Le livre de tous

Un lecteur assidu de l’Oreille tendue se promenait l’autre jour en voiture. Dans une émission radiophonique consacrée au sport, son oreille a été attirée par une expression qu’il croyait disparue : dans mon livre à moi.

Le sens en est facile à résumer : selon moi.

Deux exemples journalistiques : «Dans mon livre, tout ce qui sort de Tôt ou tard mérite écoute attentive» (le Devoir, 1er-2 février 2003); «Dans mon livre à moi, un auteur peut prendre des libertés quant aux conventions et aux rôles de chacun, peu importe l’endroit» (le Soleil, 27 octobre 2012, cahier Arts magazine, p. A4).

Un exemple cinémato-télévisuel : «Dans mon livre à moi» (Stan, les Boys).

On peut le voir par l’exemple du Devoir : «Dans mon livre» est synonyme de «Dans mon livre à moi». Cette réduction de la formule peut toutefois être source de confusion quand, comme l’Oreille, on fréquente des gens qui écrivent des livres. Lorsqu’ils disent «Dans mon livre», parlent-ils d’un texte qu’ils ont écrit ou de leur opinion personnelle érigée en valeur universelle ?

On pourrait être troublé à moins.

La langue de l’ex-maire de Montréal

Gérald Tremblay annonçait tout à l’heure qu’il quittait la mairie de Montréal un an avant la fin de son mandat.

La dimension religieuse de son discours avait de quoi étonner : «passion» (au moins trois fois); «valeurs judéo-chrétiennes»; «paix»; «calvaire»; «pour toujours»; «vérité»; «ultime sacrifice». Pour @Hortensia68, sur Twitter, on devrait ajouter à la liste «trahison» et «amour». Autrement dit, voilà qui fleurait bon l’éducation religieuse québécoise d’antan. (Mauvaise langue, l’Oreille tendue, itou sur Twitter, a signalé l’absence de «veau d’or» dans la bouche d’un maire pourtant victime des «collusionnaires».)

Vérification faite, quand l’ex-maire parlait, dans son texte écrit, pas improvisé, de «moments et souvenirs intarissables», il ne faisait toutefois pas allusion à la Bible. (Mais à quoi donc ? La question est ouverte.)

 

[Complément du 6 novembre 2012]

Deux choses encore.

Twitter s’est beaucoup amusé de l’intertexte religieux de l’ex-maire. «J’ai cru qu’on allait voir apparaître la main de Dieu de Claude Ryan», a écrit @ChroniquesTrad, ce qui permettait de lier deux ex-membres du Parti libéral du Québec, un de ses anciens chefs, Claude Ryan, et un des anciens ministres, Gérald Tremblay. @Geneablogiste évoque «Moïse Tremblay et les sept plaies de Montréal !» C’est plutôt au verbe de la connaissance que l’on pense devant ceci : «C’est vrai que pendant l’acte d’amour il faut parfois savoir se retirer à temps» (@LeGrosRaTt).

Le lexique religieux de Gérald Tremblay est d’autant plus étonnant qu’il est mêlé au vocabulaire le plus actuel, celui du festif (le Quartier des spectacles), de la capitale («une ville UNESCO de design», «une métropole culturelle d’envergure internationale»), de l’ouverture sur le monde («un important rayonnement international»), du management («les processus et les mécanismes de contrôle»), du moderne à tout crin («le Technopole de la santé et celui de l’innovation»). L’ancien et le nouveau, bref.

Cachez cet adverbe que je ne saurais voir

C’est vous le blogueur ? — Effectivement.

«Acheter au Canada ? Absolument !» (la Presse, 1er novembre 2012 , p. A16, publicité)

Dans 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Jean-Loup Chiflet parle-t-il de l’adverbe d’affirmation ? — Tout à fait (p. 115).

René a envoyé promener Céline ? — J’espère !

Au retour du lock-out, les joueurs donneront-ils leur 110 % ? — Définitivement.

T’es sûr ? — Certain.

Tu penses qu’il y a des collusionnaires à Montréal ? — Mets-en.

En forme ? — Le faut.

«Tout le goût du Coca-Cola, zéro calorie.» — «Sérieux».

Il a déjà quitté ? — Exact.

«Si c’est bon de gagner de cette façon ? Yessssss ! Yessssss !» (la Presse, 3 juillet 2001)

Bref, toujours dire non à oui.

 

[Complément du 27 mars 2015]

Bel exemple de l’utilisation de certain par la traductrice des Retrouvailles des Carcajous (2015) :

— Alors tu m’appelles si tu changes d’idée ?
— Certain (p. 67).

 

[Complément du 24 juin 2015]

Deux autres cas, tirés de la pièce J’ai perdu mon mari de Catherine Léger (2015).

«[Mélissa] J’ai-tu le droit ? [William] Complètement» (p. 57).

«[Le pusher] On vit pas assez, man. [Évelyne] C’est clair» (p. 71).

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Léger, Catherine, J’ai perdu mon mari, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 04, 2015, 101 p. Ill.

MacGregor, Roy, les Retrouvailles des Carcajous, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 19, 2015, 174 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2004.

La mère de tous les adverbes

Jean-Philippe Martel, Comme des sentinelles, 2012, couverture

Il sert à marquer l’insistance :

«Plus capable de lire que Machin ou Bidule sont “épicuriens”. Juste plus capable» (@IanikMarcil).

On le trouve dans des constructions négatives :

«on peut juste pas» (Comme des sentinelles, p. 130);

«Il sait juste pas comment finir. C’est un perfectionniste» («Bon match»).

Certains narrateurs n’ont que lui à la bouche, tel celui de «Faits saillants» de Daniel Grenier :

«Pis Fred s’est senti super mal, il a eu le réflexe de dire non, c’est super pas important, c’est super pas urgent, la fille était juste ben cute, mais il s’est fermé la gueule parce qu’ils avaient déjà tourné le coin pis devant eux il y avait soudainement un ascenseur genre doré, en miroir doré.»

Il est des cas où il signifie quelque chose comme seulement (les exemples qui suivent ont été transmis à l’Oreille par une lectrice fidèle, La sociocriticienne postrudérale) :

«Est-ce que je peux juste faire un téléphone ?»

«Peux-tu juste me dire pourquoi tu veux pas ?»

«Je pense juste que ce serait mieux de ne pas y aller.»

Bref, dans le Québec d’aujourd’hui, juste est à l’adverbe ce que petit est à l’adjectif : un mot universel, qui permet (souvent) de dire en s’excusant (presque) de dire.

P.-S. — Durant le «printemps érable», on a beaucoup discuté de la «juste part» des étudiants québécois dans le financement des universités. Depuis, s’agissant des écoles privées, on a vu paraître un «Plaidoyer pour un système plus juste» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A7). «Rémunération des femmes : la juste valeur» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A6) — voilà une source d’interrogation légitime. Pour l’instant, l’Oreille tendue préfère laisser de côté cet emploi adjectival du mot.

 

Références

Grenier, Daniel, «Faits saillants», site Poème sale, 20 octobre 2012.

Martel, Jean-Philippe, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p.

Messier, William S., «Bon match», site Poème sale, 24 octobre 2012.

Inquiétude cérébrale

Henning Mankell, l’Homme inquiet, 2010, couverture

L’Oreille tendue connaissait la «crampe au cerveau», la «crampe de l’esprit» et la «crampe mentale» (Henning Mankell, l’Homme inquiet, p. 466).

Lisant la Presse du 29 octobre, elle découvre la «panne de cerveau» (p. A1) et les «pannes cérébrales» (cahier Auto, p. 8).

Ça ne paraît pas moins lourd de conséquences.

 

Référence

Mankell, Henning, l’Homme inquiet. La dernière enquête de Wallander. Roman, Paris, Seuil, coll. «Policiers», 2010, 551 p. Traduction d’Anna Gibson.