Souffler la réponse, mais en retard

La Francofête 2012 s’est tenue du 19 au 30 mars, sous l’égide de l’Office québécois de la langue française. Dans ce cadre, plusieurs jeux linguistiques étaient proposés, dont une «activité d’animation» intitulée «Des citations qui vont droit au cœur»; il fallait ajouter à ces citations le mot manquant.

André Belleau et la Francofête

Les habitués de l’Oreille tendue auront reconnu avec plaisir la sixième citation : elle est au fronton de ce blogue depuis son ouverture le 14 juin 2009. Le choix est donc, bien évidemment, excellent.

P.-S. — L’Oreille a l’œil bibliographique. Or elle ne connaît aucun texte d’André Belleau qui s’appelle «Le statut culturel du français au Québec». La référence exacte du texte où apparaît la phrase citée est la suivante :

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Du mot(t)on

Le 23 mars, le blogue OffQC | Quebec French Guide définissait l’expression avoir le motton : qui a le motton est oppressé par la peine. L’exemple qui accompagne la définition est tiré de l’émission de télévision Ici et maintenant (Radio-Canada). On peut en donner d’autres :

Quand je pense que je vais en avoir le cœur net bientôt, un motton bloque ma gorge (l’Étouffoir, p. 232).

[Moi] qui ai un peu le moton à l’idée de vous quitter […] (le Devoir, 11-12 août 2001).

D’où le fait que nos rimes
Foutent le camp et que Rose a le motton (Toute l’œuvre incomplète, p. 50).

Cette définition est juste, mais ce n’est pas la seule possible.

Qui a un motton de collé kekpart ou qui a fait le motton est réputé riche; ce motton est monétaire.

Le motton désigne aussi, littéralement ou métaphoriquement, un grumeau, un amas informe, une masse peu ragoûtante — une motte, en quelque sorte.

Je cours au lavabo. Je me mets à cracher du sang. Du sang foncé. Des filets, des mottons, des caillots (Martine à la plage, p. 67).

Mais cette brunante dans la pensée
même quand je pense
c’est ainsi
par contiguïté, par conglomérat
par mottons de mots («Notes sur le non-poème et le poème», p. 132).

On l’aura noté : on voit moton et motton. C’est comme ça.

 

[Complément du 10 mai 2015]

Un adjectif a été tiré de mot(t)on : «Le trémolo mottoneux de Junior finit par être la seule chose qu’on entend» (Dixie, p. 18).

 

[Complément du 13 mars 2019]

Musicalement ? Certes.

 

Références

Boulerice, Simon, Martine à la plage. Roman, Montréal, La mèche, coll. «Les doigts ont soif», 2012, 82 p. Avec des dessins de Luc Paradis.

Charest, Danielle, l’Étouffoir, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. «Le masque», série «Les reines du crime», 2442, 2000, 281 p. Suivi d’un glossaire.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Miron, Gaston, «Notes sur le non-poème et le poème», dans l’Homme rapaillé. Poèmes, préface de Pierre Nepveu, Montréal, Typo, 2005, 258 p., p. 123-136. Édition originale : 1998.

Le garde-meuble de la mémoire

Jean-Philippe Toussaint, l’Urgence et la patience, 2012, couverture

Jean-Philippe Toussaint fait paraître l’Urgence et la patience, un recueil de onze courts textes (souvenirs, essais, exercices d’admiration, art poétique).

Il y parle optique — «je peux fermer les yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire» (p. 47) —, ameublement — «Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus» (p. 68) — et romantisme de la création — «Lorsque j’écris un livre, je me voudrais aérien, l’esprit au vent et la main désinvolte. Mon cul» (p. 21).

Il explique la place de quelques écrivains dans sa vie : Proust — l’incipit d’À la recherche du temps perdu, pour lui, «n’était pas, curieusement : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”, car [il] avai[t] commencé par Un amour de Swann» (p. 66) —, Kafka — «J’ai tant aimé le Journal de Kafka, je l’ai lu avec passion, je m’en suis nourri, j’y revenais dans cesse, je l’ai étudié, annoté, médité» (p. 28) —, Dostoïevski — «Crime et châtiment, je l’ai pris dans la gueule» (p. 78) — et, surtout, Beckett — «la lecture la plus importante que j’ai faite dans ma vie» (p. 97).

Il décrit des lieux : ses bureaux, celui de son éditeur Jérôme Lindon, des hôtels, le bus 63 à Paris, les allées de l’Université Princeton, «où étudiants et écureuils vaquent en toute quiétude à leurs innocentes occupations respectives (lire et monter aux arbres, manger des noisettes et forniquer)» (p. 56). Machine à écrire, ordinateurs, carnets, stylos : il y a aussi des objets.

L’auteur de la Mélancolie de Zidane (2006) recommande de «s’entraîner à tirer des penaltys avec des chaussures de ski (le jour où on enlève les chaussures de ski, c’est tout de suite plus facile, vous verrez)» (p. 34), avant de comparer l’entraînement au tennis et l’écriture (p. 43-44).

Tout cela dessine un autoportrait plein d’ironie. Toussaint n’est-il pas «un de ces vieux anapurniens qui sillonnent les sentiers des lettres les plus pentus avec une agilité de gardon» (p. 64) ?

Il est même capable de faire l’éloge de la prolepse (p. 71-75). C’est dire.

Que de la joie.

P.-S. — L’Oreille tendue emprunte son titre du jour à la page 105 du recueil.

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, l’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 106 p. Voir une vidéo de l’auteur.

Réponse à Michel Dumais, genre

Hier, sur Twitter, @mdumais formulait le souhait suivant : «Un jour, j’aimerais bien que l’Oreille tendue de @benoitmelancon s’intéresse au mot “genre”, genre tsé ?».

Demandez et vous recevrez.

Avant de devenir l’Oreille, l’Oreille avait déjà coréfléchi à l’affaire. C’était en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané.

Mot issu du langage ado, désormais passé dans la vie courante. La réalité réellement réelle est très dangereuse, aussi vaut-il mieux la nommer comme si elle appartenait à une catégorie plus large qui paraît plus inoffensive. J’ai mangé une pizza, genre. Y m’a abusé, genre. «La solidarité, genre» (la Presse, 18 avril 2001). Voir comme, saveur (à ~) et style.

Dans les cas de doute accentué, ces mots peuvent s’employer l’un à la suite de l’autre de manière à créer un effet cumulatif appréciable. Victor Hugo a produit un texte romantique genre, comme, style.

Depuis, les choses ne se sont pas tassées. Trois exemples, d’abord, tirés de textes littéraires.

Dans son recueil Toute l’œuvre incomplète (2010), François Hébert utilise le mot genre dans deux poèmes : «Un terrain vague, genre, plein de bidons vides» (p. 10); «Lo voit en elle une mariée cadavérique, genre. / Une poupée gonflable genre, / Genre pas de son genre» (p. 148-149).

L’essayiste Nicolas Lévesque s’intéresse au mot et à ses synonymes dans (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque (2009) :

Les conventions sont nécessaires. Il ne peut en être autrement si l’on veut se comprendre un tant soit peu. Mais les penseurs et les écrivains sont là pour rappeler aux mots leurs racines métaphoriques, leur part d’aléatoire, de jeu, de fiction. Genre. Style. Comme. Tout est allégorie. La question est plutôt de savoir laquelle choisir (p. 20).

Sous pression (2010) est un roman de Jean-François Chassay dans lequel un personnage s’interroge sur sa façon de parler.

C’est comme le mot «genre», les gens disent toujours «genre» : «Ben, là, il est, genre, 4 heures.» «Ben, le gars était, genre, pas de bonne humeur.» «Puis là, j’ai pensé, es-tu fou, genre ?» Alors j’ironise là-dessus, en disant : «Je suis fatigué, genre.» Mais à force de m’habituer à l’ironie, j’oublie que j’ironise, pis je finis par dire : «Je suis fatigué, genre», en oubliant les italiques, si tu vois ce que je veux dire, je suis certain que tu vois, un gars brillant comme toi. Finalement, je dis «genre» plus que tout le monde et, une fois sur deux, les italiques disparaissent (p. 135-136).

On notera que, pour entendre les italiques, il faut avoir l’oreille bien tendue.

Il existe par ailleurs des blogueurs qui n’ont pas peur d’utiliser le mot, sans italiques : «La langue du baseball à travers les âges (genre)»; «C’est une apocope, genre»; «ledit narrateur enquête, genre». Ce sont les mêmes qui utilisent parfois comme : «La langue du hockey à travers les âges (comme).»

Une dernière chose. L’Oreille tendue, en tout bien tout honneur, fréquente beaucoup les cours d’école montréalaises. Elle peut attester que genre y maintient une fort popularité.

Yapadkoi.

P.-S. — L’origine de genre ? La langue de Shakespeare, œuf corse, et son like.

P.-P.-S. — C’est donc hier que @mdumais souhaitait en savoir plus sur genre. C’est aussi hier qu’il écrivait, toujours sur Twitter : «Ouais, mettons là. Style.»

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Genre serait donc une version québécoise de like. Mais qu’arriverait-il si like ne méritait pas l’opprobre qu’on lui fait subir ? C’est l’hypothèse défendue par Adam Gopnik du magazine The New Yorker dans un article intitulé «The Conscientiousness of Kidspeak» (20 juillet 2014). Faudrait-il aussi réhabiliter genre ?

 

[Complément du 28 août 2014]

On ne confondra pas ce genre-là, qui a valeur adverbiale, et le genre qu’on dira introductif, même s’il signifie, lui aussi, comme. Exemple, tiré de Proust est une fiction (2013), de François Bon : «sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : “Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré”» (p. 101).

 

[Complément du 3 août 2015]

Le mot est chez Jean-Bernard Pouy, dans Nous avons brûlé une Sainte, en 1984 : «Si on lui dit “le monde sera beau”, il comprend “le monde ce rabot”. Genre» (p. 161).

 

[Complément du 15 août 2015]

Du même Jean-Bernard Pouy, en 1985 : «Elle m’a tenu le crachoir : pas une phrase sans “plan”, “look”, “genre”» (éd. de 2000, p. 101).

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Les usages poétiques de genre sont rares. En voici un — involontaire, il est vrai —, mis en ligne par l’excellent compte Twitter @Derappoetiques.

Le mot «genre»[Complément du 27 janvier 2016]

Tout est dans tout, et réciproquement.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2013, 329 p.

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Pouy, Jean-Bernard, Nous avons brûlé une Sainte, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1968, 1984, 181 p.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Les zeugmes de Julien Blanc-Gras et du dimanche matin

Julien Blanc-Gras, Touriste, 2011, couverture

«Mo prépare un tajine à l’agneau et en vitesse» (p. 87).

«Il repart sans rien dire, avec sa réponse et sa casquette de travers» (p. 160).

«Je suis monté à la citadelle de Masada où j’ai pris un téléphérique, un coup de soleil et une leçon d’histoire» (p. 193).

Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)