Tombeau d’Ella (10) : rimes

Ella Fitzgerald en 1981 (détail)[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

«Now the song is different
And the words don’t even rhyme»
Ella Fitzgerald,
«Desafinado (Slightly Out of Tune)» (1962)

Qu’une chanson soit rimée n’étonnera personne. La plupart de celles d’Ella Fitzgerald le sont, et de façon prévisible. Puis, au détour d’un texte, apparaît une rime inattendue, comique, bizarre.

Il y a les rimes alimentaires dans «A Fine Romance» (1957) : «hot tomatoes» / «mashed potatoes»; «my good fellow» / «I’ll take jello». Voir aussi «me» / «spaghetti», dans «I Got a Guy» (1937).

En matière d’amour, l’imagination n’est pas moins forte. «Deadlock» fait la paire avec «wedlock» («What Is There To Say ?», 1954) et «affair», avec «care» («Please Be Kind», 1954).

Chacun, bien évidemment, choisira la rime de son cœur. L’Oreille tendue confesse un faible pour «Was dyspeptic» / «Now my heart’s antiseptic» («Betwitched», 1956) et pour «She had a most immoral eye» / «They called her Lorelei» («Lorelei», 1960).

Une chanson, tel un col, est hors catégorie : «You’re the Top» (1956). Malgré la dénégation initiale («At words poetic / I’m so pathetic»), Ella Fitzgerald y multiplie les rimes les plus imprévues, celles de Cole Porter : «Strauss» / «Mickey Mouse», «Gandhi» / «brandy», «Spain» / «cellophane», «a Waldorf salad» / «a Berlin ballet» (!), «Astaire» / «camembert».

Il faut s’incliner devant pareil tour de force.

P.-S. — Ella Fitzgerald n’a jamais hésité à prendre des libertés avec l’homophonie. Un autre exemple que «salad» / «ballet» ? Dans «Halleluja I Love Him So» (1962), «door» rime avec «know».

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Illustration : Ella Fitzgerald, détail, 1981, photo déposée sur Wikimedia Commons

Tombeau d’Ella (9) : rire

Get Happy (1959)

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

Ce que chante Ella Fitzgerald n’est pas toujours gai. «My Man» (1941) ou «Bewitched» (1956), pour ne prendre que ces deux titres, racontent des histoires de déchéance, de désespoir, de détresse.

Le récit de sa vie (adolescence difficile, solitude amoureuse et familiale, maladie, etc.) n’est pas non plus exactement réjouissant.

Pourtant, il y a chez l’interprète de «Polka Dots and Moonbeams» (1974), celle qui habite un «cottage built of lilacs and laughter», une formidable joie — de chanter, d’être devant un public, d’être en dialogue avec lui.

Cela est évident dans les chansons volontairement humoristiques, «Stone Cold Dead in the Market» (1945) ou «They All Laughed» (1957, avec ou sans Louis Armstrong).

C’est plus clair encore quand, au détour d’une chanson, en concert, la chanteuse se met à rire. Le rire contagieux dont parle Geoffrey Mark Fidelman — cet «infectious giggle» (p. 117) —, on l’entend au début de «Oh, Lady Be Good» (1957) et à la fin de «Cutie Pants» (1964), et jusque dans les chansons où les paroles se refusent à l’interprète («Mack the Knife», 1960). Un sommet ? «Basella» (1979), avec Count Basie.

Une santé, pour le dire banalement. Une des facettes de sa grandeur.

 

Référence

Fidelman, Geoffrey Mark, First Lady of Song. Ella Fitzgerald. For the Record, New York, A Citadel Press Book, Carol Publishing Group, 1996, xx/379 p. Ill. Édition originale : 1994.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Tombeau d’Ella (8) : genres

Ella Fitzgerald en 1974, avec Joe Pass

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

La chose est banale.

La voix masculine des Trois Accords chante «Dans mon corps de jeune fille» (2009). Gerry Boulet, le chanteur du groupe Offenbach, n’a pas hésité à reprendre, sans en modifier les paroles, «L’hymne à l’amour» d’Édith Piaf, notamment sur le disque Tabarnac (1975). Des hommes chantent en se mettant à la place d’une femme.

Ella Fitzgerald, elle, chante du point de vue d’un homme. Cela donne «Brown-Skin Gal (In the Calico Gown)» (1965), «Wives and Lovers» (1966), «Polka Dots and Moonbeams» (1974), «Sweet Lorraine» (1979) et «I Want A Little Girl» (1986). Son biographe, Geoffrey Mark Fidelman, parle alors de «gender bender» (p. 244). Il s’agit toujours de chansons d’amour, de séduction, de possession, de mariage.

On est moins ridicule quand on respecte le texte que quand on met, par exemple, au féminin une chanson qui décrit manifestement les gestes d’un homme. Marie-Chantal Toupin s’y est essayée, en 2005, dans «J’irai au sommet pour toi». La détermination du hockeyeur Maurice Richard devient cocasse dans sa bouche : «Je n’ai pas peur / Des blessures / Ni injures lancées à ma figure / Je suis / Grande et fière / Et le resterai / Ma vie entière.»

Les Trois Accords, Gerry Boulet et Ella Fitzgerald avaient raison de ne pas changer de genre.

 

[Complément du 12 mars 2013]

Sur Twitter, @ChroniquesTrad fait remarquer à l’Oreille tendue qu’en musique traditionnelle la chanson de femme interprétée par des hommes est pratique courante et elle lui propose même un exemple. Merci.

 

Illustration : Ella Fitzgerald avec Joe Pass, 1974, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Référence

Fidelman, Geoffrey Mark, First Lady of Song. Ella Fitzgerald. For the Record, New York, A Citadel Press Book, Carol Publishing Group, 1996, xx/379 p. Ill. Édition originale : 1994.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Tombeau d’Ella (7) : Paris

Ella Fitzgerald, All my Life, le Monde du jazz, 2009

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

«We’ll always have Paris.»
Humphrey Bogart, Casablanca, 1942

Que sait Ella Fitzgerald de la France ?

Qu’on y mange du camembert et que ce mot rime avec «Fred Astaire» («You’re the Top», 1956). Qu’un paquebot légendaire s’appelait Île-de-France («A Fine Romance», 1957). Qu’il existe un chapeau parisien, le «Paris hat» («I’m Alway True to You in my Fashion», 1956). Qu’Abélard et Héloïse se sont écrits («Just One of those Things», 1956). Que les artistes français lui ont donné des pochettes : Bernard Buffet (Ella Fitzgerald Sings the George and Ira Gershwin Songbook, 1959), Henri Matisse (Ella Fitzgerald Sings the Harold Arlen Songbook, 1961), Jean Dubuffet (Clap Hands, Here Comes Charlie !, 1961). C’est normal : elle connaît le Louvre («You’re the Top», 1956).

Elle glisse quelques mots en français dans ses chansons : «fini» («Bewitched», 1956); «chéri» et «rendez-vous» («That’s my Desire», 1947); «’s magnifique», «s’élégante» et «’s exceptionnel» («’s Wonderful», 1959). Il en est même une qui s’appelle «Dites-moi» (1963) : «Dites-moi / Pourquoi / La vie est belle / Dites-moi / Pourquoi / La vie est gaie.»

Surtout, elle chante Paris. Après Charlie Parker (1949) et Frank Sinatra (1950), pour ne nommer qu’eux, il y a bien sûr, en 1956, ses premières interprétations d’«April in Paris», l’une avec Count Basie, l’autre, plus lente, avec Louis Armstrong (on préférera nettement cette version). Et il y a, la même année, «I Love Paris», avec les paroles de Cole Porter.

Même une oreille aussi peu musicale que celle de l’Oreille tendue ne peut qu’être frappée par les arrangements de Buddy Bregman, par le célesta en ouverture, par les cordes, par la timbale et la basse, par la montée en puissance de l’orchestre et de la voix, parfois ensemble, parfois à tour de rôle.

L’interprète se pose une question et y répond : «I love Paris / Why oh why / Do I love Paris ? / Because my love is near.» Voilà pourquoi elle aime Paris : l’être aimé («my love») y est. Dans cette ville hors du temps («this timeless town»), on peut aimer toutes les saisons («drizzles», l’hiver, rime avec «sizzles», l’été), du moment qu’on n’y est pas seul.

Pourquoi «I Love Paris» est-elle la chanson d’Ella Fitzgerald que l’Oreille a le plus écoutée ? Parce qu’elle aime Ella Fitzgerald. Parce qu’elle aime Paris. Lui faut-il d’autres raisons ? En 1966, André Belleau écrivait une de ces phrases paradoxales dont il avait le secret : «J’aime la chanson actuelle de toute ma faiblesse» (éd. de 1986, p. 63). Paraphrasons : «J’aime cette chanson de toute ma faiblesse.»

P.-S. — La France a bien rendu son affection à Ella Fitzgerald. Deux exemples : la précieuse anthologie des chansons 1935-1952 publiée par le Monde du jazz, dans sa collection «Le chant du monde», en 2009, sous le titre All my Life; le lycée qui porte le nom de la chanteuse à Saint-Romain-en-Gal.

 

[Complément du 12 juillet 2016]

À Montpellier, qui ne voudrait habiter la résidence Ella-Fitzgerald ?

 

[Complément du 23 mars 2017]

Il y a les honneurs publics. En 1990, Ella Fitzgerald reçoit, des mains de Jack Lang, les insignes de Commandeur des arts et des lettres du gouvernement de la France.

Il y a aussi les passions individuelles, par exemple celle de Boris Vian, qui l’appelle le plus souvent seulement «Ella». Un exemple parmi bien d’autres : «Personnellement, et afin de rétablir l’équilibre dans les consciences torturées de ceux qui me font l’honneur de me prendre pour directeur (de conscience), et chacun sait qu’ils sont légion, je précise que les trois grands moments de mon existence furent les concerts d’Ellington en 1938, les concerts de Dizzy en 1948 (c’est bien 48 ?) et Ella en 1952. Dieu sait si Flip Phillips m’emmerde (soyons nets), mais j’accepterais de l’écouter une heure pour entendre Ella dix minutes (j’ai une drôle de résistance)» («Revue de presse», Jazz Hot, 67, juin 1952; dans Œuvres, vol. 6, p. 324).

 

[Complément du 24 avril 2017]

Aux honneurs officiels ajoutons l’émission d’un timbre-poste en 2002.

Timbre-poste Ella Fitzgerald

 

[Complément du 10 août 2018]

Dans un reportage de France Culture, on peut voir le piano de Boris Vian dans son appartement de la cité Véron (Paris, 18e arrondissement). Sur ce piano, un disque : «Ella Fitzgerald Sings the Cole Porter Song Book.»

 

[Complément du 25 avril 2019]

À Paris, prenez le tramway jusqu’à l’arrêt Ella-Fitzgerald.

 

Station de tramway Ella-Fitzgerald, Paris, avril 2019

 

Références

Belleau, André, «La rue s’allume», Liberté, 46 (8, 4), juillet-août 1966, p. 25-28; repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 17-19; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 59-63; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 59-64. https://id.erudit.org/iderudit/30058ac

Vian, Boris, Œuvres. Tome sixième, Paris, Fayard, 1999, 645 p. Édition publiée sous l’autorité d’Ursula Vian Kübler. Sous la direction de Gilbert Pestureau. Édition établie et présentée par Claude Rameil. Documentation et archives : Nicole Bertolt.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]