Langue de campagne (1)

En 2004, l’Oreille tendue cosignait un Dictionnaire québécois instantané. Le cheminement y était déjà à l’honneur :

Refus de la responsabilité. Le cheminement est une voie sans issue dans laquelle on laisse aller quelqu’un à qui l’on devrait dire qu’il fait une connerie. Il faut laisser l’apprenant et le s’éducant aller au bout de leur cheminement (p. 39).

Manifestement, François Legault, le chef de la Coalition avenir Québec, n’a pas lu le DQI (pour les intimes).

Quand on demande à cet ex-souverainiste d’expliquer comment il est devenu autre chose (à défaut d’étiquette plus claire), il répond en effet «J’ai cheminé».

Une question reste ouverte : est-il allé au bout de son cheminement ?

P.-S. — On entend beaucoup respecter le cheminement de quelqu’un, pas seulement en milieu scolaire, où le terme est commun : «Legault demande à Landry de respecter son cheminement» (la Presse, 16 août 2012, p. A5). Traduction en clair : je fais peut-être une bêtise, je le sais et je te demande de me laisser faire.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Au «citoyen», citoyens !

(Hier, au micro de Franco Nuovo, l’Oreille tendue décernait ses Perroquets 2012. Parmi eux, en troisième place, citoyen.)

La manie n’est pas nouvelle.

Dès le 22 novembre 2005, Antoine Robitaille s’interrogeait sur l’utilisation de citoyen comme adjectif. Il publiait alors un article intitulé «“Citoyen” à toutes les sauces. Le terme est devenu un adjectif très “tendance”» (le Devoir, p. A1) dans lequel il notait que les péquistes (les membres du Parti québécois), à l’Assemblée nationale du Québec, étaient «les plus friands de l’adjectif», même s’il arrivait au premier ministre Jean Charest de l’utiliser. Citoyen est en effet fortement marqué à gauche (si tant est que le PQ soit un parti de gauche). Six ans plus tard, sur son blogue, Maux et mots de la politique, Robitaille reviendra sur le «délire citoyen».

La popularité de l’adjectif ne s’est en effet pas démentie. On parle de «mobilisation citoyenne», de «réponse citoyenne», de «démarche de réflexion citoyenne», de «participation citoyenne», d’«actions citoyennes», de «boycott citoyen», de «télé citoyenne», de «combat citoyen», d’«implication citoyenne», de «groupe citoyen» (le Devoir, 27 mars 2012, p. 1), de «débat citoyen» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G5) et de «responsabilité citoyenne» (le Devoir, 17-18 mars 2012, p. B6). Un parti politique vient d’être reconnu, l’Union citoyenne du Québec; on ne sait s’il se réunira dans des «cafés citoyens». Avant lui, il y eut l’Option citoyenne, l’ancêtre de Québec solidaire. Selon Normand Baillargeon, il existerait des «mathématiques citoyennes» (Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011); c’est normal, puisque «L’école doit être citoyenne» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G6). On pourrait d’ailleurs y aller en «voiture citoyenne» (le Devoir, 8 juin 2005, p. D2).

Comment expliquer que citoyen soit si présent dans la vie publique au Québec, qu’il ait éclipsé populaire ou civique ? Les grèves étudiantes du printemps et la campagne électorale à venir ne sont sûrement pas étrangères à ce succès : la fibre citoyenne vibre fort ces jours-ci.

Le phénomène n’est pas que québécois. En France, il est question d’«érudition citoyenne», de «foot citoyen», d’«hackerspaces citoyens», de «marche citoyenne» (Agence France-Presse, le Devoir, 19 mars 2012, p. A1). En 2010, Jean-Luc Mélenchon publiait Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne (Paris, J’ai lu). L’année précédente, Jean-Loup Chiflet classait citoyen parmi ses 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 122 p., p. 40).

Citoyen seul (avec le nom qu’il caractérise) est devenu banal. En combinaison, c’est mieux : «Comment la musique urbaine engagée contribue-t-elle à la participation citoyenne ?» s’interroge @slym0mac.

Pour terminer, l’Oreille tendue a un petit regret : quelqu’un a eu l’idée d’un «blogue citoyen» avant elle. Elle ne pourra donc pas pratiquer avec toute la visibilité souhaitée le «journalisme citoyen». Cela l’attriste.

P.-S. — Il y aurait aussi fort à faire sur le substantif citoyen, féminisé ou pas. Ce sera pour un autre jour.

 

[Complément du 14 mars 2013]

La bedaine citoyenne

Même le ventre (féminin) peut l’être. (Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 6 février 2015]

Des passants du métro de Montréal ne portent pas secours à un blessé. «Apathie citoyenne», tranche le coroner chargé d’enquêter sur cette affaire, Jacques Ramsay (la Presse+, 6 février 2015, section Actualités, écran 4).

 

[Complément du 9 juin 2015]

Faisant le ménage dans de vieux dossiers, l’Oreille tombe sur ceci : «Un nouveau théorème est en train de se mettre en place : moins le mot contient de sens vérifiable, plus grande est sa faveur; par exemple, l’adjectif “citoyen”, ou “citoyenne”.» C’est tiré d’un article de Bertrand Poirot-Delpech, «Erreur décisionnelle», paru dans le quotidien le Monde du 4 mai… 1994 (p. 2).

Crise linguistique de l’emploi ?

Le Devoir du 12 juillet 2012 publiait le manifeste de la Coalition large de l’association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), «Nous sommes avenir» (p. A7).

Ce prêchi-prêcha, à plusieurs moments, fait appel à une rhétorique venue directement des années 1960-1970. Il est cependant un aspect du texte qui marque bien son appartenance au XXIe siècle : sa féminisation mécanique.

Il y a donc «les travailleurs et les travailleuses», «ceux et celles» (et «celles et ceux»), «tous et toutes» (et «toutes et tous»), «ils et elles» (mais pas «elles et ils»), et des phrases comme «Pour nous, les décisions démocratiques doivent être le fruit d’un espace de partage au sein duquel chaque femme et chaque homme est valorisé-e. Égaux et égales dans ces espaces, ils et elles peuvent, ensemble, construire le bien commun.»

L’Oreille tendue n’est pas très portée sur ce genre de jargon, mais cela ne regarde qu’elle.

En revanche, elle s’interroge quand elle lit la phrase suivante : «Cette force a animé étudiantes et étudiants, parents, grands-parents, enfants, travailleuses et chômeurs.» Il n’y a donc ni travailleurs ni chômeuses ?

Ça fait désordre.

Autopromotion 036

Camion d’Ikea

Dimanche dernier, au micro de Franco Nuovo (Dessine-moi un dimanche), à la radio de Radio-Canada, l’Oreille tendue a présenté quelques-uns des mots de la Saint-Jean(-Baptiste), donc de la fête nationale du Québec (on peut (ré)entendre l’entretien ici).

Ce matin, rebelote, en quelque sorte : à la même antenne, il sera question, entre 9 h et 10 h, des mots de la Fête du Canada.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.