Proposition de moratoire du jeudi matin

L’Oreille tendue a déjà dit son agacement devant l’expression faire en sorte que, qui a remplacé faire que dans presque toutes les situations.

(Définition du Petit Robert, édition numérique de 2014 : «Faire en sorte que [et le subj.] : s’arranger pour que, veiller à ce que… => tâcher.»)

On la trouve au cinéma, par exemple dans la version doublée au Québec de l’Université des monstres (2013).

La langue parlée en raffole.

Les journaux ne peuvent plus s’en passer. Ci-dessous, trois exemples, sous forme d’exercices : dans les phrases suivantes, remplacez faire en sorte que par faire que; demandez-vous si la première expression est nécessaire. (Ne tenez pas compte de la concordance des temps; vous n’y arriveriez pas.)

«La situation fait en sorte que des emplois sont en jeu» (Mélanie Joly, le Devoir, 15 août 2013, p. A2).

«Parce que le copinage, la complaisance, l’obsession du vedettariat, la dictature de la cote d’écoute ou du clic sur le web font en sorte que la frontière n’est pas toujours étanche entre le journalisme et la publicité» (la Presse, 11 juin 2013, cahiers Arts, p. 5).

«Au Québec, cela ferait en sorte que les marchands en tous genres ne pourraient offrir des nouveautés à n’importe quel prix pendant quelques mois» (le Devoir, 5 juin 2013, p. B8).

Poser la question, c’est y répondre.

P.-S.—Cas extrême, encore que fréquent : utiliser faire en sorte que avec un sujet inanimé («La situation fait en sorte que»).

P.-P.-S.—Cet usage n’est pas récent. Une collègue de l’Oreille, Élisabeth Nardout-Lafarge, avait attiré son attention sur ce phénomène il y a bien dix ans.

 

[Complément du 25 septembre 2014]

Dans la Presse+ du jour, section des sports : «Ses performances ont fait en sorte qu’il est resté.»

Les zeugmes du dimanche matin et de Jean-Paul Beaumier

Jean-Paul Beaumier, Fais pas cette tête, 2014, couverture

«Prends bien soin de ton petit frère, et toi, écoute ta grande sœur, leur a-t-elle fait promettre avant de refermer la porte, ne laissant derrière elle que son parfum, une maison vide et deux enfants qui n’osaient la retenir de peur qu’un jour elle ne revienne pas» (p. 25).

«Et puis ils ont eu trente ans, des enfants, des déceptions professionnelles, des échecs amoureux» (p. 131).

Jean-Paul Beaumier, Fais pas cette tête. Nouvelles, Montréal, Éditions Druide, coll. «Écarts», 2014, 137 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le kliss de morceau de bravoure du jour

Jean-François Chassay, les Taches solaires, 2006, couverture

Quiconque, comme l’Oreille tendue, aime sacrer ne pourra qu’apprécier ce passage du roman les Taches solaires (2006) de Jean-François Chassay :

Mon canal ! Mon canal ! Mon c-a-n-a-l, à créyé de kessé que j’avâs toutte prévu, kliss de porkioupïne, orignal de mon caleçon de bâsteurde ! Les écluses entre Saint-Louis pis Saint-François, 30 mètres sur 6, caltâsse de simonac ! Eul’ corridor dans sa largeur, pis eul’ canal dans toutte sa sôdite longueur de vinyenne ! Les sas pis les biefs, pis yousse qu’on met la porte en amont, pis touttes les sôdits calculs hydrauliques de base, géribouaîre ! Les débits, les pentes, la vélocité, asprit, j’ai même pensé au saint-libouére de bassin Wellington de mon darrière, pis y aura même pâs de bateaux là avant 60 clisses d’années, verrat de chien puant ‘à marde ! Touttes les shôgun de bassins, han ?! Han ?! Ben sontaient toutes là dans ma tête pis drette là su’ mes métempsychoses de plan ! J’ai même vu les bâsteurdes de ponts ferroviaires de kessé que j’sais pas de kessé que ça veut dire que j’lé cré même pas quand y’s ploguent dans ma tête, non mais ça tzu d’la maudite allure, ça là, non mais ça prend-tzu des crétaques d’hostos de tabaslak de voleurs d’enfants de nananes pourris ! Aye, Marie, t’aimes ça les orignals, han, t’aimes ça les orignals, géribouaîre ? Ben m’a t’en trouver un caltâsse, m’a l’amener en plein cœur de Montréal, pis les bâsteurdes de sépulcres blanchis d’enfant d’chienne, m’a les enculer avec ‘eul panache ! (p. 243-244)

À lire à haute voix.

 

[Complément du 3 janvier 2022]

En matière de chapelets de sacres, quelques accessits, en ordre chronologique.

«par ces maudits tabarnaques
de cinciboires de cincrèmes
de jériboires d’hosties toastées
de sacraments d’étoles
de crucifix de calvaires
de trous-de-cul
j’ai mal à mon pays
jusqu’à la fin des temps» (Gérald Godin, Libertés surveillées).

On peut entendre Gérald Godin lire une version légèrement différente de ce texte ici.

«Mastaï hurlait des “tabarnane de cibolaque de câline de binne d’hoston de calvinusse de chrysantème”, qui faisaient pâlir les sœurs et rougir les religieux» (Michel Tremblay, La grosse femme d’à côté est enceinte, p. 162).

«Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124)

«Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ?» (Simon Boudreault, Sauce brune, p. 81)

«Et et et si on s’éteignait demain. Je veux dire, en tant que que que race humaine. Ou ou ou ou je veux dire, en tant que généalogie pensante. Ou je veux dire, faux prophètes, ou je veux dire menteurs de tabarnak du crisse d’estie de viarge de crisse de fuck qu’on est menteurs, ou je veux dire, plantes basiques dont l’oxygène est l’hypocrisie calme et généreuse. Je je je me regarde et je je je comprends ce que tu veux dire» (Emmanuel Schwartz, p. 36).

«Ben voyons donc… mais ça a pas d’ostie d’câlice de trou d’cul d’marde de saint-ciboire de tabarnac de bon sens ! (Chienne(s), p. 110)

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Chassay, Jean-François, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p. Ill.

Godin, Gérald, Libertés surveillées, Montréal, Éditions Parti pris, coll. «Paroles», 38, 1975, 50 p.

Milot, Marie-Ève et Marie-Claude St-Laurent, Chienne(s), Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 25, 2020, 155 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Cachez ce cerveau que je ne saurais voir» par Catherine Lord.

Schwartz, Emmanuel, dans Et si on s’éteignait demain ? Collectif dirigé par Marie-Élaine Guay, Montréal, Del Busso éditeur, 2019, p. 32-41.

Tremblay, Michel, La grosse femme d’à côté est enceinte, Montréal, Leméac, 1978, 329 p.

Le son du bon vieux temps

Cassette audio

Les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — n’avaient plus de capitaine. La Presse+ du 15 septembre faisait le portrait des «favoris pour porter le “C”». Parmi ceux-ci, le défenseur P.K. Subban :

Un maître. Malgré son grand charisme et son humour, il est aussi capable de «sortir la cassette» quand vient le temps de discuter de dossiers chauds.

Autre exemple, emprunté au Métier critique (2014) de Catherine Voyer-Léger :

Malheureusement, il arrive trop souvent que ce type d’articles nous fasse lire ou entendre la même entrevue partout avec un artiste qui a fait du speed-dating avec des journalistes, n’ayant pas beaucoup d’autres choix que de répéter une cassette, d’autant plus que les questions semblent souvent formatées (p. 87-88).

Qu’est-ce que cette «cassette» que l’on «sort» ou que l’on «répète» ? Des déclarations préparées à l’avance, comme si elles étaient pré-enregistrées, et qui ne veulent rien dire. Le contraire d’une parole spontanée.

Pour combien de temps encore cette expression sera-t-elle compréhensible, la cassette étant désormais au musée ?

P.-S. — Depuis la parution de l’article de la Presse+, on a appris que les Canadiens n’auront pas de capitaine attitré pour commencer la saison 2014-2015, mais plutôt quatre assistants-capitaines : quatre joueurs seront donc capitaines adjoints d’une équipe sans capitaine.

 

[Complément du 3 octobre 2017]

Si l’on en croit la Presse+ du jour, la cassette serait aussi un aliment : «S’accrochant désespérément à sa cassette prédigérée, la ministre [Mélanie Joly] semble pratiquer une sorte d’autisme politique.»

 

[Complément du 4 mars 2018]

Le mot va tellement de soi au Québec que le Devoir des 3-4 mars titre un de ses articles «De la cassette au livre» (Magazine D, p. 28-29) sans ressentir le besoin d’en expliquer le sens.

 

[Complément du 11 juin 2022]

Variation dans la Presse+ du jour : «Monsieur Paul, comme l’appelait ma collègue Louise Cousineau, mène des entrevues serrées et refuse d’entendre des réponses cassettes.»

 

Illustration : Grahamuk, «Tdkc60cassette», 2004, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Référence

Voyer-Léger, Catherine, Métier critique. Pour une vitalité de la critique culturelle, Québec, Septentrion, 2014, 209 p.