En bas du pont

Fanny Britt et Alexia Bürger, Lysis, 2020, couverture

On le sait : pour prendre langue, il suffit parfois de se tirer une bûche.

Dans un registre plus sombre, on peut se tirer en bas du pont.

«il vient de me dire que / quand je vais être grosse pis laitte je vas me tirer / en bas du pont !» (le Guide des bars et pubs de Saguenay, p. 11)

«Ils allaient pas arrêter d’en vendre parce / que ça mène des femmes à se tirer en bas / des ponts» (Lysis, p. 33).

Qui se jette en bas du pont cherche donc la mort volontaire.

P.-S.—Se tirer (une balle) a le même sens.

P.-P.-S.—Il est aussi possible de se crisser en bas du pont.

P.-P.-P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Guide des bars et pubs de Saguenay le 16 mai 2016.

 

Références

Arsenault, Mathieu, le Guide des bars et pubs de Saguenay. Essai • Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 97, 2016, 51 p.

Britt, Fanny et Alexia Bürger, Lysis, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 22, 2020, 141 p.

Une apocalypse pour rien

Grégoire Courtois, les Agents, 2019, couverture

En 2016, Grégoire Courtois faisait paraître les Lois du ciel. L’Oreille tendue en avait pensé beaucoup de bien (ici). Idem pour les Agents, paru l’an dernier.

Dans ce roman dystopique, certains humains, ceux qui travaillent dans «les tours», sont devenus des agents. Ceux qui ont été expulsés de ces tours et qu’on a exilés à «la rue» sont des chats. (On ne les verra jamais.) Dans la tour 35S, les choses finiront par très mal se passer pour tous les agents (sauf un), mais sans que l’ordre du monde soit transformé.

Parlant de demain, Grégoire Courtois parle d’aujourd’hui : culte du travail (inutile) et son intériorisation, omniprésence des statistiques, solitude des employés, reconnaissance faciale, intelligence artificielle, inégalités sociales, transformations des modes de la reproduction humaine, domination des Hairaches et de la Kon-Tha, violence (à heures fixes). L’image récurrente des agents qui se jettent par les fenêtres de leur tour évoque le 11 septembre ou le générique d’ouverture de la série télévisée Mad Men. La numérisation des échanges est la norme : «Ça, c’est du papier. On peut écrire dessus. Ça ne sert pas souvent, mais aujourd’hui, oui» (p. 262).

L’absurdité bureaucratique est résumée en quelques formules : «Vous trouverez sur le réseau global le formulaire de délation, le formulaire de signalement d’absence de délation ainsi que, le cas échéant, le formulaire de signalement de connaissance d’absence de signalement de délation» (p. 198).

L’ambiance est oppressante, la narration haletante (surtout dans la troisième et dernière partie, «Gravité», après «État» et «Causalité»). Courtois réussit néanmoins à faire preuve d’humour (noir), notamment quand il est question de Théodore et de sa constante oscillation (des orteils, c’est pratique). Dans les Lois du ciel, Courtois démontrait un incontestable talent pour la représentation de la violence et du gore; c’est toujours vrai, notamment autour du personnage de Clara, cette «esthète de la chair» (p. 163).

L’Oreille n’irait pas jusqu’à dire qu’elle a bien réussi à comprendre qui raconte, mais elle n’en fera pas une maladie. Ce n’est pas de saison.

 

Références

Courtois, Grégoire, les Agents. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Parallèle», 01, 2019, 292 p.

Courtois, Grégoire, les Lois du ciel, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 99, 2016, 195 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Mauricio Segura

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

«Âgé d’environ soixante-dix ans, il portait une moustache mal taillée poivre et sel, un kufi de laine blanc, une djellaba beige brodée de lignes marron et le fardeau des responsabilités qui le clouait depuis des décennies à son commerce.»

Mauricio Segura, Vira. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p., p. 282.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Point(s) de vue

Deux couvertures de Jean Echenoz

On le sait : tout, dans la vie, est affaire de point de vue. (On trouvera une démonstration de cette vérité universelle ici même, le 7 octobre 2013, s’agissant d’une activité sexuelle doublement consentie.)

Autre exemple celui-là, chez Jean Echenoz.

L’Oreille tendue a déjà cité ce passage de Je m’en vais (1999) :

Vous allez sur Toulouse ? lui demande Baumgartner.

La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurger, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s’endort aussitôt. Elle a l’air complètement cinglée (p. 194).

Le lecteur est alors appelé à voir la scène avec les yeux de Baumgartner (qui est peut-être Louis-Philippe, mais c’est une autre histoire). Deux ans plus tôt, dans Un an (vous suivez ?), ce n’est pas tout à fait la même chose :

Vous allez vers Toulouse ? fit une voix d’homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. […] Elle s’endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs (p. 70).

Sur ou vers ? La question est d’importance.

 

Références

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

L’oreille tendue de… Mauricio Segura

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

«Elle conduisit en tendant une oreille distraite au babillage de Samantha qui, comme à son habitude, lui faisait un compte rendu détaillé de sa journée, en n’omettant aucun jeu auquel elle avait participé, aucune collation qu’elle avait prise, aucune consigne de l’éducatrice, aucun commentaire de ses amies.»

Mauricio Segura, Viral. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p., p. 77.