Érudition religieuse, ou pas

Nuage de jurons, Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, 2012, case

Dans la Presse du 21 janvier, le chroniqueur sportif François Gagnon consacre un article aux effets des nouvelles technologies sur son métier. Il y fait notamment remarquer que ses lecteurs exigent maintenant d’être informés en temps réel. Sa réaction ? «Simonac ! Il y a cinq ans à peine, ces réponses étaient offertes dans la Presse du lendemain matin» (cahier Sports, p. 2).

Simonac, donc. Il s’agit d’un de ces sacres d’inspiration religieuse dont le Québec est si friand. Pour Léandre Bergeron, en 1981, qui retient la graphie simonaque, ce serait toutefois un juron «inoffensif» (p. 151).

Simonac / simonaque pose un intéressant problème d’exégèse sacrée.

D’une part, il semble témoigner d’une solide érudition ecclésiastique. Selon toute vraisemblance, il viendrait de l’adjectif simoniaque : «Coupable ou entaché de simonie», explique le Petit Robert, la simonie étant la «Volonté réfléchie d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose spirituelle (ou assimilable à une chose spirituelle)» (édition numérique de 2010).

D’autre part, on entend parfois saint-simonac, par exemple dans le Matou d’Yves Beauchemin (éd. de 2007, p. 143). Un saint qui pratiquerait la simonie ? Ça ferait désordre, non ?

 

[Complément du 9 janvier 2018]

Comme dans la bande dessinée Motel Galactic, le dessinateur Côté, dans la Presse+ du 7 janvier dernier, propose la graphie simonak. Ça se défend.

 

[Complément du 4 mars 2019]

La romancière Sylvie Drapeau propose une autre graphie : «C’est de l’amour, cimonaque !» (l’Enfer, p. 90)

 

[Complément du 8 août 2019]

En 1976, dans la pièce Un pays dont la devise est je m’oublie, Jean-Claude Germain écrivait «simonacque» (p. 104).

 

Illustration : Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p., p. 86.

 

Références

Beauchemin, Yves, le Matou. Édition définitive, Montréal, Fides, 2007, 669 p. Édition originale : 1981.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Drapeau, Sylvie, l’Enfer. Roman, Montréal, Leméac, 2018, 94 p.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Joueurs et lecteurs

Qui ne s’est pas un jour demandé ce que lisent les sportifs ? Plus précisément encore : les joueurs de hockey. En effet, les joueurs de hockey lisent.

Dans l’excellent recueil de quelques-uns de ses articles que vient de faire paraître Roy MacGregor, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey (2011), on trouve des exemples de patineurs-lecteurs. L’inénarrable Don Cherry, aujourd’hui commentateur à la télévision, mais ci-devant joueur et entraîneur, raffole des livres d’histoire; il prétend même avoir lu tous les livres sur Horatio Nelson et la bataille de Trafalgar (p. 146). L’ex-gardien Gilles Gratton, un lecteur avide — «He reads constantly, even on the road» —, favorisait les livres d’astrologie, mais il ne dédaignait pas la lecture du Seigneur des anneaux (p. 158). Alexandre Daigle n’a pas eu la carrière qu’on lui promettait dans la Ligue nationale de hockey. Est-ce pour cela qu’il s’est mis à la lecture de Shakespeare et de Platon (p. 170 et p. 182) ? Ou l’inverse ?

Ken Dryden, qui fut gardien de but pour les Canadiens de Montréal avant de devenir député et ministre, a écrit des livres, dont un avec MacGregor (Home Game. Hockey and Life in Canada, 1989). En 1983, il publie The Game, un des rares classiques de la littérature sportive au Canada. Il y parle peu de ses propres lectures, bien qu’il cite Brecht (p. 128) et qu’il commente Freud (p. 190). En revanche, il décrit celles de ses coéquipiers Réjean Houle (des journaux et des biographies : Moshe Dayan, Martin Luther King, Pierre Elliott Trudeau [p. 69]) et Doug Risebrough (le même livre, ou une partie de celui-ci, durant toute une saison : Wind Chill Factor [p. 75]). Celles de Guy Lafleur ne sont pas abordées par Dryden, mais l’ailier droit en parle à Victor-Lévy Beaulieu en 1972 : «Je lis beaucoup de romans policiers, je lis toujours une centaine de pages avant de m’endormir. Je viens de terminer l’Édith Piaf de Simonne Berthaut, et le Parrain et Papillon» (p. 27).

L’actuel gardien des Flyers de Philadelphie aime bien exposer sa culture littéraire. C’est ce que souligne Jean Dion dans les pages du Devoir le 24 décembre 2011 : Ilya Bryzgalov trouverait réconfort «dans la lecture des philosophes grecs de l’Antiquité, Socrate (bien qu’il n’ait laissé aucun écrit), Platon, Aristote, chez Dostoïevski et Tolstoï» (p. C5).

Gratton, Dryden, Bryzgalov : ajoutons un quatrième cerbère — pour parler hockey — à cette courte liste, Jacques Plante. (On ne s’étonnera pas que les gardiens soient nombreux parmi les membres du peuple du livre hockeyistique : ils sont d’une espèce particulière.) Plante était connu tant pour avoir imposé le port du masque chez ses confrères que pour ses excentricités (il tricotait, il souffrait d’étranges troubles respiratoires, etc.). Il était dès lors attendu qu’il lise — mais à sa façon. S’il faut en croire Trent Frayne, dans The Mad Men of Hockey (1974), Plante, dans ses lectures, mêlait l’utile à l’agréable, tout en se méfiant de l’ennui :

Il attachait à sa chaussure un haltère de seize livres. Il lisait trois pages de son livre, faisait une pause pour lever l’haltère trois fois, de nouveau trois pages, puis trois autres levées. Il passait ensuite à l’autre jambe et, au besoin, à un autre livre (p. 41, traduction maison).

Plante pratiquait donc non seulement l’alternance des exercices, mais aussi des livres à lire. (Il s’agissait surtout de biographies, en anglais ou en français : Staline, Jacqueline Kennedy, Eisenhower, Churchill, Lénine, Khrouchtchev, Marx, Mao, Lester B. Pearson.)

Jean Béliveau fut un des plus célèbres coéquipiers de Jacques Plante. La lecture joue un rôle important dans son image publique. On le photographie en train de lire, ici par exemple. Il participe à des publicités pour la «Collection littéraire» des Éditions Marabout. Lecteur de romans policiers, Béliveau siège en 1956 au jury d’un prix québécois qui récompense un livre de Bertrand Vac, l’Assassin dans l’hôpital. Dans ses Mémoires, il se souvient de ses séances de lecture quand il habitait à Québec (p. 68 et p. 73), puis à Montréal (p. 136). Que lisait-il ? Ma vie bleu-blanc-rouge ne permet pas de répondre à cette question.

Jean Béliveau lecteur

Maurice Richard a joué avec Plante et Béliveau. On ne connaît pas avec beaucoup de précision ses lectures. S’il lui arrive d’être représenté un livre à la main, ce n’est jamais très instructif; sauf exceptions, on ne le dépeint qu’en présence de livres pour la jeunesse. Il signe la préface de quelques ouvrages, ce qui leur confère de la crédibilité, mais n’assure pas qu’il les ait lus. Lorsque sa famille met à l’encan une partie de la collection particulière du Rocket, il n’y a que quelques revues disponibles et peu de livres; toutes ces publications portent sur lui-même. C’est peu pour un portrait du marqueur en lecteur. Signalons un cas singulier : Richard et sa famille vantant un… dictionnaire.

Lecture du dictionnaire en famille chez Maurice Richard

On se gardera de tirer des conclusions d’un aussi petit échantillon, mais on peut néanmoins émettre une hypothèse : sauf pour Richard, les livres sur le hockey ne paraissent pas tenir une grande place dans les lectures des hockeyeurs. Mais les plombiers lisent-ils des livres sur la plomberie ?

P.-S. — L’Oreille a un fort vague souvenir de Rick Chartraw, un joueur des années 1970-1980 pour les Canadiens, parlant de sa lecture de Camus — mais peut-être a-t-elle rêvé.

 

[Complément du 16 mars 2017]

La chaîne Historia a consacré une série télévisée à Jean Béliveau. Selon la Presse+ du jour, on le voit en lecteur de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. C’est noté.

 

[Complément du 26 février 2023]

Sur son blogue, Stephen Smith évoque lui aussi des lectures de Jean Béliveau : Françoise Sagan et Tolstoï (il tiendrait un de ses ouvrages sur la photo évoquée ci-dessus).

 

Références

Beaulieu, Victor-Lévy, «Un gars ordinaire, qui vise le sommet», Perspectives (la Presse), 14 octobre 1972, p. 22, 24 et 27.

Béliveau, Jean, Chrystian Goyens et Allan Turowetz, Ma vie bleu-blanc-rouge, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 355 p. Ill. Préface de Dickie Moore. Avant-propos d’Allan Turowetz. Traduction et adaptation de Christian Tremblay. Édition originale : 1994.

Coucke, Paul, «Le prix du roman policier est décerné à Bertrand Vac», la Patrie, 31 janvier 1956, p. 24.

Dryden, Ken, The Game. A Thoughtful and Provocative Look at a Life in Hockey, Toronto, Macmillan of Canada, 1984, viii/248 p. Nombreuses rééditions et traductions. Édition originale : 1983.

Frayne, Trent, The Mad Men of Hockey, Toronto, McClelland & Stewart Limited, 1974, 191 p. Ill. Autre édition : New York, Dodd, Mead and Company, 1974, 191 p. Ill.

MacGregor, Roy, Wayne Gretzky’s Ghost and Other Tales from a Lifetime in Hockey, Toronto, Random House Canada, 2011, xx/369 p. Ill.

Autopromotion 019

L’Oreille tendue a récemment consacré trois textes à des prolégomènes à propos de la bande dessinée (BD) sur le hockey (H), principalement au Québec (Q). C’était le 12 décembre, le 23 décembre et le 28 décembre.

Elle causera de cette BDHQ au micro de Franco Nuovo, à l’émission Dessine-moi un dimanche, à la radio de Radio-Canada, ce matin, entre 9 h et 10 h.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici, à partir de la seizième minute.

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

BDHQ : prolégomènes — deuxième partie

Jeff Lemire, Essex County, 2009, couverture

Il était question l’autre jour de quelques bandes dessinées (BD) mettant en récits et en images le hockey (H), surtout au Québec (Q). Une des fidèles lectrices de l’Oreille tendue, @PimpetteDunoyer, a alors attiré son attention sur l’œuvre de Jeff Lemire : ses «romans graphiques» accordent en effet une place considérable au sport national canadien. Le premier volume de la trilogie Essex CountyTales from the Farm (2007) — et le troisième — The Country Nurse (2008) — en parlent souvent, mais c’est dans le deuxième — Ghost Stories (2007) — qu’il est le plus présent.

La trilogie ?

La géographie des trois volumes est la même. D’une part, et surtout, le comté d’Essex, en Ontario, près de Windsor (voir la carte, p. 121). De l’autre, à quatre heures de voiture, Toronto. La campagne et la ville.

Les personnages sont les mêmes, à différents moments de leur vie. Les principaux sont Lester Papineau, les Lebeuf (Vince, Lou et Jimmy) et une infirmière en milieu rural, Anne Quenneville (voir l’arbre généalogique, p. 447).

La narration et le graphisme sont complexes. L’auteur est particulièrement doué pour rendre le croisement des temporalités, soit en passant du noir et blanc au gris, soit en glissant d’un temps dans un autre. La solitude et le silence, qu’il soit volontaire ou imposé, sont des thèmes récurrents, comme le poids de la mémoire. Sauf dans le troisième album, où Jeff Lemire rassemble ce qui avait été épars jusque-là, on trouve dans la trilogie un sens de l’ellipse fort développé.

Le hockey dans tout ça ?

Il apparaît sous ses deux espèces. Il est lié à l’enfance et aux grands espaces : c’est le monde du «shinny», cette version du hockey sans règles fixes (nombre de joueurs, dimension de la surface de jeu, manœuvres prescrites ou interdites, etc.), joué à l’extérieur, sur de la glace naturelle. Par ailleurs, c’est aussi une activité normée sportivement (on porte les couleurs d’une équipe, celle d’un village ou d’une ville) et socialement (atteindre la Ligue nationale de hockey confère du prestige). L’équipe derrière laquelle on se rassemble dans Essex County est celle des Maple Leafs de Toronto et de ses grands joueurs (Tim Horton, Frank Mahovlich, Dave Keon, Mats Sundin).

Plusieurs personnages se retrouvent dans les deux espaces de jeu. Les frères Vince et Lou ont appris le sport sur une rivière gelée d’Essex County, avant de le pratiquer, en 1951-1952, dans une équipe semi-professionnelle de Toronto, les Grizzlies. Jimmy, le petit-fils de Vince, joue aussi au «shinny», avec le jeune Lester, mais c’est après sa brève carrière chez les grands. Il a été blessé durant son unique match professionnel avec les Maple Leafs, et il n’a plus jamais été le même par la suite. Jimmy, mais aussi Vince, à un degré moindre, incarne la violence si caractéristique des représentations culturelles du hockey.

Le hockey n’est pas seulement un sport qu’on pratique; c’est un sport que les amateurs suivent à la télévision, d’abord et avant tout, dans les journaux ou par les cartes représentant les joueurs. Que l’on joue au hockey ou qu’on le suive dans les médias, une chose ne change jamais : ce sont des activités familiales (frères, grand-père, père, fils).

La description ci-dessus devrait l’avoir fait comprendre : Essex County, s’agissant de hockey, est une œuvre forte, qui se distingue de presque toutes les expériences tentées au Québec pour mettre en scène ce sport. Elle n’y a pas d’équivalent.

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

 

Référence

Lemire, Jeff, Essex County, Atlanta et Portland, Top Shelf Productions, 2009, 510 p. Introduction de Darwyn Cooke.

Jeff Lemire, Essex County, 2009, p. 282, case

Patiner sur l’eau

Samedi dernier, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — ont congédié leur entraîneur-chef, Jacques Martin, et l’ont remplacé — ô sacrilège ! — par un unilingue anglophone, Randy Cunneyworth. Depuis, psychanalyse nationale.

Même les ministres du gouvernement du Québec s’en mêlent et s’en prennent à celui qui a pris cette décision, Pierre Gauthier, le directeur général du club. La ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Christine Saint-Pierre, qui est également responsable de l’application de la Charte de la langue française, a déclaré que c’était inacceptable, puisque «Le Canadien est dans nos gènes». Sa collègue du sport, Line Beauchamp, va dans le même sens : «le Canadien est une institution, ça fait partie de notre patrimoine, on a ça dans notre ADN, cela commande des impératifs». Deux ministres généticiennes : on n’en espérait pas tant.

Les journalistes, qui sèment à tout vent, ont leur propre registre métaphorique.

Lyrique comme lui seul sait l’être, Jean Dion, dans le Devoir, fait dans l’aquatique :

À Montréal, le navire ne coule jamais, mais il ne fend jamais l’écume non plus. Il se laisse bercer par les flots, et cela donne des changements de cap qui mènent à laisser partir Saku Koivu, Alexei Kovalev et Michael Ryder pour les remplacer par Michael Cammalleri, Brian Gionta et Scott Gomez. Pas loin du sur-place (19 décembre 2011, p. A1-A8).

À la Presse, François Gagnon saute sur le pont avec lui :

Quand le bateau affronte une tempête, une grosse, une vraie, c’est près du timonier qui s’éreinte à maintenir le cap que le capitaine doit se tenir et non dans les chics salons pour partager champagne et amuse-gueules avec les riches passagers pour les rassurer et prétendre que tout va bien (20 décembre 2011, cahier Sports, p. 3).

C’était prévisible. Dès 2007, Alain-François le chantait dans «C’est pour quand la coupe Stanley ?» :

On part en lion on finit en poisson
I a un problème dans’cage ou de repêchage
C’t’un gros bateau qui prend l’eau
Depuis qu’on a perdu Casseau

Le maître nageur — le sauveur — est tout trouvé : ce sera Patrick Roy («Casseau», pour les intimes). N’a-t-il pas les Canadiens dans son ADN ?