Se souvenir du Printemps érable

Collectif, Je me souviendrai, 2012, couverture

[Troisième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Je me souviendrai est un recueil collectif sur les grèves étudiantes de 2012 au Québec. Par sa perspective, il est plus proche d’Année rouge, le recueil de notes de Nicolas Langelier, que de Terre des cons, le roman de Patrick Nicol. Les auteurs retenus, souvent des acteurs du «Printemps érable», livrent leurs impressions immédiates, sans guère de recul. L’ouvrage a valeur de témoignage plus que d’interprétation, ce qui est un choix parfaitement légitime et qui s’explique par des raisons bien concrètes (les derniers textes retenus datent de juin 2012, à une époque où les grèves n’étaient pas terminées, et le livre a paru en août).

Que trouve-t-on dans Je me souviendrai ? Des citations (de Thoreau, de Gide, de Chomsky, de Malcolm X), des photos, des dessins, des bandes dessinées, des poèmes et des textes en prose, un «story-board», des articles de presse (de Stéphane Laporte, de Normand Baillargeon). La couleur dominante ? Le rouge. Les têtes de Turc ? Elles sont prévisibles : le premier ministre de l’époque, Jean Charest, «l’oligarche [sic] libéral» (p. 165); sa ministre de l’Éducation, Line Beauchamp (loin devant ses collègues du cabinet Michelle Courchesne et Raymond Bachand); les policiers; les médias; le «néolibéralisme», cet épouvantail du jour; Richard Martineau (un chouïa). Les lieux couverts ? Montréal et Québec; peu d’ouverture sur des luttes semblables à celle des étudiants québécois ailleurs dans le monde, ce qui étonne d’un livre édité en France (mais imprimé au Québec).

La plus grande variété règne dans ce florilège : c’est ce qui arrive quand on regroupe plus de soixante collaborateurs et qu’on suit chronologiquement ce qui s’est passé de décembre 2010 à juin 2012. À côté d’une très subtile bande dessinée de Djanice Saint-Hilaire («Terreur», p. 49-51), d’un récit de duel par téléphones «intelligents» interposés chez Simon Brousseau («N’a plus sommeil qui veut», p. 90-91) ou des illustrations de Jeik Dion (sans titre, p. 216 et p. 225), on lira donc les éructations de Jackie San («J’m’en sacre du titre de celui-là», p. 109-111) ou les plaintes au premier degré d’Antoine Corriveau (sans titre, p. 139-149 et p. 186-199). Les gros mots et les insultes ne manquent pas : «pour kicker la tête d’un dirigeant, faudrait d’abord que j’trouve le rectum dans lequel ladite tête est logée» (Adib Alkhalidey, «Moi j’suis un plus meilleur révolutionnaire», p. 219); «Je crie Oh Jean Charest / Ostie que tu me fais chier !» (Marie-Ève Muller, «Bouilloire», p. 227).

Peu de contributions laissent une impression durable : collées sur les évènements, elles permettent parfois de saisir des émotions fortes, mais leurs auteurs arrivent rarement à aller au-delà de cette sensation, l’«écœurantite» (p. 122 et p. 147), dans laquelle ils sont encore immergés. Certains sont pessimistes, d’autres moins (par exemple Samuel Matteau ou Laure Waridel). Des interrogations ? Oui. Des dissidences ? Non. Tous sont du même bord.

L’analyse est un plat qui se mange froid.

P.-S. — Sous la plume d’un professeur de sociologie montréalais, l’Oreille tendue découvre l’existence de «personnes racisées» (p. 242). Elle se demande, non sans une légère crainte, si elle en fréquente.

P.-P.-S. — Publier dans l’urgence ? Le lecteur en paie le prix : au moins une trentaine de fautes ou de coquilles.

 

Références

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Le sens de l’histoire ?

Soit une banderole et des pancartes.

L’une était visible à Toronto le 23 novembre dernier pendant le match de championnat du football universitaire canadien entre les Marauders de l’Université McMaster et le Rouge et Or de l’Université Laval.

Le français à la coupe Vanier

Les autres étaient évoquées par André Belleau, en 1981, dans «Parle(r)(z) de la France» : «Il ne faut pas oublier qu’il existe au Canada un courant de haine envers nous (il y a plusieurs courants au Canada) qui se nourrit de la conviction que nous avons quelque chose de français. Lors de la guérilla linguistique à Saint-Léonard [en 1969], un groupe d’anglophones marcha sur Ottawa. Ils furent reçus par le ministre Gérard Pelletier. Une photo en page trois de la Presse le montrait souriant, détendu, devant des porteurs de pancartes dont l’une, au tout premier plan, disait : “NO FLOWERY FRENCH, ENGLISH THE LANGUAGE OF MEN !” Le français, notre langue, une langue de tapette…» (éd. de 1986, p. 35-36).

Qui a dit qu’on n’arrêtait pas le progrès ?

 

Référence

Belleau, André, «Parle (r)(z) la France», Liberté, 138 (23, 6), novembre-décembre 1981, p. 29-34; repris, sous le titre «Parle(r)(z) la France», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 45-47; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 33-38; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 33-38. https://id.erudit.org/iderudit/60322ac

Suivre le Printemps érable

Nicolas Langelier, Année rouge, 2012, couverture

[Deuxième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Atelier 10 lançait hier le deuxième titre de sa collection «Documents», Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, de Nicolas Langelier.

Le sous-titre décrit parfaitement l’ouvrage. S’y croisent des citations (de la Presse canadienne, de la Presse, du Devoir), des allusions de l’auteur à sa vie (amis, amours, vie professionnelle, vieillissement), des réflexions sur les grèves étudiantes de 2012, dans le contexte local, mais pas seulement (mouvement Occupy, l’Espagne, la Grèce, etc.), des listes, des bouts de conversation, etc. Ce sont en effet des «notes», des fragments, pas un essai démonstratif ni une étude.

On y trouve néanmoins des éléments qui scandent le texte. Nicolas Langelier a traversé le «Printemps québécois» — qu’il vaudrait mieux qualifier de «Printemps montréalais» selon lui — en lisant un auteur latin du IIe siècle, Marc Aurèle, en étant habité d’une constante «rage» — le mot est partout — et en étant sensible à ce qui se produisait le 22 de chaque mois — où en était-on d’une manifestation, puis d’une commémoration à l’autre ?

Langelier ne s’en cache pas : il était du côté des «carrés rouges», ces «enfants d’une ère dépolitisée» dont il fait lui-même partie. Il partageait leur «rage» et leurs idéaux. Il a pourtant rapidement prévu leur échec, du moins dans l’immédiat. Pourquoi ? Lui qui se définirait probablement comme un pragmatiste ne voit pas comment les manifestants auraient pu passer de la revendication à des actions inscrites dans la durée : «les manifestations ont vraiment atteint la fin de leur durée de vie utile : elles ne sont plus qu’une perte de temps et d’énergie»; «Il est difficile de ne pas avoir un sentiment doux-amer : malgré les moments extraordinaires, la révolution n’a pas eu lieu»; «Les changements ne viendront jamais d’une série de manifestations.» La période aura donc été «extraordinaire», mais aura-t-elle des suites ?

On pourra trouver que l’auteur se fait la part belle dans cette série d’instantanés au je, à la fois dans le récit de sa vie durant la dernière année — lui et une comédienne faisant l’amour, ils sont «Intenses comme GND» — et dans la conscience qu’il aurait eue très tôt de l’issue prévisible du mouvement de contestation lancé par les étudiants, ce «grand démantibulage progressif». Peu importe : c’est la loi du genre de l’autoportrait (fractionné). Dans le même temps, il serait le premier à se reconnaître une part de légèreté, voire d’inconséquence («C’est le genre de question que je me pose assis chez moi devant un écran quelconque, à ne rien faire de vraiment plus utile»).

De son livre, on retiendra plutôt deux aspects, étonnants l’un et l’autre, mais pas pour les mêmes raisons.

Langelier, qui vomit l’ancien premier ministre du Québec («Je ne me souviens pas d’avoir détesté quelqu’un autant que je déteste en ce moment Jean Charest»), ne semble guère se reconnaître dans les principes, notamment identitaires, du Parti québécois, l’autre grand parti politique québécois, et il prend la peine de rappeler les hauts faits d’armes, à une époque, du Parti libéral du Québec. De même, il recueille les propos de membres de la Commission-Jeunesse de ce parti, eux qui sont si éloignés, du moins en apparence, de ses valeurs. Ils n’ont certes pas la «rage» qui le caractérise, mais il ne traite jamais avec mépris ces «jeunes socialement ambitieux et engagés». Voilà un point de vue singulier, comme si un héritage avait été dilapidé, celui d’un parti «jadis si fier et noble».

En revanche, l’approche retenue par Langelier ne lui permet guère de donner un sens nouveau à ce qui s’est passé au Québec depuis le début de 2012. Sa prose multiplie images et sensations («Nous détestons beaucoup de choses, en ce printemps 2012, mais nous nous aimons tous beaucoup»), mais elle reste largement insensible aux thèses et aux mots du Printemps. Contrairement à ce que fait le romancier Patrick Nicol, Langelier ne met pas en lumière le dévoiement de la langue, privée et publique, dans lequel la société québécoise baigne depuis des mois. Il fait entendre quelques slogans (mais rien sur les pancartes), il rappelle que le gouvernement «odieux» de Jean Charest martelait le double argument selon lequel les étudiants devaient payer leur «juste part» et qu’il ne fallait pas céder à «la rue», il évoque les lettres ouvertes des journaux sans donner à lire leur contenu, il relève l’apparition de l’expression «angoisse fiscale». C’est peu, quand on pense aux flots de mots de cette «étrange année», et rarement développé.

Pour l’essentiel, Patrick Nicol parle de la «contestation sociale» de l’extérieur, en se demandant comment dire cette chose inouïe, des dizaines de milliers de jeunes en grève, pendant des mois. Nicolas Langelier reste à l’intérieur de la crise, fasciné par elle, collé à ses représentations, notamment médiatiques. Est-ce pour cela que le second est plus désespéré que le premier ?

 

[Complément du 24 novembre 2012]

L’Oreille tendue a lu Année rouge en numérique (format ePub). C’est en recevant le livre papier qu’elle a découvert qu’il est illustré…

 

Références

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Raconter le Printemps érable

Patrick Nicol, Terre de cons, 2012, couverture

[Premier texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

«Bientôt, nous ne servirons plus à rien.»
Patrick Nicol, Terre des cons

Les grèves étudiantes dans le Québec de 2012 se sont d’abord dites sur la place publique : dans les discours des uns et des autres, dans les médias, sur les pancartes. L’art et la réflexion approfondie ne pouvaient s’en emparer que progressivement.

La Chorale du peuple lancera son cd Quelques notes du printemps érable le 6 décembre. Jacques Nadeau, le photoreporter du Devoir, a fait paraître Carré rouge à la fin de l’été. Chez Héliotrope, c’était un collectif, Printemps spécial. Aujourd’hui même, ce sera Année rouge, de Nicolas Langelier. (La liste n’est pas exhaustive.)

Selon sa quatrième de couverture, Terre des cons, de Patrick Nicol, serait «le premier roman québécois inspiré de la grève étudiante de 2012». La question n’est pas là : elle est dans ce que le genre romanesque peut dire que les discours publics n’avaient pas réussi à dire.

L’intrigue ? En juin 2013, le narrateur revient sur ce que les grèves de 2012 ont représenté pour lui. Quadragénaire, professeur de littérature au cégep, sorti d’un milieu modeste, se définissant comme un «vieux con sédentaire» (p. 22) et se sentant devenir «réac» (p. 20, p. 90), il s’adresse, dans son imagination, à son ami Philippe, pour lequel il dresse le bilan (guère positif) de sa vie : «je ne pouvais que nous haïr» (p. 60). Que leur reste-t-il de leurs idéaux devant l’affirmation de ceux de leurs élèves ?

Terre des cons est un roman à clefs (toutes les majuscules sont certifiées d’origine). «Le Chroniqueur» est Richard Martineau, lui qui écrit pour «le Journal». «Le Magnat des Médias» est tantôt Pierre Karl Péladeau, tantôt Paul Desmarais. Jean Charest apparaît sous son nom et sous celui de «l’Ex-Premier Ministre». Des personnages ont une identité plus floue, «le Chroniqueur (2)» et «le Ministre». Devant eux, il y a «les Leaders Étudiants». Les uns et les autres sont séparés par «la Loi», en l’occurrence la loi 78. Ils pourraient néanmoins se rencontrer sur le plateau de «l’Émission»; on reconnaîtra Tout le monde en parle. (L’Oreille tendue se serait volontiers passée des allusions à la mafia nécessairement italienne, mais ça n’engage qu’elle.)

Plusieurs pages du roman sont consacrées à une satire féroce et bien vue, féroce car bien vue, de l’embourgeoisement des gens nés dans les années 1960-1970. Ils ont lu les classiques, mais ils leur préfèrent aujourd’hui les «romans policiers suédois», les «livres de recettes» et les «affabulations scientifico-historiques qui voient dans la peinture rupestre les traces de visites extraterrestres» (p. 38), voire «les livres de Daniel Pennac» (p. 61). Ils savent se moquer d’une «plamondonade» (p. 56). Ils vomissent la télévision, mais ils ont abandonné le cinéma; les séries américaines leur suffisent, Weeds et les autres. Ils sont gastronomes et ostensiblement cultivés : chez eux, le vin a remplacé la bière. Le iProduit de la couverture, n’est-ce pas aussi bien celui des étudiants vilipendés par «le Chroniqueur» que le leur ? Ce portrait d’une génération fera grincer des dents.

L’essentiel est pourtant ailleurs. Pour le narrateur de Terre des cons, une question est de plus en plus obsédante au fil des pages : peut-on dire ce qui s’est passé en 2012 ? Quels mots employer pour cela ? Il la pose, cette question, en termes généraux : «Notre parole est-elle morte ?» (p. 66); «Mais si nous n’avons plus nos mains, Philippe, ni nos mots, comment allons-nous nous convaincre que nous comptons, que le monde peut encore compter sur nous ?» (p. 85). Il décrit sa «panique discursive» (p. 83). À d’autres moments, ce sont certains mots bien précis qu’il scrute : «intimidation», «démocratie», «boycott», «droit à l’éducation», «services pédagogiques». Du discours public, il dénonce la «matantisation» — «nous étions unanimes à dénoncer l’abondance de faits vécus, de témoignages, de conseils pratiques et de questions de santé qui envahissaient nos écrans, nos journaux et nos magazines» — et la «mononquisation» — «Des dizaines de messieurs commentaient l’actualité avec un lyrisme et une véhémence que je croyais réservés à la question nationale (sic), quand on est soûls, en camping dans un autre code régional» (p. 72).

En matière de langue, une des scènes les plus riches du roman se déroule dans les douches d’un centre sportif. Le narrateur s’étant lancé dans un monologue un peu mélodramatique, il en vient à s’apercevoir qu’il donne l’impression à ceux qui l’entourent d’être violent. Que dit-il alors à Philippe ? «Puis, je prononce lentement, de façon claire : tu sais, je n’endosse pas la violence» (p. 85). Quiconque a suivi les débats du Printemps érable reconnaît cette phrase : pendant des jours, les autorités gouvernementales et des commentateurs ont demandé aux «Leaders Étudiants» de la dire. La voilà intériorisée par un personnage de roman.

C’est peut-être à cela que sert la littérature : à montrer combien les mots, venus de partout, nous constituent.

 

Références

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Printemps spécial. Fictions, Montréal, Héliotrope, «série K», 2012, 113 p. Ill.

Histoire de la littérature québécoise contemporaine 101

[Que les amateurs de statistiques le notent. Cette entrée est la millième du blogue.]

 

«[Samuel Archibald] aurait brandi
une scie mécanique de marque Mikita au-dessus de sa tête»
(Jean-Philippe Martel,
blogue Littéraires après tout, 12 février 2012).

«Ce n’est pas une raison pour hurler à un
“nouveau mouvement littéraire québécois” […]»
(Pierre Lefebvre, Liberté, avril 2012).

«Après une longue lutte, elle note sur le babillard :
“Benoît, emprunter chainsaw”»
(Danielle Phaneuf, la Folle de Warshaw. Roman, 2004).

 

Pendant de nombreuses années, l’Oreille tendue a enseigné l’histoire de la littérature à l’université, des Grecs à aujourd’hui, en une trentaine d’heures. Il lui arrivait de parler d’écoles, de mouvements ou de périodes littéraires, encore que ce ne fût pas sa tasse de thé pédagogique.

Réfléchissant à des textes de la littérature québécoise récente, elle propose néanmoins aujourd’hui d’en regrouper les auteurs sous l’étiquette École de la tchén’ssâ.

(Qu’est-ce qu’une tchén’ssâ ? Qui n’est pas de souche ne sait peut-être pas qu’il s’agit du mot anglais [chainsaw] désignant la tronçonneuse, mais acclimaté en français du Québec.)

Cette école est composée de jeunes écrivains contemporains caractérisés par une présence forte de la forêt, la représentation de la masculinité, le refus de l’idéalisation et une langue marquée par l’oralité.

L’Oreille tendue surplombe une station de métro de la fenêtre du bureau où elle écrit ceci et elle possède une tchén’ssâ, mais il reste que cet outil est surtout utile hors de la ville, en forêt. La tchén’ssâ est d’un maniement relativement aisé — encore que l’ajustement de sa chaîne demande du doigté —, elle est bruyante et salissante, et elle peut être dangereuse. Parmi les membres de l’école dont il est question, il y a ceux pour lesquels la tchén’ssâ sert essentiellement à abattre et à débiter des arbres; d’autres sont plutôt inspirés par le film The Texas Chainsaw Massacre (1974). Certains critiques préfèrent parler de néoruralité, de posterroir ou de néoterroir pour désigner ces écrivains de la région ou du bois.

Il n’est pas nécessaire d’être un homme pour faire partie de l’École de la tchén’ssâ, mais plusieurs personnages que représentent ses membres sont des hommes, saisis dans un décor non urbain, souvent un fusil à la main. Parfois, ils se contentent d’une canne à pêche.

L’écriture réaliste des auteurs tchén’ssâ ne recule devant aucune matière. Le sang coule dans leurs textes au moins autant que l’huile à moteur. (École du pickup serait un synonyme tout à fait acceptable d’École de la tchén’ssâ.) Ce réalisme n’est évidemment pas incompatible avec la création de mythologies personnelles ou avec des passages proches de la littérature fantastique.

Les écrivains de l’École de la tchén’ssâ, enfin, aiment faire entendre la langue populaire québécoise. Pour eux, une tchén’ssâ s’appelle une tchén’ssâ, pas une tronçonneuse ou une scie mécanique, et il ne leur viendrait pas à l’idée de mettre ce mot en italique dans leurs textes.

Quels sont les membres de l’École de la tchén’ssâ ? Parmi ses figures emblématiques, on compte Samuel Archibald, Raymond Bock et William M. Messier, mais on pourrait aussi leur associer Daniel Grenier, voire Madame Chose.

Sur le plan biographique, on notera — sans en faire une règle absolue — que ces auteurs sont nés à la fin années 1970 ou durant les années 1980, qu’ils ont commencé à publier durant la deuxième décennie du XXIe siècle et qu’ils ont été associés, ou le sont encore, au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Ils sont souvent publiés, à Montréal, par Le Quartanier.

De qui s’inspirent-ils ? Sans qu’on puisse toujours parler d’une filiation directe, il est possible de rapporter leur travail littéraire, du côté du roman, à celui de Louis Hamelin, d’André Major ou de Victor-Lévy Beaulieu, parfois de Réjean Ducharme. Pour la poésie, il faudrait plutôt penser à Patrice Desbiens.

Les membres de l’École de la tchén’ssâ sont d’abord prosateurs, mais on compte aussi des poètes parmi eux (Alexandre Dostie de Duo Camaro, Marjolaine Beauchamp, Érika Soucy). Ils pratiquent volontiers la nouvelle (Grenier), parfois appelée histoire (Archibald, Bock). Le numérique n’a pas de secret pour eux : on les lit dans la blogosphère (Grenier) ou dans la twittosphère (Madame Chose). Ils ont leur exégète, Mathieu Arsenault, le fondateur de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle et l’auteur d’un texte éclairant sur la «ruralité trash» (Liberté, 295, avril 2012).

On peut posséder une tchén’ssâ, sans pour autant être de cette école. C’est le cas d’un poète apprécié de l’Oreille tendue, François Hébert.

On peut décrire des lieux non montréalais, sans non plus en être. Le Rivière-du-Loup de Nicolas Dickner ou le Shawinigan de François Blais ne nécessite pas qu’on y coupe du bois.

L’Oreille tendue a bien cherché une façon de rattacher Éric Plamondon à l’École de la tchén’ssâ — à cause de ses allusions à la pêche à la ligne et au tir à l’arc (sur écureuil) —, mais sans être elle-même parfaitement convaincue.

Mélanie Vincelette écrit sur le Nord (Polynie, Paris, Robert Laffont, 2011), mais on ne lui confierait pas une tchén’ssâ; ce pourrait être risqué. En revanche, Catherine Mavrikakis ferait de beaux ravages avec un outil comme celui-là : qu’on se souvienne de ce qu’un de ses personnages est capable de faire avec une pelle au début de Ça va aller. Roman (Montréal, Leméac, 2002).

Nicolas Langelier, l’auteur du roman Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles (Montréal, Boréal, 2010), se situe aux antipodes des auteurs rassemblés ici, même si son personnage se réfugie dans l’ex-chalet familial.

Les textes de l’École de la tchén’ssâ sont encore peu nombreux, et beaucoup de leurs auteurs en sont encore au début de leur carrière. L’historien de la littérature suivra leur évolution avec attention et bienveillance.

Exercices

1. Répartissez les tenants de l’École de la tchén’ssâ en deux catégories : auteurs possédant une tchén’ssâ; auteurs ne possédant pas de tchén’ssâ.

2. Démontrez pourquoi Gabriel Anctil (Sur la 132, Montréal, Héliotrope, 2012), Jean-François Caron (Rose Brouillard, le film, Chicoutimi, La Peuplade, 2012) ou Ariane Gélinas (les Villages assoupis, Montréal, Marchand de feuilles, 2012) se rattachent, ou ne se rattachent pas, à l’École de la tchén’ssâ.

3. Traduisez le passage suivant en français hexagonal : «Big Lé allait assez souvent aux États avec moi pour savoir que la frontière entre le Canada et les States était une passoire. Il a dit à Luis qu’il pourrait la passer, América, et la lui domper à San Francisco s’il y mettait le prix. Ils s’en sont parlé pas mal le temps que Big Lé était là-bas. C’est resté de même pis Lé est rentré au Québec» (Arvida, p. 84).

4. Complétez la citation suivante : «Tu peux pas comprendre si tu viens de __________» (Arvida Crew).

Citations choisies

Daniel Grenier : «Et quand elle veut se rendre d’ici au comptoir de la cuisine, pour aller chercher le Windex, parce qu’en gossant sur sa plaie encore molle, elle a fait gicler le pus dans le miroir de la salle de bain, quand elle veut se rendre d’ici à là-bas, elle s’aligne un peu à gauche, histoire de ne pas dériver, dériver, dériver» (Malgré tout on rit à Saint-Henri, p. 73).

Raymond Bock : «[…] Jason s’est soudain précipité pour aller chercher une pinte d’huile à moteur dans le coffre et est revenu détacher ce qui restait de Turbide, qui s’est écrasé au sol, des aiguilles de pin collées dans sa face tuméfiée. Jason a arraché les pantalons à plis beiges du vieux et lui a abondamment aspergé le derrière avec l’huile. J’ai cru qu’il voulait l’immoler. J’allais lui dire d’au moins l’éloigner de l’arbre, mais Jason bougeait plus, les shorts baissés à mi-cuisse, bandé comme un démon» (Atavismes, p. 21-22).

Conseils du jour de Madame Chose : «La jeune femme moderne devrait savoir faire du caramel et graisser un moteur» (Twitter, 16 mai 2012); «La jeune femme moderne devrait savoir partir une génératrice en battant des cils» (Twitter, 11 mai 2012); «La jeune femme moderne devrait savoir creuser une rigole et appliquer ses fards avec les doigts» (Twitter, 9 mai 2012); «La jeune femme moderne devrait savoir faire un bas de pantalon et chasser l’outarde» (Twitter, 8 mai 2012); «La jeune femme moderne devrait savoir déveiner un cerf et poser des rouleaux chauffants» (Twitter, 2 mai 2012).

Lectures recommandées

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bock, Raymond, Atavismes. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 03, 2011, 230 p.

Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.

Liberté, 295 (53, 3), avril 2012, p. 5-47 : dossier «Les régions à nos portes». Textes de Pierre Lefebvre, Raymond Bock, Samuel Archibald, William S. Messier et Mathieu Arsenault.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

 

[Complément du 28 janvier 2013]

Pour en savoir plus sur l’imprévisible fortune de l’expression «École de la tchén’ssâ», on va ici.

L’École de la tchén’ssâ