Rabouter, post-Shelley

Classic Comics, 26, «Frankenstein», couverture

Serial est une passionnante entreprise radiophonique.

Durant la première saison, Sarah Koenig se penchait sur le meurtre de Hae Min Lee et la condamnation d’Adnan Masud Syed. Était-il vraiment coupable de ce meurtre ?

La deuxième saison, qui est en cours de diffusion, essaie de comprendre pourquoi un soldat américain, Bowe Bergdahl, a quitté son poste en Afghanistan, avant de tomber aux mains des talibans.

Koenig raconte, dans le cinquième épisode de cette deuxième série, «5 O’Clock Shadow», une des missions auxquelles Bergdhal a participées. Arrive un moment où les véhicules qu’on y utilise sont tellement endommagés que les soldats doivent essayer de prendre des pièces de plusieurs pour en faire fonctionner un seul. Description de Koenig : «You could frankenstein them back together if you had the right parts

To frankenstein : rabouter, en quelque monstrueuse sorte.

Le verbe n’est pas neuf. L’Oreille tendue le découvre et s’en réjouit.

Qu’en aurait pensé Mary Shelley, la créatrice de Frankenstein ?

 

Illustration : Classic Comics, 26, image déposée sur Wikimedia Commons

Accouplements 41

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

La scène se déroule dans Je m’en vais de Jean Echenoz (1999) :

Et pendant qu’on dînait, Angoutretok apprit à Ferrer quelques-uns des cent cinquante mots qui concernent la neige en idiome iglulik, de la neige croûteuse à la neige crissante en passant par la neige fraîche et molle, la neige durcie et ondulée, la neige fine et poudreuse, la neige humide et compacte et la neige soulevée par le vent (p. 67).

C’est Geoffrey K. Pullum qui aurait eu des choses à dire à Angoutretok. Ce linguiste considère que la multiplicité supposée des mots pour désigner la neige chez ceux qu’il appelle «les Esquimaux» est un canular («hoax»). Il entend déboulonner cette idée reçue dans un article paru en 1989, «The Great Eskimo Vocabulary Hoax». En voici le deuxième paragraphe :

Few among us [les professeurs de linguistique], I’m sure, can say with certainty that we never told an awestruck sea of upturned sophomore faces about the multitude of snow descriptors used by these lexically profligate hyperborean nomads, about whom so little information is repeated so often to so many. Linguists have been just as active as schoolteachers or general knowledge columnists in spreading the entrancing story. What a pity the story is unredeemed piffle (p. 275).

Suivent quelques pages où, avec un panache stylistique qu’il faut louer («lexically profligate hyperborean nomads», «unredeemed piffle»), Pullum s’en prend aux créateurs de ce «mythe» (le mot est partout), au premier rang desquels Benjamin Lee Whorf, «Connecticut fire prevention inspector and weekend language-fancier» (p. 276). Il s’amuse notamment à relever le nombre supposé de mots nommant la neige selon les sources citées (p. 278). Neuf ? Quarante-huit ? Cinquante ? Cent ? Deux cents ? (Il n’avance pas le chiffre de cent cinquante.)

Un dîner entre Angoutretok et Pullum aurait été amusant à suivre.

P.-S. — Pullum prend appui sur un article de Laura Martin, paru en 1986, sur le même sujet et dans la même perspective.

 

[Complément du 3 février 2016]

Parmi les connaissances de l’Oreille tendue, il y a un anthropologue. Son nombre ? Treize.

L’Encyclopédie canadienne, également appelée Historica Canada, consacre un fort intéressant article à la question. On y évoque, entre autres possibilités, deux dizaines de mots, cinquante-deux et quatre-vingt-treize. (Merci à @Homegnolia pour le lien.)

Le mystère, telle la glace, s’épaissit.

 

[Complément du 25 août 2016]

Pour certains, ce serait la neige. Pour d’autres, le sexe ou la parole. C’est du moins le point de vue de Trevanian dans The Main : «“You know, sir ? Joual seems to have more words for aspects of sex than either English or French-French.” / LaPointe shrugs. “Naturally. People talk about what’s important to them. Someone once told me that Eskimos have lots of words for snow. French-French has lots of words for ‘talk’» (éd. de 1977, p. 171).

 

[Complément du 26 novembre 2016]

Pas question de neige chez le Georges Perec de «Penser/Classer» (1982), rubrique «Les Esquimaux», mais de glace.

Les Esquimaux, m’a-t-on affirmé, n’ont pas de nom générique pour désigner la glace; ils ont plusieurs mots (j’ai oublié le nombre exact, mais je crois que c’est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l’eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation (éd. de 1985, p. 157).

«Quelque chose comme une douzaine», donc, «m’a-t-on affirmé».

 

[Complément du 13 décembre 2017]

«Des centaines de mots pour dire la neige», titre la Presse+ du jour. Combien exactement ? Entre autres chiffres avancés : cinquante-deux, vingt-cinq, deux cents.

 

[Complément du 9 janvier 2018]

Inversement…

 

[Complément du 21 avril 2018]

Le toujours excellent @machinaecrire fait découvrir à l’Oreille cette vidéo, particulièrement bien menée, d’Anna Lietti, dans sa série Sur le bout des langues (janvier 2018).

 

[Complément du 6 juin 2018]

L’ami Michel Francard, dans ses Tours et détours. Les plus belles expressions du français de Belgique (2016), est prudent : «On s’extasie des multiples dénominations de la neige chez les Inuits. Mais chaque langue, chaque variété de langue sait trouver les mots pour dire son quotidien. N’allons donc pas chercher trop loin les preuves de l’influence du milieu sur la créativité lexicale : les pays où il fait cru, c’est le Nord, mon petit !» (p. 64) «Multiples» permet d’éviter, élégamment, les nombres trop précis, et qui peuvent fâcher.

 

[Complément du 25 mars 2019]

Lu ceci, aujourd’hui, dans le Devoir, sous la plume de Jean-François Nadeau :

Un vieil homme du village, Tamusi Tukalak, un des seuls à avoir fréquenté quelque peu l’université, travaille avec acharnement, depuis des années, à la rédaction d’un glossaire consacré à une centaine de mots qui décrivent des états et des usages de la neige.

«Une centaine», donc.

 

[Complément du 20 janvier 2022]

Inversons la perspective : parlons gazon et pelouse («lawn»).

Coverly, Les mots de l’herbe, 2021, caricature

 

 

[Complément du 5 mai 2022]

Beaucoup de Québécois aiment jurer (sacrer), d’où ceci, de Nicolas Guay, dans Extension du domaine de tous les possibles (2021) : «Ce peuple est connu pour posséder plus de 100 mots pour dire “tabarnac”.»

 

[Complément du 20 décembre 2022]

Variation romanesque chez Vincent Fortier, dans les Racines secondaires (2022) : «En yupik [en Alaska], il existe cinquante termes pour désigner la neige» (p. 106). Cinquante, donc.

 

[Complément du 29 décembre 2022]

Selon un article de la BBC du 23 septembre 2015, qui cite une étude de l’Université de Glasgow, les Écossais auraient 421 mots pour désigner la neige, plus que les «cinquante» généralement attribués aux Inuits. Inclinons-nous.

 

[Complément du 6 janvier 2023]

Sur Facebook, Marie-Hélène Voyer (merci à elle) apporte sa pierre à l’édifice avec cette citation de Juliana Léveillé-Trudel :

Quanik, la neige qui tombe.
Aputi, la neige au sol.
Aniu, la neige propre qu’on fait fondre pour avoir de l’eau.
Pukak, la neige cristallisée qui s’effrite.
Masak, la neige mouillée qui tombe.
Matsaaq, la neige mouillée au sol.
C’est tout. Presque. Avant, je croyais que l’inuktitut contenait des centaines de mots pour dire neige. Ça faisait rire Mary.
C’est une légende pour les Qallunaat.

 

[Complément du 3 août 2023]

Comme Pierre Morency — voir les commentaires ci-dessous —, l’anthropologue Bernard Arcand penche pour quatorze : «Peut-être avions-nous autrefois, comme les Inuit, quatorze mots pour décrire et distinguer toutes les sortes de neiges, mais nous sommes en train de les oublier un par un; et ce n’est pas parler de neige que d’engager une querelle linguistique obscure entre le “banc” et la “congère”» (p. 58).

 

Références

Arcand, Bernard et Serge Bouchard, «La neige», dans Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1995, p. 55-70.

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Fortier, Vincent, les Racines secondaires. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2022, 182 p. Ill.

Francard, Michel, Tours et détours. Les plus belles expressions du français de Belgique, Bruxelles, Racine, 2016, 176 p. Ill. Préface de Patrick Adam. Postface de Zapf Dingbats [Jean-Paul Vasset]. Illustrations de CÄät.

Guay, Nicolas, Extension du domaine de tous les possibles. Aphorismes et autres petites choses, Le machin à écrire, 2021. Édition numérique.

Léveillé-Trudel, Juliana, On a tout l’automne, Saguenay, La Peuplade, 2022, 216 p.

Martin, Laura, «“Eskimo Words for Snow” : A Case Study in the Genesis and Decay of an Anthropological Example», American Anthropologist, 88, 2, juin 1986, p. 418-423. http://languagelog.ldc.upenn.edu/myl/llog/LauraMartinEskimoSnowWords.pdf

Perec, Georges, «Penser/Classer», le Genre humain, 2, 1982, p. 111-127; repris dans Penser/Classer, Paris, Hachette, coll. «Textes du XXe siècle», 1985, 140 p., p. 151-177.

Pullum, Geoffrey K., «The Great Eskimo Vocabulary Hoax», Natural Language and Linguistic Theory, 7, 1989, p. 275-281. http://www.lel.ed.ac.uk/~gpullum/EskimoHoax.pdf

Trevanian, The Main, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1972. Réédition : New York, Jove, 1977, 332 p.

Perplexité matinale

Robert Darnton, De la censure, 2016, couverture

L’Oreille tendue est en train de lire la traduction de Unkindest Cuts. An Inside History of Censorship de Robert Darnton.

Son traducteur parle à un moment de «communication digitale» (p. 8). Comme il ne s’agit manifestement pas de communication avec les doigts, on se serait attendu à «communication numérique». Jean-François Sené a choisi le calque de l’anglais plutôt que le terme français parfaitement équivalent.

Quelques pages plus loin, il est question de «mercatique», avec, à l’appui, la définition du mot par le Journal officiel (p. 17). Ici, Sené a privilégié le terme français rare plutôt que le commun marketing, venu directement de l’anglais.

Ça fait désordre.

P.-S. — Depuis le 1er janvier 2016, le Journal officiel n’est plus disponible qu’en numérique. On ne pourra plus le tenir entre ses doigts.

P.-P.-S. — «Faire sens» (p. 146 et p. 149) ? Non.

 

Référence

Darnton, Robert, De la censure. Essai d’histoire comparée, Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais», 2014, 391 p. Ill. Traduction de Jean-François Sené.

Un indicateur linguistique fiable ?

Le Huffington Post Canada, dans sa livraison du 14 décembre, présente, sous le titre «Swear Words Aren’t Limiting Your Vocabulary, They’re Expanding It : Study», les résultats d’une étude américaine sur l’utilisation des jurons.

Dans «Taboo Word Fluency and Knowledge of Slurs and General Pejoratives : Deconstructing the Poverty-of-Vocabulary Myth», deux psychologues, Kristin L. Jay et Timothy B. Jay, essaient de démontrer que, contrairement à la croyance populaire, les gens qui emploient beaucoup de gros mots ont un vocabulaire plus étendu et une meilleure maîtrise de la langue que les autres («Contrary to popular belief, those who were well-versed in swear words also had a more expansive vocabulary and a better grasp on language»).

L’Oreille tendue, qui aime beaucoup sacrer et sacrer beaucoup, aurait spontanément tendance à se ranger derrière pareille conclusion.

Un linguiste selon le cœur de l’Oreille tendue

David Crystal, Txtng, couverture

Depuis des années, l’Oreille tendue promène une conférence intitulée «Quelques idées reçues sur la langue (au Québec)». Une bonne partie de son contenu se retrouve dans son plus récent livre, Le niveau baisse !

Le public de cette conférence finit toujours par lui demander si c’est vrai que la langue, et particulièrement la langue des jeunes, est menacée par la pratique des textos. Parmi les réponses de l’Oreille, il y a celle-ci : allez lire Txtng : The Gr8 Db8 de David Crystal (2008). L’auteur y explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Le même Crystal vient de publier un livre sur l’histoire de la ponctuation en anglais, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation. Le magazine The New Yorker l’interviewe pour l’occasion, dans sa livraison du 10 décembre.

Cet entretien, par Adrienne Raphel, est passionnant. Retenons-en trois citations :

As for contemporary rules, he advocates «pragmatic tolerance.» Know them, he argues, so that you can break them, when they should be broken. (Cela fait penser à la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin.)

«The big thing about language is that it always changes,» Crystal told me. «Since the Internet came along, it has never moved so fast

«Language is for everybody,» Crystal said. «Human beings, homo loquens, the speaking animal. I’ve never met anybody who isn’t profoundly interested in language

Voilà un linguiste selon le cœur de l’Oreille.

P.-S. — L’entretien renvoie à cette conférence de 2013 de John McWhorter, «Txtng is killing language. JK!!!», sur le «fingered speech».

 

Références

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Crystal, David, Making a Point : The Persnickety Story of English Punctuation, St. Martin’s Press, 2015, 400 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Raphel, Adrienne, «A History of Punctuation for the Internet Age», The New Yorker, 10 décembre 2015.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture