Crissement riche

Un ministre (très) provincial permet à l’Oreille tendue de revenir sur un juron bien québécois : crisse ou criss. Norman MacMillan, pas plus tard que jeudi dernier, le 22 septembre, a traité une collègue de l’opposition, Sylvie Roy, en pleine chambre des députés, de «grosse crisse» (le Devoir, 24-25 septembre 2011, p. A4). Crisse, donc.

Son origine religieuse (Christ) est transparente, comme c’est le cas de beaucoup de jurons autochtones : tabarnak, câlice, ostie, sacrament, cibouère, etc. Ses emplois sont nombreux.

Crisse est tout bonnement une interjection, comme zut ou merde, encore que beaucoup plus satisfaisante que celles-là. C’est ce qu’a bien vu François Blais dans un passage de son roman Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (p. 124). Un autre exemple, plus récent ? Sur Twitter, hier soir, s’agissant d’une communicatrice québécoise en vue, Catherine Voyer-Léger écrivait : «Criss qu’elle est dramatico-tragédienne…» On remarquera au passage que crisse se construit aussi bien avec de qu’avec que.

Le mot peut devenir un verbe. Le cowboy de «Saskatchewan», une chanson des Trois accords (2003), se désole que sa femme l’ait «crissé là / Pour un gars d’Regina». Cet usage est particulièrement attesté dans le domaine sportif : «Pis i s’en va t’la t’la crisser dans’l net» (Vincent Vallières, «1986», chanson, 2003). Dans les deux cas, il faut se débarrasser de quelque chose (un mari, la rondelle), non sans violence.

Il entre dans la composition d’un adverbe, comme l’a noté Simon Boudreault dans la pièce Sauce brune (2010) : «Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ?» (p. 81). Ô bonheur de la concaténation !

L’exemple (à ne pas suivre en toutes circonstances) de l’Assemblée nationale le disait déjà : crisse est aussi un substantif épicène. Norman MacMillan parlait d’une «grosse crisse»; le tandem Jacamon-Matz, dans la bande dessinée le Tueur (2010), évoquait plutôt «les ‘tits criss» (p. 39). Vous êtes en crisse ? C’est que vous êtes en colère.

Lancer à quelqu’un Mon crisse peut être le signe d’une mésentente profonde (pour le dire poliment). Étrangement, cette expression peut aussi avoir valeur d’hypocoristique («Qui exprime une intention affectueuse, caressante», explique le Petit Robert, édition numérique de 2010). Il est vrai que, dans ce cas, on entendra plus volontiers quelque chose comme Mon p’tit crisse ou Ma p’tite crisse.

Crisse et ses dérivés, c’est bien. En construction complexe, ce n’est pas plus mal. Si s’en contre-crisser est attesté, décrisser, lui, est banal. On le lit par exemple dans «A», un poème du recueil comment serrer la main de ce mort-là (2007) de François Hébert (p. 60) :

come on dégrise ou ben décrisse pour l’amour
qu’a te disait
Desbiens
Patrice
dans un alexandrin gagné au Super 7

Il ne faudrait pas se priver de pareille richesse lexicale, tout en choisissant avec soin où et dans quel contexte utiliser ce mot.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue se penche sur ce juron, auquel elle avoue pourtant préférer tabarnak (tous les goûts sont dans la nature) : voir, par exemple, ici ou .

 

[Complément du 22 mars 2012]

Beaucoup d’étudiants québécois sont actuellement en grève contre une augmentation annoncée des droits de scolarité à l’université. Cette semaine, ils ont inscrit leur mécontentement sur la façade d’un édifice gouvernemental.

Façade de l’édifice d’Hydro-Québec, 2012

Leur utilisation de crisser ne pose aucun problème. L’absence de l’adverbe de négation dans «on en a rien», elle, si.

 

[Complément du 21 décembre 2023]

Querisser est attesté : «Sauf que, soyons honnêtes, ce ne sont pas seulement les client·es qui sont visé·es par la répression; les flics et les tribunaux ont plus d’un tour dans leur sac et savent très bien comment querisser les TDS [travailleuses du sexe] en taule» (Anne Archet, «La plume ou le martinet : lequel choisir ?», Lettres québécoises, 191, hiver 2003, p. 88-89, p. 88).

 

[Complément du 15 avril 2024]

Emploi rare, au sens de rageant, chez Jean-Philippe Pleau : «c’est très crissant, je vous jure» (Rue Duplessis, p. 309).

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Hébert, François, comment serrer la main de ce mort-là, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2007, 72 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Les trois accords, «Saskatchewan», Gros mammouth album turbo, 2003.

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

Vallières, Vincent, «1986», Chacun dans son espace, 2003.

Subtil distinguo, bis

Soit ceci, tiré du compte Twitter d’un fidèle de l’Oreille tendue, Clarence L’inspecteur : «Ok, dudes et dudettes: Annie Clark aka #StVincent = la plus intéressante guitariste en ce moment. Son dernier album est débile.»

«Débile», dit-il ?

Évidemment pas comme dans «Qui manque de force physique, d’une manière permanente», ni dans «Sans aucune vigueur», ni dans «Imbécile, idiot» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Plutôt comme dans «Très très bien» (Dictionnaire québécois instantané, p. 61). Des synonymes ? Bon à l’os ou pas à peu près.

Bref, le mot est mélioratif. C’est un peu débile, mais c’est comme ça.

 

[Complément du 10 juillet 2016]

La variante en débile paraît conserver la connotation de quantité (très très), mais sans la dimension méliorative. Exemple : «De toute façon, tu peux pas aller avec lui, t’es avec moi ! Tu me tromperais en débile si tu faisais ça» (Whitehorse, p. 40).

 

[Complément du 3 décembre 2016]

Il en est de malade comme de débile : il peut dire le très bien de la même façon que son contraire. Rafaële Germain le note dans un essai qui vient de paraître, Un présent infini :

J’ai écrit l’adjectif phénoménal, mais j’étais très tentée par formidable, qui a longtemps voulu dire terrifiant avant de devenir synonyme de extraordinaire-dans-le-sens-positif (un peu comme malade, qui semble connaitre depuis quelques années une étonnante dérive d’autant plus pernicieuse qu’il y a plusieurs gens malades qui ne doivent pas trouver ça «malade». Je m’entends souvent dire «ma-la-de» à propos d’une anecdote, d’une blague, d’un cocktail) (p. 27).

P.-S. — Ne simplifions pas les choses et pensons au cas de malade mental.

 

[Complément du 30 mars 2018]

Oui, c’est toujours bien d’être «débiles», selon ce tweet de 2018.

 

[Complément du 13 avril 2018]

Dans le Devoir du jour, dans la bouche d’Élise Gravel : «On est vraiment chanceux au Québec, nos livres jeunesse sont débiles» (p. B5).

 

Références

Cantin, Samuel, Whitehorse. Première partie, Montréal, Éditions Pow Pow, 2015, 211 p.

Germain, Rafaële, Un présent infini. Notes sur la mémoire et l’oubli, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 10, 2016, 90 p. Ill.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Mot indispensable du jour

Parmi les québécismes, une place spéciale devrait être faite au mot cute, à prononcer à l’anglaise, comme chez Achdé, dans le deuxième volume de la série les Canayens de Monroyal, en 2010 (p. 23) :

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 2. Hockey corral, p. 23, case

Léandre Bergeron, en 1980, propose la définition suivante : «Cute (pron. kioute) adj. — Mignon. Gentil. Ex. : I est-i pas cute, c’t’enfant-là» (p. 163).

En revanche, ni Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin (2009), ni Ephrem Desjadins (2002) ne retiennent le mot. Mea maxima culpa : cute n’est pas non plus dans le Dictionnaire québécois instantané (2004).

Cute pourrait pourtant être emblématique du français parlé au Québec : emprunté à l’anglais, courant à l’oral et plus rare à l’écrit, désignant du moyen, mais sans plus (le cute n’est pas le beau). Le portrait paraît assez juste.

 

Références

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 2. Hockey corral, Boomerang éditeur jeunesse, 2010, 46 p. Couleur : Mel.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.

Melançon, Benoît, avec la collaboration de Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Croisements sélectifs

L’«alternance codique» (le code-switching), une fois encore, dans un album de bande dessinée portant, en partie, sur le hockey (p. 40).

Duchateau et Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, p. 40, case

De l’inopportunité de la rencontre entre, d’une part, «tabarnak» et «étriver» (agacer, embêter) et, d’autre part, «mettre une de ces culottes» (pas employé au Québec) et «nabot» (là où on attendrait «nain»).

 

Référence

Duchateau, André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, Bruxelles et Paris, Éditions du Lombard, coll. «Les casseurs», 15, 1988, 48 p. Repris dans Denayer & Dûchateau, les Casseurs. L’intégrale, Bruxelles, Le Lombard, 2010, vol. 5.

Paroles mêlées

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de parler du code-switching, cette présence, chez la même personne, dans la même phrase, de plusieurs langues.

Cela peut être volontaire; c’est le cas chez François Blais dans Vie d’Anne-Sophie Bonenfant ou dans la publicité du réseau des écoles publiques anglophones du Québec.

Dans le texte ci-dessous, tiré de l’album de bande dessinée les Canayens de Monroyal. Saison 2. Hockey corral, c’est moins sûr.

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 2. Hockey corral, page 32, case

 

Il est difficile d’imaginer quelqu’un mêlant, d’un côté, «sacrer son camp» (partir) et «moé» (moi) avec, de l’autre, «tambouille pour marin». On ne voit pas bien, par ailleurs, d’où sortiraient cet «pittbulls d’opérette» (notons que lesdits chiens ont un t en trop).

Pour l’effet de réel — la scène se déroule dans une indistincte campagne québécoise —, on repassera.

 

[Complément du 15 décembre 2010]

Précision : dans ce cas, il s’agit de variations régionales d’une même langue.

 

Références

Achdé, les Canayens de Monroyal. Saison 2. Hockey corral, Boomerang éditeur jeunesse, 2010, 46 p. Couleur : Mel.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.