Déploration (révolue ?) du samedi matin

«user sans raison du néologisme et de tous ces mots nouveaux, étranges, qu’inventent là-bas ceux qui n’ayant rien à dire cherchent à suppléer à l’idée par l’inattendu de l’expression; employer tous ces vocables mièvres, ou prétentieux et miroitants comme de faux bijoux, qui tirent l’œil plus qu’ils n’éveillent la pensée; […] faire des livres, en un mot, où la langue est corrompue par l’argot des écrivains malades de France […], où la matière, pétrie de lectures plus que d’idées personnelles, est imprégnée de toutes les sauces piquantes avec lesquelles on relève, là-bas, le ragoût de certains ouvrages : voilà ce qui n’est pas canadien, et voilà ce qu’il faut condamner.»

Camille Roy, Essais sur la littérature canadienne, Québec, Librairie Garneau, 1907, p. 356, cité dans Dominique Garand, la Griffe du polémique. Le conflit entre les régionalistes et les exotiques, Montréal, l’Hexagone, coll. «Essais littéraires», 1989, 235 p., p. 102.

Frivolité de l’Oreille

L’Oreille tendue l’a dit, redit et reredit : elle n’aime pas les rétrospectives. Elle n’est guère portée non plus sur les palmarès de fin d’année.

Pourtant, durant les jours qui viennent, elle participera à un projet mené par Patrick Lagacé de la Presse. Son objectif ? Pour 2013, choisir…

…la personne de l’année (une mairesse québécoise ? Un pape ? Un académicien ?).

…l’expression à proscrire (l’Oreille a déjà fait des suggestions ici).

…la personne pour laquelle on s’est senti mal (un maire ontarien ?).

…la citation de l’année («Ça leur dérange pas ?»).

…la vidéo virale de l’année (l’œuvre de Patrice Lemieux ?).

…le zéro de l’année (plein de maires québécois ?).

Vous pouvez participer à l’élaboration des listes de finalistes. Comment faire ? En déposant vos suggestions sur Twitter en utilisant le mot-clic #LaPresse2013. En laissant un commentaire sur cette page; l’Oreille fera suivre.

Pourquoi ce changement d’attitude ? Parce que, bien sûr.

 

[Complément du 31 décembre 2013]

La Presse+ et la Presse papier (p. A1-A2) publient aujourd’hui les résultats de l’opération. Sur le Web, c’est ici.

La langue de Denis Coderre

L’Oreille tendue est épistologue à ses heures. S’intéressant à la lettre, elle a porté attention à la décision récente de Postes Canada de cesser, d’ici quelques années, la livraison à domicile du courrier.

Si ses oreilles ne la trompent pas, elle a entendu son (!) maire, Denis Coderre, déplorer cette décision à la radio : «Ça m’écœure», «C’est dégueulasse», «Les maudites boîtes, ousqu’i vont les mettre ?».

Quelqu’un pourrait-il expliquer au premier magistrat montréalais qu’il existe une telle chose que les niveaux de langue ? Qu’on ne parle pas de la même façon dans les médias et à la taverne ?

Ce serait probablement peine perdue, mais on peut toujours rêver.

Artistes de la scène

Samuel Archibald, Quinze pour cent, 2013, couverture

Au hockey, le joueur qui refuse de s’impliquer, qui traîne en périphérie, qui laisse ses coéquipiers faire la sale besogne à sa place, est un scèneux (orthographe approximative). Il attend qu’on lui refile le disque. Bref, il scène.

Exemple, repéré sur Twitter, chez @oniquet : «Kunitz est un sceneux ?»

L’Oreille tendue ne connaissait que ce sens du mot (le substantif, le verbe intransitif).

Lisant Quinze pour cent (2013) de Samuel Archibald, elle tombe sur la phrase suivante, où scèner est transitif direct (au sens de se faire payer ?) : «Il avait le don pour se scèner de la bière […]» (p. 65).

Archibaldisme ? Usage régional ? Tant de questions, si peu de réponses.

P.-S. — Vous croyez entendre loafer dans scèner ? Ce n’est pas du tout impossible.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Samuel Mercier l’a signalé le premier, ci-dessous : ce que plusieurs écrivent scèner a des origines maritimes et pourrait donc s’écrire seiner ou senner. Voilà une chose de réglée.

Quand au sens du mot, la diversité règne, comme le révèlent les discussions dans les commentaires.

Pour simplifier, on pourrait résumer ainsi les définitions québécoises de scèner, les unes croisant souvent les autres.

1. Traîner. En ce sens, le mot est fréquent dans le lexique sportif, surtout celui du hockey.

2. Quémander, quêter. Cette acception serait commune au Saguenay—Lac-Saint-Jean, mais suivant deux registres. On peut quêter de manière théâtrale ou de manière détournée, pas franchement, par en dessous.

3. Observer, écornifler, ne pas se mêler de ses affaires. On trouve un sens proche dans Dixie (2013) de William S. Messier : «Les visages confus scènent Gervais et son banjo déterré» (p. 43); «Non, les trois premiers soldats posent devant un trophée de chasse et les trois suivants, en arrière, se dépêchent pour aller scèner le cadavre, eux aussi» (p. 99); «Les urubus se sont échappés d’entre les pierres et les plants en entendant le chiard furieux de Led Zeppelin pour se percher aux branches d’arbres environnants et scèner les gestes des Huot» (p. 129).

 

Références

Archibald, Samuel, Quinze pour cent, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 1, 2013, 67 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Extension du domaine du baveux

«Des mineures à la Nationale
Emmenez-en des baveux»
(Éric Lapointe,
«Rocket (On est tous des Maurice Richard)»,
chanson, 1998).

 

Le baveux est connu. Définition et exemple tirés du Dictionnaire québécois instantané, cosigné par l’Oreille tendue en 2004 :

Qui préfère l’arrogance à la déférence. Ne manque pas d’attitude. «Baveux et irrévérencieux. Le magazine p45 veut brasser la cage des publications alternatives» (la Presse, 7 mars 2001). «Lahaie préfère jouer la carte de la prudence lorsque vient le temps de parler de l’attitude des Huskies. Entre ses lèvres serrées, on peut quasiment déchiffrer le mot “baveux”» (le Soleil, 16 novembre 2001) (p. 26-27).

«Tu parles de moyens baveux» (le Devoir, 10-11 mai 2003) (p. 146).

L’autre jour, sur Twitter, @PimpetteDunoyer attirait l’attention de l’Oreille tendue, qui ne le connaissait pas, sur un synonyme de baveux, fréquent.

«@MlleAinee m’apprend expression “t’es fréquente” au sens de “t’es ben baveuse” exclusivement pour filles.»

Cette remarque a entraîné des débats twittériens sur trois aspects de la question.

@maxdenoncourt et @profenhistoire ont signalé que l’expression n’était pas récente, l’un et l’autre la connaissant depuis un certain temps.

Toujours selon @profenhistoire, fréquent s’emploierait aussi bien pour les garçons que pour les filles — d’où l’interrogation légitime de @PimpetteDunoyer :

«ds sa classe, utilisé qu’au féminin (à moins qu’elle soit la seule vrmt baveuse du groupe !).»

C’est surtout en matière de prévalence et d’origine ethnoculturelles que les débats ont été les plus troublants.

L’Oreille a sondé l’adolescent qu’elle a sous la main pour essayer de saisir l’extension du terme. Selon lui, l’expression serait populaire chez «les Albanais du Plateau» (quoi que soient les Albanais du Plateau).

Réponse de @PimpetteDunoyer :

«Ici, c’est véhiculé par les Marocains de la Petite Patrie !»

Suggestion de @profenhistoire :

«Je ne pense pas me tromper en suggérant d’en chercher l’origine chez la communauté haïtienne.»

Le mystère s’épaissit.

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Exemple cinématographique : «MlleAinée : “wow, Sophie Tremblay, è fréquente” #GuerreDesTuques actualisée» (@PimpetteDunoyer).

 

[Complément du 18 septembre 2016]

Il est des domaines du savoir que l’Oreille tendue arpente plus rarement que d’autres. Ainsi, le monde du maquillage féminin lui est presque totalement inconnu. On imaginera donc sans mal son étonnement quand elle a découvert que le baveux, en ce domaine, serait connoté positivement. C’est du moins ce que laisse entendre cette publicité, parue dans la Presse+ du 15 septembre dernier. L’Oreille ne sait cependant pas si l’on peut dire d’un maquillage qu’il est fréquent.

Maquillage «baveux», la Presse+, 15 septembre 2016

 

[Complément du 23 août 2022]

Dans un article sur le contact des langues à Montréal, le Devoir des 20-21 août 2022 indique que frekan, au sens d’irrespectueux, vient du créole.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture