Une fois n’est pas coutume

Casquette «Ciboire»

 

Les voyageurs européens qui débarquent au Québec n’ont pas toujours l’oreille heureuse; c’est l’objet des textes de la rubrique «Ma cabane au Canada». Il arrive pourtant qu’un étranger ait meilleure oreille que les autochtones.

Soit les quatre citations suivantes.

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

maudit ciboire de Christ ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 78)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Cindy. — As-tu écouté l’estie de grande finale hier soir ? Sarah. — Crissement, ciboire. (Simon Boudreault, Sauce brune, p. 9)

Si l’on se fiait à Roch Carrier, à François Blais ou à Simon Boudreault, on pourrait croire que le juron québécois ciboire rime avec le verbe boire. Or il n’en est rien, comme l’ont bien vu (entendu) André-Paul Duchateau et Christian Denayer dans leur album les Casseurs (1988, p. 42).

André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs, page 42, caseCiboire ? Non. Cibouère ? Oui. (Merci.)

P.-S. — Cela dit, tout n’est pas également réussi dans cet album; voir ici.

 

[Complément du 8 août 2019]

Le dramaturge Jean-Claude Germain est du même avis dans Un pays dont la devise est je m’oublie (1976) : «sibouère» (p. 21), «SSI-BOU-WERRE» (p. 22), «cibouères» (p. 35) et «cibouère» (p. 51).

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Duchateau, André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, Bruxelles et Paris, Éditions du Lombard, coll. «Les casseurs», 15, 1988, 48 p. Repris dans Denayer & Dûchateau, les Casseurs. L’intégrale, Bruxelles, Le Lombard, 2010, vol. 5.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Hostie, ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti, etc.

«Hostie», publicité du diocèse de Montréal, 2011

Dans un coin, ceux qui se demandent si la baisse radicale de la pratique religieuse au Québec ne risque pas d’y menacer la survie du juron d’origine religieuse. Le National Post se posait la question le 9 septembre 2011, sous la plume de Graeme Hamilton : «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?» (Réponse évidente : oui.)

Dans l’autre coin, ceux qui croient que l’héritage catholique est encore bien vivant au Québec. C’est la position d’un collègue théologien de l’Oreille tendue, Olivier Bauer. Il la défend dans ses deux plus récents livres. Dans Une théologie du Canadien de Montréal (2011), il écrit par exemple : «Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, je crois plus à la présence à long terme du christianisme au Québec qu’à celle de la religion du Canadien» (p. 152). Le dernier chapitre de l’Hostie, une passion québécoise (2011) est sous-titré «L’Église catholique tente de reconquérir l’hostie — vingt et unième siècle»; il porte sur la place dans le Québec d’aujourd’hui de cette «Petite rondelle de pain azimé que le prêtre consacre pendant la messe» (Diocèse de Montréal, avril 2006).

S’intéressant à l’hostie («le corps du Christ», dit la liturgie) au Québec, Olivier Bauer a nécessairement eu à réfléchir aux jurons qui lui sont rattachés. Il s’appuie sur les travaux de linguistes (Diane Vincent), d’historiens (René Hardy, Heinz Weinmann) et de lexicographes inégalement sérieux (Jean-Pierre Pichette, Gilles Charest, Léandre Bergeron) pour suivre l’histoire de ce sacre. Conclusion ? «Aussi surprenant que cela puisse paraître à des oreilles québécoises, il fallut entrer dans le vingtième siècle et attendre 1920 pour que “hostie” soit attestée comme sacre !» (p. 40) Pourquoi cette apparition tardive ? «On peut avancer deux explications : soit l’hostie était jusque-là trop sacrée pour devenir un sacre, soit elle était trop peu importante pour que les blasphémateurs aient l’envie d’en faire un sacre» (p. 40). En littérature, ce serait encore plus tardif. Bauer (p. 56), s’appuyant sur les travaux du Trésor de la langue française au Québec, affirme que la première occurrence du mot dans un texte littéraire date de 1964 : le mot apparaîtrait dans le Cassé de Jacques Renaud.

L’Oreille tendue aimerait se pencher autrement sur ce mot et ses dérivés (ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti).

Comme tabarnak et crisse, dont il a longuement été question il y a une quinzaine, hostie et ses dérivés sont épicènes : ils ont la même forme au féminin et au masculin.

Pierre met du Beatles dans l’gettho
I regarde déhors i fait pas beau
En face y a une grosse tour à bureau
Ça d’l’air qu’y a une ostie de vue d’en haut (Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», chanson, 2005)

Mon voisin se lève et quitte en disant : — Si je le revoué l’hostie, m’a y crisser ma main su a yeule ! (Georges Dor, Anna braillé ène shot [Elle a beaucoup pleuré]. Essai sur le langage parlé des Québécois, p. 28)

Comme tabarnak et crisse, toujours, il s’agit d’une interjection.

Je laçais mes bottes de travail, assis dans l’escalier du vestibule, lorsque je l’entendis pousser un «osti !» sonore et inattendu (les excès de langage de mon père étaient rarissimes) (Nicolas Dickner, Tarmac, p. 219).

Think big, stie (Elvis Gratton).

Vas-tu souffler toutte le sac esti tu vas toutte te sécher en dedans (blogue les Fourchettes, 4 octobre 2011).

De la même façon qu’avec ses acolytes, on peut l’enchaîner avec jouissance :

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Il est possible d’imaginer des usages affectueux d’hostie et de ses dérivés, mais le plus souvent on emploie ces mots pour invectiver. Ainsi de ses autocollants visibles dans les rues de Montréal durant la campagne électorale d’ en avril 2004, où l’on voyait une photo du premier ministre Jean Charest accompagnée des mots «Ostie d’crosseur».

On ne connaît pas de verbe construit avec hostie, alors qu’il y a tabarnaker et crisser. Crissement existe, mais pas hostiment. Cela manque, dans un cas comme dans l’autre.

Malgré ces (relatives) limites créatives, hostie aurait été le juron préféré des Québécois au début des années 1980, selon une étude de l’Office de la langue française préparée par la «sacrologue» Diane Vincent (1982) et que cite Olivier Bauer. L’Oreille tendue est un peu déçue.

P.-S. — Un tweet de Leroy K. May du 7 janvier 2011 nous apprend une chose intéressante : «RT @LaurentLaSalle: Le nom de domain ost.ie est disponible, mais à 117$ US annuel, ça coûte cher comme joke…» En effet.

 

[Complément du 21 décembre 2018]

Les magistrats sont souvent appelés à mesurer la portée des mots. La Presse+ du jour donne un exemple d’une telle analyse lexicale.

Le juge Patrice Simard, de la cour municipale de Québec, a dû statuer, en novembre 2018, sur la portée de la phrase «Estie de gros douchebags» lancée par un citoyen à deux policiers. Jugement : «Le “estie”, blasphématoire en soi, est plutôt utilisé, à l’instar de l’adjectif “gros”, comme marqueur d’intensité pour le substantif qui les suit immédiatement, savoir le mot “douchebag”. Pris dans leur ensemble, il s’agit de propos injurieux, insultants, blessants, blasphématoires et grossiers.» Cela coûtera 150 $ au coupable.

Morale de cette histoire : en cour, ne dites jamais «Estie de gros juge», «estie» étant «blasphématoire en soi».

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Autre variante, chez le Hugo Beauchemin-Lachapelle de la Surface de jeu : «Astique, Laurent, tu me dois ben ça !» (p. 137)

 

[Complément du 19 mars 2024]

L’Oreille découvre aujourd’hui, dans un numéro spécial de la revue Liberté, une nouvelle graphie : «stsi» (1987, p. 68).

 

Références

Bauer, Olivier, l’Hostie, une passion québécoise, Montréal, Liber, 2011, 81 p.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», les Dales Hawerchuk, disque audionumérique, 2005, étiquette CPR2-2098 C4 Productions.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dor, Georges, Anna braillé ène shot (Elle a beaucoup pleuré). Essai sur le langage parlé des Québécois, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. «L’histoire au présent», 2, 1996, 191 p.

Hamilton, Graeme, «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?», The National Post, 9 septembre 2011.

Ratapopoulos, Almanzor, «Du char. Petit manuel à l’usage du FAD1001F», Liberté, numéro spécial «Watch ta langue !», 1987, p. 63-73.

Vincent, Diane, avec la collaboration de Hélène Malo et Louise Grenier, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, Office de la langue française, coll. «Langues et sociétés», 1982, 143 p.

Viagra littéraire

Jacques Poulin, l’Homme de la Saskatchewan, 2011, couverture

Dans le plus récent roman de Jacques Poulin, l’Homme de la Saskatchewan (2011), Jack Waterman — c’est un nom de plume — est engagé comme nègre pour écrire l’autobiographie d’un jeune gardien de but métis, Isidore Dumont, né à Batoche en Saskatchewan, descendant de Gabriel Dumont («le Che Guevara de la Saskatchewan», p. 63), qui joue encore dans la Ligue américaine en attendant de passer dans la Ligue nationale de hockey. Trop occupé, Jack confie ce contrat à son jeune frère, Francis, qui est «lecteur public» (p. 23) ou «lecteur professionnel» (p. 118) de son état. Francis sera aidé par la Grande Sauterelle, elle-même métis, mais du Québec.

À la suite d’une orchidectomie, ce «petit frère» s’est fait installer un «stimulateur» (p. 16), aux fins que l’on imagine; pour mettre en marche cette «prothèse spéciale» (p. 65), il se récite ses lectures érotiques familières, «une demi-douzaine de passages» appris par cœur (p. 16). Sur une échelle de l’érection de 1 à 5, Anne Hébert (Kamouraska) vaut «un numéro 4» (p. 17), Saint-John Perse (Amers) «un numéro 5» (p. 42-43), Alain Grandbois (Lettres à Lucienne) «un numéro 5», mais qui avait commencé en «numéro 3» (p. 77-78).

Au moment de faire l’amour avec la Grande Sauterelle, Francis hésitera entre, d’une part, Grandbois et Saint-John Perse, déjà éprouvés, et, d’autre part, Hubert Aquin et Hemingway, «à cause de la vigueur de son style» (p. 114). Ça ne sera finalement pas nécessaire :

La marée de plaisir était si puissante que, contrairement au pronostic du spécialiste qui m’avait enlevé la noisette du côté droit, je constatai tout à coup, sans m’être concentré sur le texte de monsieur Hemingway, que j’avais quelque chose qui ne pouvait être qu’un numéro 5. Et voilà que ce numéro 5, tout naturellement, se glissait dans l’intimité de la Grande Sauterelle (p. 117).

Jean M. Goulemot l’avait déjà démontré en 1991 dans une brillante étude, Ces livres qu’on ne lit que d’une main : la lecture mène à tout.

 

Références

Goulemot, Jean M., Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Paris, Minerve, 1994 (deuxième édition revue, augmentée et corrigée), 182 p. Ill.

Poulin, Jacques, l’Homme de la Saskatchewan. Roman, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 2011, 120 p. Ill.

De la crosse au Québec

Crosse et ses dérivés sont populaires au Québec. Démonstration.

Réglons tout de suite une chose : au hockey, on joue avec un bâton, pas avec une crosse, quoi qu’en pense le traducteur de la Dague de Cartier de John Farrow (2009, p. 28 et 114), pour ne prendre qu’un exemple.

Restons un instant dans le monde du sport : un des deux sports nationaux du Canada est la crosse. C’est une loi du 12 mai 1994 qui le dit. Croyons-la.

Passons au sexuel. Se crosser désigne alors le geste de s’autosatisfaire. La forme réfléchie du verbe le dit clairement : cette activité s’exerce sur soi-même. Un exemple ? J’irai me crosser sur vos tombes, le roman d’Édouard H. Bond dont le titre rappelle celui de Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes. La forme non réfléchie existe aussi : l’activité vise alors le plaisir de l’autre.

Allons maintenant voir du côté de l’invective : dire de quelqu’un que c’est un crosseur signifie que cette personne est fourbe. Les exemples abondent.

«Le président du Conseil de la souveraineté [Gérald Larose] traite Layton d’“imposteur”, les autres de “crosseurs professionnels”» (le Devoir, 28 avril 2011, p. A1).

«T’as assez d’misère à être pompiste, tu f’ras pas long feu comme crosseur» (Gaz Bar Blues, film de Louis Bélanger, 2003).

«Si [Dieu] a vraiment fait l’homme à son image, ça m’a l’air d’être un joyeux “crosseur”» (Jean-François Mercier, l’Actualité, 34, 12, 1er août 2009, p. 6).

«“Je ne veux surtout pas que tu penses que je suis un crosseur”» (Nadine Bismuth, Scrapbook, p. 141).

S’agissant de crosseur en ce sens, que le mot soit un substantif ou un adjectif, le rapport à l’anglais est tout probable, où le verbe to cross désigne le fait de se mettre sur le chemin de quelqu’un et où double cross signifie rouler, doubler ou trahir une personne. (L’Oreille tendue croit se souvenir que le dramaturge Jean-Claude Germain a autrefois traduit to double cross par «double crosser», mais elle n’en mettrait pas sa main au feu.) Le verbe crosser est d’ailleurs attesté en ce sens. L’émission Tout le monde en parle, dans le cadre de sa spéciale du 31 décembre 2009, a monté une parodie, par le groupe Rock et belles oreilles, d’une chanson des Beatles (Les Bidules) : les fraudeurs (Vincent Lacroix, Earl Jones, Bernard Madoff, etc.), ces «criminels à cravate», y «crossent l’univers».

La prononciation crosseux pour crosseur s’entend, mais elle est rare. Elle se lit aussi, mais pas plus souvent. On en trouve néanmoins une occurrence dans la revue littéraire l’Inconvénient (numéro 17, mai 2004, p. 125).

Le mot crosseur existait en français hexagonal, d’abord dans un sens sportif : «crosseur (XVIIe s., au sens de “personne qui joue à la crosse, qui chasse la balle avec une crosse”, enregistré par Acad. 1re; XIXe s., au sens de “querelleur”.)». Il a cependant été supprimé du dictionnaire de l’Académie française.

Le crosseur se livre évidemment à la crosse : «Il venait d’une tribu de voleurs pis de restants de crosse de la route Madoc qui défonçaient les chalets pis les garages à environ cent milles à la ronde» (p. 86), écrit par exemple Samuel Archibald dans une des «histoire» de son Arvida (2011). C’est en pensant à ce sens du mot que Patrick Lagacé relève la manchette suivante, en effet riche d’ambivalence : «Fraude à l’Association canadienne de crosse.»

Beaucoup des dictionnaires de la langue parlée au Québec, les sérieux comme les autres, connaissent ce mot et ses dérivés. Léandre Bergeron (1980) aligne «crosse» (le sport), «crossage» («Masturbation» ou «Saloperie»), «crosser», «crosser (se)», «crossette» («Éjaculation provoquée par soi-même ou par un ou une autre», ce qui ouvre beaucoup de possibilités) et «crosseur» («Salaud») (p. 160-161). Ephrem Desjardins (2002) a «crosse», «crosser» (et notamment «crosser un client») et «crossette» (p. 72). Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992, p. 279) de Jean-Claude Boulanger retient «crosser», «crossage» (notamment pour désigner une «perte de temps inutile»; exemple : «C’est du crossage de mouches», au pluriel), de même que «crosseur ou crosseux, euse» (exemple : «C’est un crosseur, mais pas un bandit»). Selon lui, le mot est toujours «vulgaire»; c’est assez peu contestable.

Le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones (1999) de Lionel Meney est le plus généreux des dictionnaires consultés par l’Oreille tendue en cette matière. Sous quatre entrées — «crosse», «crosser», «crossette» et «crosseur, crosseux» (p. 597-598) —, il multiplie les exemples et les sources. Il puise aussi bien dans la littérature (Jacques Renaud, Jean-Marie Poupart, Victor-Lévy Beaulieu, Réjean Ducharme, Yves Beauchemin, Gérald Godin, Francine Noël) et à la radio (Radio-Canada) que chez les chanteurs (Raymond Lévesque) et les humoristes (Claude Blanchard). Les synonymes pleuvent sous sa plume gaillarde.

En revanche, ni le Dictionnaire historique du français québécois (1998) publié sous la direction de Claude Poirier ni le Multidictionnaire de la langue française (2009) de Marie-Éva de Villers ne le définissent; c’est plus étonnant dans le premier cas que dans le second.

Résumons : crosse et ses dérivés font bel et bien partie du patrimoine linguistique québécois, qu’on les juge vulgaires — ce qui est le plus souvent le cas — ou pas. Il serait dès lors difficile de s’en passer, du moins dans certaines situations, qu’on choisira avec soin.

P.-S. — Le mot pourrait paraître n’être que québécois. Si l’on en croit Pierre Foglia, il existe pourtant une telle chose que la «crossette espagnole» (la Presse, 20 janvier 2011).

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Autre sens possible, mais peu courant, du mot crosseur : «Quand mon gars dit “un crosseur”, il pense vraiment à un gars qui fait du motocross. Je fais le saut chaque fois» (@kick1972).

 

[Complément du 18 janvier 2017]

L’Oreille tendue n’avait pas consacré beaucoup d’efforts à découvrir le sens de l’expression crossette espagnole. Récemment, une explication s’est offerte à elle sans qu’elle la cherche.

De 2011 à 2014, Patrick Senécal a publié une série de quatre romans gore, Malphas.

Dans le deuxième, Torture, luxure et lecture (2012), il était allusivement question de «branlette espagnole» (p. 314). Or qui dit branlette dit crossette.

Il a toutefois fallu à l’Oreille attendre la lecture du quatrième roman, Grande liquidation (2014), pour en avoir le cœur net :

Je lui écarte donc doucement le visage et propose gentiment :
— Écoute, tu pourrais me faire une branlette espagnole ? Avec les seins que tu as, c’est trop tentant !
— C’est quoi, une branlette espagnole ?
Je le lui explique et elle s’exclame, amusée :
— Ahhhh ! Du crosse-boules !
Le regard vicieux, elle contracte à pleines mains ses deux formidables seins que ma lampe de chevet éclaire timidement et j’y glisse mon membre. Au bout de quelques minutes, je jouis enfin (p. 16).

On notera que les boules sont des seins et, donc, des djos.

 

[Complément du 12 février 2017]

Étendons la chaîne synonymique : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire. En effet : «Au moment où Tchopper achevait son récit, Viger était en train d’émerger de l’isoloir derrière lequel la petite Indienne de Lac-Rapide venait de lui prodiguer, sur l’air de Power of Love — la version de 1985 signée Huey Lewis and the News, volume à fond —, une cravate de notaire, aussi appelée branlette espagnole, jusqu’à ce que petite mort s’ensuive», dixit Louis Hamelin dans son roman Autour d’Éva (p. 274).

 

[Complément du 6 décembre 2017]

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire = crosse-tettes (ou crosstets). Cette expression aurait eu cours à la télévision, dans Série noire de François Archambault. (Merci Twitter.)

 

[Complément du 16 janvier 2023]

Il y a quelques décennies, des joueurs anglophones des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — n’hésitaient pas à apprendre le français. C’était le cas de Ken Dryden, de Bob Gainey et de Larry Robinson. La preuve que Robinson avait bien étudié ? Il utilisait le mot «crosseurs», rapporte Pat Laprade dans sa biographie d’Émile Bouchard (p. 289).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bismuth, Nadine, Scrapbook. Roman, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 176, 2006, 393 p. Édition originale : 2004.

Boulanger, Jean-Claude, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Saint-Laurent, Dicorobert, 1992, xxxv/1269/343/lxi p. Cartes. Avant-propos de Gilles Vigneault.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.

Laprade, Pat, Émile Butch Bouchard. Le roc de Gibraltar du Canadien de Montréal, Montréal, Libre expression, 2022, 357 p. Ill. Préface de Réjean Tremblay.

Meney, Lionel, Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones, Montréal, Guérin, 1999, xxxiv/1884 p.

Poirier, Claude (édit.), Dictionnaire historique du français québécois. Monographies lexicographiques de québécismes, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 1998, lx/640 p. Ill.

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

Senécal, Patrick, Malphas 4. Grande liquidation, Québec, Alire, coll. «GF», 31, 2014, 587 p.

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009 (cinquième édition), xxvi/1707 p.