Histoire d’accent

Jules Verne, les Enfants du capitaine Grant, couverture

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire un mot de la langue de Jules Verne dans les Enfants du capitaine Grant (c’est ici).

Il faut dire aussi quelque chose des langues étrangères que pratique le personnage de Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, «secrétaire de la Société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’Institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales».

Traversant l’Amérique du Sud — parfois à dos de tremblement de terre (en quelque sorte) —, il décide de se mettre à l’espagnol. Rien n’y fait : ses interlocuteurs ne comprennent rien à ce qu’il raconte. Comment expliquer cette incapacité à prendre langue avec «les indigènes» ? Paganel, qui n’est jamais à court d’explications, propose celle-ci à ceux qui l’accompagnent : «C’est l’accent qui me manque»; «Ah ! S’il n’y avait pas l’accent ! Mais il y a l’accent !»; «Diable d’accent !».

Il y a pourtant une autre explication à ses difficultés. C’est que Paganel est distrait : il a voulu apprendre l’espagnol dans un livre écrit en portugais.

Partir pour les Indes et arriver au Chili ! Apprendre l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenêtre au lieu de jeter mon cigare.

On ne se gênera pas, autour de lui, pour lui rappeler son étourderie.

 

Référence

Verne, Jules, les Enfants du capitaine Grant, édition numérique, Project Gutenberg, 2004. Édition originale : 1868.

Écho voltairien

«The Wheel», série Mad Men, première saison, treizième épisode, illustration

L’Oreille tendue, quelques années après tout le monde, s’est mise à la série télévisée Mad Men. Elle y repère, comme tout le monde, des allusions littéraires.

Elle avait noté, dans le sixième épisode de la première saison, une allusion à Marshall McLuhan, dans la bouche de Joan Halloway : «The medium is the message», disait la curviligne secrétaire à une collègue, Peggy Olson. Par là, les créateurs de la série pensaient faire réaliste. (C’est un anachronisme, mais ne chipotons pas.) C’est également dans «Babylon» qu’on voit le personnage principal, Don Draper, lire Exodus de Leon Uris. Son patron, l’excentrique Bert Cooper, ne jure que par Atlas Shrugged d’Ayn Rand.

Dans le dernier épisode de cette première série, le treizième, «The Wheel», il y a mieux, du moins pour qui apprécie le XVIIIe siècle français. La scène réunit le jeune publicitaire Pete Campbell, qui ne parle pas, sa femme Trudy et les parents de celle-ci, Tom et Jeannie Vogel.

Tom. — I was just saying that work isn’t everything, you know. It’s like that song says : Um, tend your own garden.

Trudy. — What song is that, Daddy ?

Tom. — Uh, I don’t know. People say it. It’s true.

Jeannie. — It is true.

Tom. — Yeah. Tend to your own garden. That means… you know, start growing things.

Trudy. — Daddy ! You’re embarrassing us…

Tom, en parlant de Jeannie. — Well it’ll be the best Christmas present this one ever had.

Une chanson contiendrait donc les mots «Tend your own garden» ? L’Oreille tendue ne sait pas si cette chanson existe, mais une chose est sûre : ces mots évoquent pour plusieurs le «il faut cultiver notre jardin» du XXXe chapitre de Candide.

Voilà Voltaire à la télé américaine, à côté de McLuhan, Uris et Ayn Rand, comme adjuvant conjugal (en contexte, «start growing things» a une forte dimension générative). On pourrait être étonné à moins.

 

[Complément du 27 septembre 2013]

Ce texte a été repris en revue : Melançon, Benoît, «Enquête sur la réception de Candide (X). Coordonnée par André Magnan», Cahiers Voltaire, 11, 2012, p. 215-216.

 

[Complément du 11 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Mad Men et Candide», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Enquête sur la réception de Candide (X). Coordonnée par André Magnan», Cahiers Voltaire, 11, 2012, p. 215-216; repris, sous le titre «Mad Men et Candide», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 80-81.

Chanter la langue

Parmi les Miscellanées de la chanson française (2009), il y a une rubrique «Grammaire» (p. 369), entre «Gainsbourg selon Brigitte Fontaine» et «La première fois de Jean-Loup Dabadie». Bertrand Dicale y regroupe sept chansons à saveur linguistique :

«Le pluriel» de Georges Brassens (1966);

«La grammaire et l’amour» de Michèle Arnaud (1966);

«L’auxiliaire féminine» de Pierre Louki (1972);

«Féminin» de Véronique Sanson (1977);

«Masculin singulier» de Sylvie Vartan (1977);

«Participe présent» de François Béranger (1978);

«Grammaire song» de Chanson plus bifluorée (2006).

L’Oreille tendue propose quelques ajouts à ce florilège :

«La langue de chez nous» d’Yves Duteil (1986);

«Langue-de-pute» d’Anne Sylvestre (2004);

«Ah que l’hiver…» de Gilles Vigneault (1968) — «Excuse les fautes et le papier, mais j’étais pas maîtresse d’école»;

«En relisant ta lettre» de Serge Gainsbourg (1961) — «Moi j’te signale / Que gardénal ne prend qu’un e» (la chanson est interprétée ici par Barbara).

Le chantier est ouvert.

P.-S. — Dicale cite «En relisant ta lettre», mais à «Gardénal» (p. 241), pas à «Grammaire».

 

Référence

Dicale, Bertrand, les Miscellanées de la chanson française, Paris, Fetjaine, 2009, 379 p.

Chez Verne

Jules Verne, les Enfants du capitaine Grant, couverture

Petite, l’Oreille tendue a lu du Jules Verne. Il y a plus ou moins un lustre, elle a lu à son fils ainé le Tour du monde en 80 jours. Ces jours-ci, elle a découvert les Enfants du capitaine Grant.

On y va de surprises en rebondissements : parler des effets heureux du hasard serait un euphémisme, particulièrement à la fin. Verne n’a pas peur de faire surfer ses personnages sur un tremblement de terre ni de les montrer en train de faire entrer un volcan en éruption. Le racisme du narrateur — il en a surtout contre les Maoris — ne fait aucun doute, dans le même temps que l’imagologie le porte régulièrement, lui qui aime fort contraster les Écossais, les Anglais et les Français («Dans un Français il y a toujours un cuisinier»). Nombre de passages fleurent bon l’encyclopédisme didactique. Le début d’un chapitre comme «Le fleuve national» est une petite merveille de jeu sur le point de vue narratif.

En matière de langue, on est frappé par plusieurs choses.

La joie du lexique exotique («Il fallut passer des “canadas”, sortes de bas-fonds inondés») et du mot rare anime le narrateur et certains personnages, au premier rang desquels Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, «secrétaire de la Société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’Institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales», le type même du savant distrait. On ne peut noter tous ces mots rares : «extumescence», «axiome géométrographique», «émersion», «monticules ignivomes», «belluaires», «végétation silurienne», etc. L’Oreille tendue se réjouit de pareille phrase : «Cook visita deux villages défendus par des palissades, des parapets et de doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses connaissances en castramétation.» Elle est quand même un brin étonnée de voir apparaître une «personne tabouée» (protégée par un tabou).

Qui s’amuserait à dresser un relevé systématique des noms propres pourrait vérifier l’impression qu’on a à la lecture que l’onomastique en miroir est fréquente dans le roman : «Mere-Mere», «Kidi-Kidi», «Kawa-Kawa», «Kirikiriroa», «Tetarata», «Hipapatua», «Hihi» et «Hihy». De la même façon (répétitive), une hache néo-zélandaise est un «patou-patou» et le «kakariki», une espèce de cacatoès.

Il est aussi certaines phrases qu’on ne peut manquer de relever. Est-il difficile de «se procurer un rayon de soleil» ? (Non.) Est-il commun qu’un ciel «s’encrasse» ? (C’est à voir.) Quand on est interrogé par Paganel, comment se tenir ? «Tolinié, qui était debout, ne pouvait se lever davantage.» Pourquoi «les naturels» de Nouvelle-Zélande sont-ils anthropophages ? «Tant que les Maoris ne seront pas membres de la société des légumistes, ils mangeront de la viande, et, pour viande, de la chair humaine.» De plus, il semble qu’ils n’hésitent pas à manger leurs semblables encore vivants : «Vers la partie orientale du détroit de Foveaux, cinq pêcheurs du Sydneg-Cove trouvèrent également la mort sous la dent des naturels.»

Il y a à boire et à manger chez Verne.

 

Référence

Verne, Jules, les Enfants du capitaine Grant, édition numérique, Project Gutenberg, 2004. Édition originale : 1868.