Géographie urbaine

Il n’y a pas que le Plateau Mont-Royal dans la vie (montréalaise). Il y a aussi Notre-Dame-de-Grâce.

Ce quartier est souvent désigé par les lettres NDG prononcées à l’anglaise : enne-di-dji. C’est plus à l’Ouest, plus anglophone — et nettement plus exotique. La narratrice de Flora Balzano l’a bien vu : «Elle habitait N’Didji — ça m’avait plu. Ça me rappelait mon pays» (p. 97). Ce pays ? L’Algérie.

 

[Complément du 26 septembre 2015]

Il fut un temps où certains prétendaient que «NDG» signifiait «No Damn Good». À l’ère du hipster, on peut se demander s’il ne renvoie pas plutôt à «No Damn Gluten».

 

[Complément du 6 février 2016]

Version illustrée et romanesque (à paraître).

Nathalie Petrowski, Un été à NDG, 2016, couverture

(Merci à @revi_redac.)

 

[Complément du 24 juin 2019]

L’environnement est moins exotique dans le Suzanne Travolta d’Élisabeth Benoit (2019) :

Je suis entré dans à peu près toutes les maisons de la rue Oxford entre Côte-Saint-Antoine et Notre-Dame-de-Grâce, c’était partout pareil, toutes les maisons étaient en ordre. Les gens avaient un peu d’argent, ils avaient tous une femme de ménage, les maisons étaient en ordre, c’était comme ça (p. 74).

 

[Complément du 6 septembre 2019]

L’exotisme de François Hébert, dans Miniatures indiennes (2019), n’est pas celui de Flora Balzano : «Amis indiens [entendre : de l’Inde], c’est au Canada, à Montréal. Vous diriez probablement Enndidji» (p. 23).

 

[Complément du 16 mai 2023]

Publicité d’une agence immobilière locale : «Nid Douillet Garanti.»

 

Références

Balzano, Flora, Soigne ta chute, Montréal, XYZ, coll. «Romanichels», 1991, 120 p.

Benoit, Élisabeth, Suzanne Travolta. Roman, Paris, P.O.L, 2019, 251 p.

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Petrowski, Nathalie, Un été à No Damn Good, Montréal, Boréal, 2016, 288 p.

Du huard

Un huard, le dollar canadien

Au Canada, on connaît deux huards. Le premier vole : il s’agit du plongeon arctique. (Plongeon ? «Oiseau palmipède [gaviiformes], de la taille du canard, nichant près de la mer», dixit le Petit Robert, édition numérique de 2007.) Le second sonne et trébuche : un dessin de huard étant gravé sur la pièce de monnaie valant un dollar, on appelle celle-ci, par métonymie, un huard.

Avec le deuxième sens, les journalistes s’en donnent à cœur joie.

Comme le huard est un oiseau, il monte et il descend.

«Le huard plombé par le brut» (la Presse, 13 mai 2005, cahier Affaires, p. 6).

«Spectaculaire plongeon du huard» (la Presse, 24 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«Le huard bondit de nouveau» (la Presse, 10 janvier 2004, cahier Affaires, p. 1).

«L’appétit de la Russie fait grimper le huard» (la Presse, 26 novembre 2009, cahier Affaires, p. 1).

Il lui arrive d’être «boiteux» (la Presse, 9 février 2002). On se fait du souci pour lui : «Les banques s’inquiètent de la solidité du huard» (le Devoir, 20 janvier 2005, p. B3). Tout cela est heureusement temporaire : «Le huard reprend des forces pour l’été» (la Presse, 28 mai 2004, cahier Affaires, p. 1).

On lui prête parfois des intentions bien humaines : «Le huard n’aime pas la politique» (la Presse, 15 novembre 2005, cahier Affaires, p. 1); «Le huard hésitant avant l’annonce de la Banque du Canada» (la Presse, 10 septembre 2009, cahier Affaires, p. 5).

Il est souvent source de maux divers.

«Le huard fera mal à la reprise» (le Devoir, 21 octobre 2009, p. B1).

«Le huard commence à faire mal» (la Presse, 4 décembre 2004).

«Le huard est “très pénalisant” pour le secteur forestier» (la Presse, 15 décembre 2004, cahier Affaires, p. 5).

Peu importe : «Le huard épate les cambistes» (la Presse, 10 mars 2010, p. 9).

C’est épatant, en effet.

 

[Complément du jour]

Un lecteur de l’Oreille tendue lui fait remarquer, dans le même ordre d’idées, que personne, dans la vie courante, ne parle de «huard». C’est de la langue de journaliste.

 

[Complément du 8 octobre 2021]

Il est peu commode de transporter cent huards dans sa poche. Le billet de cent dollars est plus pratique : à cause de sa couleur, «Les Québécois appellent ça un brun» (Mille secrets mille dangers, p. 70).

 

Référence

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

De l’attraction linguistique

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

L’Oreille tendue a déjà signalé les vertus pédagogiques et cognitives de Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Un dernier mot sur ce roman de François Blais, s’agissant cette fois de ce que les linguistes appellent le code-switching.

Soit les deux phrases suivantes : «Quand les dieux vont apprendre la chose, ça gonna chier, c’est clair» (p. 78); «on avait brainstormé fort» (p. 83).

La seconde suppose une connaissance minimale de l’anglais (son brainstorm transformé en participe passé français), mais la syntaxe est transparente.

La première est plus étonnante : dans le ça gonna, il faut entendre it’s gonna (it’s going to). Cet emploi du futur proche pousse un cran plus loin l’attraction linguistique.

Un cran trop loin, diront certains.

 

Référence

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Un héritage à transmettre

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

On le dit souvent : les sociétés — du moins les occidentales — ont du mal, aujourd’hui, à transmettre leur héritage, à léguer leurs valeurs, à assurer le passage d’une génération à l’autre.

Il en est ainsi, au Québec, du juron : comment faire partager à ses descendants l’art de sacrer, ce grand plaisir de la vie ? Quelle est la meilleure façon de les doter de ce bagage linguistique nécessaire ?

Pendant longtemps, la mainmise cléricale assurait un relais fiable. Qui entendait parler régulièrement de tabernacle et de calice n’était jamais dépaysé par un tabarnak ou un câlice. (Chacun sait que les plus beaux sacres québécois sont d’origine religieuse.)

On peut aussi, en matière de filiation linguistique, compter sur la seule force de l’exemple. Un père formera son fils, qui n’aura qu’à tendre l’oreille. De même, mais moins fréquemment peut-être, mère et fille.

Avant de lire Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) de François Blais, l’Oreille tendue n’avait jamais mesuré l’importance des jeux d’enfants dans la formation des jeunes langues.

Les petites Samuelle et Anne-Sophie ont perdu une pièce de casse-tête. Leur oncle, «mononcle Alex», décide de les aider à la retrouver. Il leur demande si, «parmi les moyens mis en œuvre pour retrouver l’objet, on avait essayé celui consistant à proférer des gros mots». Réponse : non. On y va : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! À votre tour les filles…» Elles s’y mettent : «Horrifiées et grisées à la fois, les deux fillettes répétaient les terribles incantations, d’un ton hésitant au début puis, voyant que rien de fâcheux ne se produisait, allant crescendo jusqu’au “tabarnak” final, qui fut pratiquement hurlé […]» (p. 124-125). Bien sûr, elles retrouvent tout de suite la pièce manquante.

Il y a peut-être là une leçon pour les sociétés occidentales.

 

[Complément du 7 juin 2021]

Emma Byrne mène des recherches sur le juron. Citons-la : «Learning how to use swearing effectively, with the support of empathetic adults, is far better than trying to ban children from using such language» (Apprendre à jurer de façon efficace, avec le soutien d’adultes empathiques, vaut beaucoup mieux que d’essayer d’empêcher les enfants d’utiliser des mots comme ceux-là).

A-t-elle lu François Blais ?

 

Références

Andrews, Robin, «Why You Should Teach Your Kids To Swear, According To Science», article électronique, IFLScience, 30 mai 2018. https://www.iflscience.com/editors-blog/why-you-should-teach-your-kids-to-swear-according-to-science/

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Les chars de l’Olympe

Le chroniqueur Pierre Foglia, de la Presse, parlemente avec un surveillant pour entrer au Pavillon du Canada aux Jeux olympiques de Vancouver.

Vous parlez français, vous ? C’est le truc que j’ai trouvé. Quand ils ne parlent pas français, ils se sentent assez coupables, tu leur demanderais les clefs de leur char, ils te les donneraient. Anyway il m’a laissé entrer (23 février 2010, cahier Sports, p. 2).

Ce char est une voiture.

Jean Dion, du Devoir, s’interroge, lui, sur les négociations entre le président de la Ligue nationale de hockey et le Comité olympique international au sujet de la participation des joueurs professionnels, notamment russes, aux jeux de Sotchi dans quatre ans.

Il serait quand même joli de voir Ovechkin, Malkin, Markov, Kovalchuk et Semin dire au boss de manger un char (22 février 2010, p. A8).

Ce char n’est pas une voiture. Pour des raisons sur lesquelles l’Oreille tendue préfère ne pas se pencher, celui-là est plein de matières digérées expulsées (un char de marde).

On en conviendra : il y a char et char.

 

[Complément du 18 octobre 2015]

Exemples romanesques :

«Il tente d’ouvrir la boîte aux lettres avec un journal enroulé, donnant un char de marde à sa mère pour s’être stationnée trop loin de son objectif» (Dixie, p. 27).

«J’ai pas été capable de jouer au fin finot, de dire Mon mononcle est fâché, désolé, désolé. Ben oui, ben oui, ça m’fait plaisir de vous connaître, M’sieur Chose. Pas capable non plus d’i faire manger un char de marde» (la Même blessure, p. 203).

 

[Complément du 17 décembre 2020]

Tout le monde ne lit pas Jean Dion, William S. Messier et Emmanuel Bouchard : «Si jamais y en a de l’autre gang qui jouent aux petits boss avec vous autres, vous les envoyez chier en français pis vous leur dites d’aller me voir en anglais. Fuck you, ils connaissent ça. Dites-leur de manger un char, ça ils comprennent pas» (Esprit de corps, p. 83).

 

Références

Bouchard, Emmanuel, la Même Blessure. Roman, Québec, Septentrion, coll. «Hamac», 2015, 216 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.