Poste funèbre

Thierry Horguelin, Ma vie d’espion, 2023, couverture

L’Oreille tendue aime les livres de Jean-Philippe Toussaint, de Jean Echenoz et de David Turgeon. Elle ne pouvait donc pas ne pas aimer le court récit que vient de faire paraître Thierry Horguelin, Ma vie d’espion. Un photographe indolent, le narrateur, y retrouve d’anciens compagnons, devenus intégristes de l’art conceptuel; ça va chauffer. Une question traverse le texte : quelles traces l’œuvre d’art doit-elle / peut-elle laisser ? Elle n’est pas banale : «La mémoire est un muscle utile» (p. 38).

L’Oreille a aussi travaillé sur les lettres qui circulent après la mort de leur signataire, qu’elle appelle les lettres d’outre-tombe. Imaginez son plaisir quand, sous la plume de Thierry Horguelin, elle a lu ceci :

D’ailleurs, la réputation de Delruelle ne faisait que grandir. Il avait poursuivi dans la veine des biographies imaginaires. Une de ses installations récentes était constituée de valises et de malles trouvées dans des brocantes, exposées avec leurs maigre contenu : vêtements défraîchis, photos de famille jaunies, à partir duquel il rêvait la vie de leur propriétaire. À présent, il était engagé dans un nouveau projet. Il envoyait des lettres de condoléances aux proches des défunts dont il relevait les noms dans les rubriques nécrologiques, en évoquant des souvenirs inventés relatifs aux chers disparus. «Je n’oublierai jamais notre tournée des bordels à Saïgon…» Il appelait cela du mail-art spéculatif : des lettres adressées à de parfaits inconnus, sans adresse de retour, dont il ne connaîtrait jamais l’effet sur les destinataires (p. 47-48).

La lettre, c’est la vie.

 

Références

Horguelin, Thierry, Ma vie d’espion, Montréal, L’Oie de Cravan, 2023, 73 p.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 35, 2009, p. 251-254; repris, sous le titre «Lettres d’outre-tombe», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 139-147.

Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Accouplements 211

«Deux hommes penchés sur un vélo sur une route de Pontoise», photographie attribuée à Delizy, 1897

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

À la fin des années 1990, l’émission de télévision française les Guignols de l’info attribue au coureur cycliste dopé Richard Virenque une expression qu’il n’a pas dite, mais qui lui colle encore à la peau : «à l’insu de mon plein gré» (voir le Wiktionnaire).

Il faut connaître cette expression apocryphe pour comprendre une phrase du roman Ne tirez pas sur le pianiste ! de Frédéric Lenormand : «Il fallait donc qu’on l’eût occis au détriment de son plein gré.»

Il faut encore la connaître devant tel jeu de mot du spitant Fabrizio Bucella : «Que ce soit à l’insu de son plein gré ou à l’ingré de son plein su.»

L’édition 2023 du Tour de France vient de commencer.

 

Référence

Lenormand, Frédéric, Ne tirez pas sur le philosophe ! Roman, Paris, JC Lattès, série «Voltaire mène l’enquête», 2017, 280 p., chapitre seizième Édition numérique.

Le zeugme du dimanche matin et de Simenon

Simenon, le Suspect, éd. de 1938, couverture

«Chave osait à peine le regarder. Ce n’était plus le Robert qu’il connaissait, mais un Robert qu’on avait soûlé de méfiance et de haine en même temps que d’alcool. Il était là, en bretelles, assis sur son lit défait et ses yeux avaient une telle expression que Chave était forcé de détourner la tête.»

Georges Simenon, le Suspect, dans Tout Simenon 21, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, p. 89-174, p. 161. Édition originale : 1938.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 210

Frédéric Lenormand, Ne tirez pas sur le philosophe !, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans Candide, son conte de 1759, Voltaire se moque de Leibniz. Quand le personnage de Pangloss parle du «meilleur des mondes possibles», c’est le nom du philosophe allemand qu’il faut entendre.

Dans son roman Ne tirez pas sur le philosophe !, Frédéric Lenormand suppose un chien à un de ses personnages. Son nom ? Leibniz.

Mathieu Bock-Côté est un omnicommentateur québécois formé en sociologie. Selon Wikipédia, il est «favorable à l’indépendance du Québec et défend des positions nationalistes, libérales et conservatrices».

Les concepteurs de l’émission de radio À la semaine prochaine lui supposent un chien. Son nom ? Duplessis.

Dans le premier cas, le nom marquerait la distance. Dans le second, la proximité.

Ce sera tout en matière de bestiaire imaginaire pour aujourd’hui.

 

Référence

Lenormand, Frédéric, Ne tirez pas sur le philosophe ! Roman, Paris, JC Lattès, série «Voltaire mène l’enquête», 2017, 280 p., chapitre sixième. Édition numérique.

L’oreille tendue de… Simenon

Simenon, les Sœurs Lacroix, édition néerlandaise, couverture

«Quant à tante Poldine, il n’était pas difficile de savoir à quoi elle s’occupait : elle faisait des comptes ! Elle était assise devant des piles de calepins noirs, à couverture de toile cirée et aux pages couvertes de chiffres au crayon. Au milieu du bureau, elle avait posé sa montre et, à sept heures exactement, elle se lèverait, entrouvrirait la porte, tendrait l’oreille, attendant le coup de sonnette qui devait annoncer le dîner et qui avait parfois quelques secondes de retard.»

Georges Simenon, les Sœurs Lacroix, dans Tout Simenon 21, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, p. 175-271, p. 181. Édition originale : 1938.