Proverbe du jour

Il y a presque trois ans, l’Oreille tendue énumérait ses «Six détestations du lundi matin». Elle a en effet des mots et expressions en horreur, mais elle essaie de ne pas perdre de vue qu’il n’y a pas lieu d’en faire des boutons : elle y a survécu, du moins jusqu’à ce jour.

Tout un chacun est dans la même situation. On dit que Voltaire n’aimait pas «cul-de-sac». Un professeur de l’Oreille en avait contre «contrer», qui évoquait trop le foot pour lui. Certains luttent (sans succès) contre les clichés, d’autres contre la langue de bois (bis).

Des collaborateurs de l’émission radiophonique Des Papous dans la tête — en l’occurrence Jean-Bernard Pouy, Patrice Delbourg, Jacques Vallet, Eva Almassy et Lucas Fournier — ont de la sorte égrené «les petites phrases et lieux communs qui [leur] sont insupportables». C’était dans l’émission du 4 septembre 2011, rediffusée le 5 août 2012. Échantillon tiré de cet «Inventaire pour mémoire» : «la perte des repères», «gérer», «en fait», «tout à fait» (pour «oui»), «pas de souci», «il n’y a pas de lézard», «c’est l’horreur», «véritable ovni littéraire», «restaurer la confiance des ménages», «la cerise sur le gâteau», «tu mérites mieux».

Dans un registre en apparence moins ludique — le titre de l’article était «Words Came In, Marked for Death…» —, l’édition du 23 avril du New Yorker se livrait à un exercice semblable, pour l’anglais. On avait demandé aux lecteurs du magazine quels mots ils souhaiteraient envoyer à la guillotine. Résultat (partiel) ? «Literally», «actually», «epic» (comme dans «epic fail», probablement), «swag», «like» (qui a donné genre en français), «moist». La récolte a été tellement imposante que les rédacteurs de l’article, faisant la synthèse des mots honnis, ont cru qu’ils ne resteraient plus de mots dans la langue anglaise : «It seemed as though if we lined up all the words people hated, there might be no words left.»

Les deux listes avaient un seul mot en commun : «impacter» / «impacted».

Le proverbe dit toujours vrai : «Tous les dégoûts sont dans la nature.»

P.-S. — Alerte lexicale. Des lecteurs du New Yorker en ont donc contre «epic». Faudra-t-il aussi se méfier du terme en français ? Un indice, tiré de Twitter : «Une jeune femme qui me dit qu’elle avait aimé mon discours et que c’était “épique”. #ehben #jevieillis.» Cet adjectif est peut-être «le nouveau cool». Tendons l’œil et ouvrons l’oreille.

 

[Complément du 8 septembre 2012]

Merci à @OursAvecNous pour ce complément visuel.

Un solde épique ?

Pudeur journalistique

Il peut parfois être difficile, pour les médias, de savoir comment citer les personnes dont ils rapportent les propos. Si ces personnes font des fautes, faut-il les corriger ? De la même façon, que faire si elles ont recours à des registres de langue jugés «familiers», voire «vulgaires» ? The New Yorker, dans son édition du 2 juillet 2012, racontait, par exemple, comment le mot «motherfucker» avait été d’adoption lente à ce magazine.

Le quotidien le Devoir, lui, vient, à trois reprises, de donner une réponse un brin étonnante à ces questions.

Le 20 août dernier, lors d’un face-à-face télévisé avec la chef du Parti québécois, Pauline Marois, Jean Charest, du Parti libéral du Québec, l’a accusée de vouloir faire planer «un épée de Démoclès» sur la tête des électeurs québécois. On l’a beaucoup raillé pour cette double bourde, répétée dans une conférence de presse tenue immédiatement après le face-à-face.

Le Devoir du lendemain a corrigé les propos de celui qui était encore premier ministre du Québec à l’époque à l’endroit de celle qui l’est devenue depuis, en écrivant «une épée de Damoclès».

Le Devoir -- Épée de Damoclès

Marie-France Bazzo, sur Twitter, a décrit cette façon de faire comme du «photoshop textuel».

Quelques jours plus tard, le 30 août, Martin Caron, un candidat du parti dirigé par François Legault, la Coalition avenir Québec, explique pourquoi il a dit du projet de loi 78, devenu loi 12, que «c’est de la marde».

Paul Journet, de la Presse, et Michel Dumais, du Journal de Montréal, rapportent la chose sur Twitter et utilisent tous les deux le mot «marde». Le Devoir est plus réservé, tant sur Twitter que sur son site Web, qui, en titre, substitue «merde» à «marde».

«Merde» dans le Devoir

Dernier cas.

Le jour des élections, le 4 septembre, Antoine Robitaille, lui aussi du Devoir, suit Jean Charest. Il twitte ceci : «Manifestants à l’arrivée de Jean Charest au local électoral libéral de Vimont. 3 manifestants, 3 affiches, une faute.» Et il reproduit l’affiche fautive, avec son «s» de trop à «dégages» :

Trois pancartes dans le Devoir

Le Devoir du lendemain publie en p. A1 et A10 un texte de Robitaille, accompagné d’une photo montrant les trois mêmes manifestants avec leurs affiches. Un détail diffère cependant : la photo est cadrée de telle façon que le «s» inutile de «dégages» a disparu. Sur cette photo-là, il n’y a plus de fautes.

Que se passe-t-il donc au Devoir pour que la pudicité linguistique s’y fasse sentir de cette façon ?

Trouble de la signalétique

En périple familial, l’Oreille tendue faisait l’autre jour de la randonnée dans la Matawinie. Elle tombe alors sur l’avertissement suivant :

Baignade interdite à vos risques -- Panneau

Respectueuse, comme il se doit, des consignes qu’on lui adresse, l’Oreille s’est abstenue de toute baignade (de toute façon, l’eau était trop froide, et l’Oreille est peu aquatique). Elle a toutefois été un brin troublée par ce panneau.

Si la baignade est interdite, pourquoi annoncer que ceux qui contreviendraient, par extraordinaire, à la consigne le feraient «à [leurs] risques» ? C’est interdit ou pas ?

À moins qu’il ne s’agisse pas de deux phrases («Baignade interdite. À vos risques»), mais d’une seule («Baignade interdite à vos risques»). La baignade serait alors «interdite [aux] risques» des visiteurs. Foi d’Oreille, ce n’est guère mieux.

Langue de campagne (22)

La campagne électorale québécoise s’achève : on vote aujourd’hui.

On s’est plaint, plus à gauche qu’à droite, de l’absence de la culture durant cette campagne. C’est largement exagéré.

Jean Charest n’a jamais hésité à exposer l’étendue de sa culture classique. Lors du débat des chefs du 19 août, il a parlé d’«Éole, le vent». Le lendemain, toujours à la télévision, il évoquait «un épée de Démoclès».

Les électeurs ont aussi eu droit à deux chansons, «À nous de choisir», la chanson-thème du Parti québécois, et «Dans les yeux de Léo», de Dominique Beauchamp, alias DouceRebelle, un hymne à la gloire de Léo Bureau-Blouin, candidat du même parti dans la circonscription de Laval-des-Rapides.

Ce n’est quand même pas rien.

Langue de campagne (21)

En cette année olympique et électorale, du moins au Québec, à qui attribuer des médailles pour les plus belles fautes de langue de la campagne qui vient de se terminer ? La compétition est forte.

La médaille de bronze pourrait aller à Manon Massé, candidate montréalaise pour Québec solidaire, pour un tweet du début août, aujourd’hui disparu du sien, mais encore visible sur d’autres comptes : «@ManonMasse_Qs: QS sera debout pour défendre les travailleurs-trices.» Cette féminisation de «travailleurs» était pour le moins inattendue.

La médaille d’argent irait à Jean Charest, l’actuel premier ministre du Québec et chef du Parti libéral, pour une déclaration de son face-à-face télévisé du 20 août avec Pauline Marois, la chef du Parti québécois, déclaration reprise en conférence de presse immédiatement après ce face-à-face : il accusait son adversaire de laisser planer «un épée de Démoclès» (au lieu d’«une épée de Damoclès») sur la tête des Québécois.

François Legault, de la Coalition avenir Québec, mériterait la médaille d’or avec son «Jacques Duchesneau a été enquêté», plusieurs fois répété dans les débats télévisés du 21 et du 22 août. On pourrait aussi la lui remettre pour son utilisation immodérée de la formule «C’que l’Québec a besoin».

Félicitations à tous.