Paris, Presses de la cité, coll. «Maigret», 44, 1967, 182 p., p. 11. Édition originale : 1967.