Bestiaire managérial

Une lettre ouverte sur la gestion de la maladie mentale aux États-Unis parue dans la livraison du 4 juillet du New Yorker contient une phrase sibylline : «the monkey falls onto the backs of increasingly stressed families and friends». Qu’est-ce que c’est que cette histoire de singe sur le dos («monkey […] onto the backs») ?

Il s’agit d’une allusion à un article célèbre de 1974, «Management Time : Who’s Got the Monkey ?», notamment reproduit dans la Harvard Business Review en 1999, repris en livre en 1984, et signé par William Oncken Jr. et Donald L. Wass. Pour résumer : celui qui a un problème à gérer a un singe sur les épaules; son réflexe normal est de faire sauter l’animal sur les épaules de quelqu’un d’autre, ce quelqu’un d’autre pouvant être son supérieur hiérarchique; libéré de son singe, il n’a plus de problème à gérer; son supérieur a été eu. Autrement dit, qui dit singe dit responsabilité, et responsabilité non partagée.

La langue a de ces raisons que la raison ne connaît pas.

P.-S. — La même livraison du New Yorker contient un article sur un baseballeur étonnant, Sam «Super Sam» Fuld : petit, diabétique, juif, fils d’un universitaire et d’une sénatrice, et diplômé en économie de Stanford. Aux murs du vestiaire de son équipe, les Rays de Tampa Bay, il peut lire des citations d’Alan Greenspan, de Virgile et de Camus. Ça ne s’invente pas.

 

Référence

Oncken Jr., William et Donald L. Wass, «Management Time : Who’s Got the Monkey ?», Harvard Business Review, vol. 77, no 6, novembre-décembre 1999, p. 178-186. Commentary by Stephen R. Covey. Édition originale : 1974.

Ergotons sur la glace

Roy MacGregor, Épreuve de force à Washington, 2011, couverture

(Avertissement : il sera question ci-dessous d’un roman de Roy MacGregor; or ledit Roy MacGregor a préfacé la traduction anglaise d’un des livres de l’Oreille tendue. Cela étant, celle-ci n’a jamais rencontré Roy MacGregor et ce n’est pas elle qui lui avait commandé la préface. Conflit d’intérêts ? Chacun en jugera.)

L’Oreille tendue est l’heureux père de deux garçons. Elle a lu au plus vieux, à haute voix, les livres de la série des «Carcajous», traduction française des «Screech Owls», de Roy MacGregor. Rebelote (en cours) avec le plus jeune. Ces jours-ci, c’était la lecture du plus récent (2011) titre traduit, Épreuve de force à Washington. (Il a déjà été question de cette série ici et .)

Au fil des ans, la qualité de la traduction a varié, de même que celle du travail éditorial. Sur ce plan, on peut faire quelques reproches au quinzième titre.

On se dévisse «le coup» (p. 17), une coquille tombe par terre «à grand bruit» (p. 21) et les joueurs se retrouvent «près les bandes» (p. 27). L’adjectif «premier» apparaît trois fois en cinq lignes (p. 34); ce n’est pas le seul cas où le style est répétitif (p. 130 et 145). À l’oral, l’euphonie n’est pas toujours au rendez-vous : «La rondelle entra dans le haut du filet, envoyant la bouteille d’eau du gardien dans les airs. Pour son deuxième but, il termina un joli jeu de tictacto […]» (p. 41). Le but gagnant de la p. 152 devient — et justement — le but égalisateur de la p. 153.

Ça fait désordre. (Mais la lecture de la série continue.)

 

Référence

MacGregor, Roy, Épreuve de force à Washington, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 15, 2011, 178 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2001.

Réponses de la Saint-Jean

Que célèbre-t-on en ce 24 juin, fête de la Saint-Jean-Baptiste et fête nationale, dans la Belle Province ? Ce qui est d’ici : la «Beauté d’ici» (la Presse, 22 juin 2001, cahier Arts et spectacles, p. 8), la «science d’ici» (publicité de Télé-Québec, la Presse, 4 janvier 2011, p. A2), le «fromage suisse d’ici» (publicité, novembre 2006) — bref, les «gens d’ici» («C’est dans les chansons», chanson de Jean Lapointe).

Est-il difficile de décrire, à la télévision, un match de basket en espagnol ? Si, affirme le Wall Street Journal du 8 juin, exemples à l’appui. (Merci à l’antenne québéco-angeleno de l’Oreille tendue.)

Existe-t-il un «lexique bio» ? Oui, comme le démontre Éric Chevillard sur l’Autofictif en date du 23 juin, s’agissant de galettes «à la farine de blé de meule».

Quelqu’un a-t-il pensé à établir un «Lexique des idées reçues littéraires» dans la France d’aujourd’hui ? Oui, et ça fait mouche : l’Empire des signes, le 22 juin.

Faut-il soigner sa typographie en distinguant bien les minuscules des majuscules ? Oui, sinon on risque de confondre, comme dans les Corpuscules de Krause de Sandra Gordon (2010), un «club optimiste des Basses-Laurentides» (p. 170) et un «club Optimiste des Basses-Laurentides», par exemple celui de Saint-Antoine.

Le Web offre-t-il des outils utiles pour la rédaction de discours politiques ? Oui, notamment le Générateur de langue de bois, conçu pour la présidentielle française de 2007, mais toujours d’actualité pour celle de l’année prochaine.

Quelqu’un a-t-il essayé, d’un point de vue sociolinguistique, de décrire «la norme grammaticale du français parlé» des élites du Québec ? Oui, Davy Bigot, dans le premier numéro d’une nouvelle revue numérique, Arborescences : revue d’études françaises. Sa conclusion ? «[Les] membres des élites sociale et culturelle du Québec emploient de façon homogène [en situation de communication formelle] un modèle grammatical oral très proche de celui présenté dans Le bon usage (donc de l’écrit).» Cette conclusion rejoint celle de Marie-Éva de Villers, qui s’intéressait dans son livre de 2005 au lexique québécois; on s’étonne d’autant de ne pas voir ce livre dans la bibliographie de l’article de Bigot. (En matière de français québécois, on préférera cet article à celui de Denyse Delcourt paru en 2006, qui est moins bien informé.)

 

Références

Bigot, Davy, «De la norme grammaticale du français parlé au Québec», article numérique, Arborescences : revue d’études françaises, 1, 2011. https://doi.org/10.7202/1001939ar

Delcourt, Denyse, «“Parler mal” au Québec», article numérique, Mondesfrancophones.com. Revue mondiale des francophonies, 4 avril 2006. http://mondesfrancophones.com/espaces/langues/parler-quebec/

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

100 % prévisible

Il y a des expressions toutes faites dont on peut être sûr qu’elles seront toujours au rendez-vous.

Fussent-elles syndicalement ou contractuellement statutaires, les vacances sont toujours bien méritées.

Au hockey, l’intervention chirurgicale est toujours délicate (merci à Ronald King, la Presse, 16 février 2011, cahier Sports, p. 6).

Les sociétés modernes en souffriraient, mais c’est comme ça : l’individualisme est toujours forcené (merci à @PimpetteDunoyer et à @melinelanouille).

Dans la vie civile, les fédérations sont souvent puissantes. Dans la politique (socialiste) française, il faut toujours dire la «puissante fédération des Bouches-du-Rhône» (merci à @yogen_).

 

[Complément du 21 juin 2016]

Le carnaval ne peut être que rabelaisien.

Où se développe-t-on ? À l’international.

La richesse ? Il faut la créer.

La grande dame l’est de la culture (ou d’une pratique artistique : le cinéma, la danse, etc.).

La passionara ? De l’indépendance, du moins au Québec.

Parler avec ses poings

Ruban, Olympiques Juniors, Banque royale, Canada, 1974

En sa tendre jeunesse — c’était au siècle dernier —, l’Oreille tendue a tâté du noble art. Pour cause de flux sanguin indomptable, sa carrière fut de courte durée et elle s’est terminée sur une fiche éloquente de 0 – 1 – 0.

L’Oreille tendue — ce qui en jette moins, il est vrai, que «L’ange du ring» ou que «The Italian Stallion» — ne s’est pourtant pas complètement désintéressée de la boxe pour autant, mais elle a préféré l’approcher culturellement (cinéma, littérature, arts plastiques) et linguistiquement.

Il y a en effet un vocabulaire de la boxe. Son lexique propre est facile à repérer : jab, uppercut, direct, swing, crochet, ring, round (ou ronde), reprise. Plus intéressantes sont les expressions idiomatiques liées à cette forme de pugilat.

Deux exemples.

Les boxeurs n’ont pas d’entourage, pas d’équipe. Ils ont un clan. Exemple : Robert Frosi, le Clan Hilton. Autopsie d’un gâchis (Montréal, Logiques, 2003, 176 p. Préface de Gilles Proulx).

On ne pèse pas les boxeurs en kilos, mais en livres. Mieux : cette unité permet de mesurer les athlètes — X fait la limite de 168 livres — et de les comparer entre eux au-delà des catégories établies — «Les deux hommes, considérés comme les meilleurs pugilistes livre pour livre au monde, ont tenté à de nombreuses reprises d’en arriver à une entente pour présenter le combat de plus lucratif de l’histoire de la boxe professionnelle, en vain» (la Presse, 17 juin 2011, cahier Sports, p. 6).

Livre pour livre ? On s’étonne que cet étalon ne serve pas en littérature : Y et Z sont les deux meilleurs écrivains du monde, livre pour livre.