La clinique des phrases (rrr)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit la phrase suivante :

Enfin, la conjoncture dépressive de l’époque ne prédisposait pas aux ruptures audacieuses, comme le disait Garneau.

Qui est ce «Garneau» dont le texte d’où est tiré cet extrait ne parle pas du tout ? Le coureur cycliste et homme d’affaires Louis Garneau ? Le commentateur sportif Richard Garneau ? Le poète Hector de Saint-Denys Garneau ?

Pour qui connaît l’auteur du texte, il y a de fortes chances qu’il s’agisse de l’historien François-Xavier Garneau. D’où, selon toute vraisemblance :

Enfin, la conjoncture dépressive de l’époque ne prédisposait pas aux ruptures audacieuses, comme le disait François-Xavier Garneau.

Voire :

Enfin, la conjoncture dépressive de l’époque ne prédisposait pas aux ruptures audacieuses, comme le disait l’historien François-Xavier Garneau.

Voire encore :

Enfin, la conjoncture dépressive de l’époque ne prédisposait pas aux ruptures audacieuses, comme le disait, au XIXe siècle, l’historien François-Xavier Garneau.

À votre service.

P.-S.—Ce travers — présupposer que tous vos lecteurs savent par avance de quoi vous parlez — est constant chez les collègues de l’Oreille tendue.

Les zeugmes du dimanche matin et de Germaine Guèvremont

Germaine Guèvremont, le Survenant, éd. de 1954, couverture

«On eût dit que, sous la main de la bru, non seulement la maison des Beauchemin ne dégageait plus l’ancienne odeur de cèdre et de propreté, mais qu’elle perdait sa vertu chaleureuse» (p. 12).

«Fort, sanguin, engoncé dans sa graisse et dans la satisfaction de sa personne, [Pierrre-Côme Provençal] occupait la moitié du banc» (p. 74).

Germaine Guèvremont, le Survenant. Roman, Paris, Plon, 1954, 246 p. Suivi d’un «Vocabulaire». Édition originale : 1945.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le monde ne reste pas le même

Publicité de Loto-Québec, 2012

La publicité de Loto-Québec est fort connue : «Ça change pas le monde, sauf que…» Autrement dit : ça change le monde.

La locution sauf que est désormais omniprésente au Québec, non plus seulement pour introduire une proposition subordonnée, mais pour commencer une phrase.

Les journalistes sportifs le font — «Sauf que le Canadien perdait 3 à 1, et que sur les trois buts accordés par Théodore, deux étaient douteux» (la Presse, 20 février 2001) — aussi bien que les écrivains — «Sauf que, parfois, pour se dire les vraies choses, on a besoin d’une table avec vue imprenable sur la ville, un service impeccable et une carte raffinée» (Matamore no 29, p. 139); «Sauf que c’est un cours de philosophie» (le Charme discret du café filtre, p. 112).

Au lieu de marquer la subordination, sauf que marque désormais, très fréquemment, la conjonction.

C’est comme ça.

P.-S.—Oui, l’Oreille tendue aurait dû écrire ce texte il y a longtemps. Elle s’en veut de cet oubli, au point de s’en mordre les lobes.

 

Références

Farah, Alain, Matamore no 29. Mœurs de province, Montréal, Le Quartanier, 2008, 208 p.

Panneton, Amélie, le Charme discret du café filtre. Nouvelles, Montréal, Éditions de la Bagnole, coll. «Parking», 2011, 158 p.

Le masque qui révèle

Masque de Carey Price, 2021, par Jordon Bourgeault, détail

Carey Price, le cerbère des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, a un nouveau masque, conçu par Jordon Bourgeault. (Oui, il y a des gens que cela intéresse.) Que représente-t-il ? Entre autres choses, Maurice Richard, et particulièrement son regard, donc ses yeux. L’Oreille tendue ne le lui reprochera pas.

Price décrit son masque ici (à voir sur tablette).

P.-S.—En effet, ce Price-là.

 

[Complément du 21 décembre 2021]

La lecture du beau livre Masques (2011), de Richard Labbé, permet de constater que Price n’est pas le premier gardien à honorer ainsi un joueur du passé. Le Slovaque Jaroslav Halak, du temps où il jouait pour les Blues de Saint-Louis, a fait peindre sur ses masques les visages de deux anciens gardiens de cette équipe, Jacques Plante (p. 18) et Mike Liut (p. 74). Dwayne Roloson, chez les Islanders de New York, avait choisi de rendre hommage à Glenn «Chico» Resch et à Billy Smith (p. 34-35). Alors avec les Penguins de Pittsburgh, Marc-André Fleury fait «un clin d’œil» à Stéphane Fiset (p. 42-43). La tête de tigre du masque de Martin Biron renvoie à celui de Gilles Gratton (p. 81).

Le hockey, cette tradition.

 

Référence

Labbé, Richard, Masques, Montréal, Art global, 2011, 83 p. Ill.

Clenche ton lexicographe !

«Emma tourna la clenche d’une porte.»
Flaubert, Madame Bovary

 

La semaine dernière, les lexicographes des dictionnaires Le Robert rappelaient, sur Twitter, un des sens du mot clenche : «Dans les Ardennes, la poignée de porte prend le nom de “cliche” ! C’est une variante locale apparentée à clenche (mot connu en Normandie et en Lorraine). En Belgique, on parle plutôt de “clinche”.» Comme on le leur a fait remarquer, ce sens est aussi connu au Québec : «Clenche est assez bien établi au Québec aussi. Nous avons aussi le verbe clencher.»

Clencher ? Les sens en sont multiples. Exemples.

Dans une publicité, qui conseille un produit «Pour clencher ton chien au frisbee» évoque la possibilité (traduction libre) d’«accélérer plus vite que Milou au frisbee».

Chez Sophie Bienvenu, dans Chercher Sam (2013), on lit : «Évidemment, le kid nous clenchait tous, fait qu’on s’est tannés et on a voulu aller se prendre une pointe de pizz en mettant tout notre cash ensemble» (p. 7). Ce «kid» avait plus de succès que les autres, les dépassait. Jean-François Vaillancourt emploie le verbe dans le même sens : «Brochu se faisait clencher. On n’avait jamais vu ça» (Esprit de corps, p. 111).

Qu’il s’agisse de porte ou d’efficacité, le verbe existe aussi sous la forme clancher. Porte : «L’individu qui était dehors clancha la porte avec impatience» (les Mystères de Montréal, p. 266). Efficacité : «On va vous clancher !» (Annette, p. 10) — un personnage annonce la victoire de son équipe dans un match de hockey.

À votre service.

 

Références

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Bienvenu, Sophie, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p.

Olivier, Anne-Marie, Annette. Une fin du monde en une nanoseconde, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2012, 53 p.

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.