Expression de (pré)saison

Ça y est. Il commence à y avoir des flocons. L’hiver sera là incessamment. Avec lui installé, on patinera, on glissera, on aura froid, on pellettera, on sacrera.

On pourra aussi, quand les accumulations seront suffisantes (les météorologues parlent de «neige au sol»…), donner des bouillons.

Exemple :

Au début de l’année, Méthot écœurait Louis Blais. Après, pour faire changement, il a commencé à donner des bines à Yvon Larochelle à chaque fois qu’il le voyait dans le corridor. Ces temps-ci, c’est moi qu’il écœure. Vendredi, il m’attendait après l’école et il m’a sauté dessus pour me donner un bouillon (Des histoires d’hiver […], p. 135).

Donner un bouillon ? Maintenir quelqu’un au sol et le forcer à avaler de la neige. Ça se pratiquait volontiers quand l’Oreille tendue était petite. C’était il y a longtemps.

Un sondage scientifique mené dans le pavillon de l’Oreille révèle d’ailleurs que l’expression est tombée en désuétude, du moins dans le groupe sondé (n = 2).

C’est dommage.

 

[Complément du 2 août 2017]

Le bouillon pourrait être liquide, si l’on en croit l’anesthésiologiste Marilyn Gravel, la chirurgienne pédiatrique Marianne Beaudin et le directeur général de la Société de sauvetage, Raynald Hawkins, qui, dans la Presse+ du 15 juillet 2017, parlent de «bouillon d’eau». On pourrait l’«avaler» ou le «prendre», ce qui suppose quelqu’un pour le «donner». Ce ne serait pas dangereux. Qu’on se rassure.

 

Référence

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hocke. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Ces livres qu’elles ne liraient que d’une main

Manuel scolaire québécois, couverture

En 1990, dans la revue Littératures classiques, Roger Chartier publiait un article intitulé «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne». Il déplorait la rareté des représentations (textuelles, iconographiques) des scènes de lecture dans les archives occidentales, surtout pour le XVIIIe siècle. En l’absence de ces représentations, il est difficile de faire l’historique de l’imaginaire de la lecture à travers les âges.

Roger Chartier était intéressé par toutes les formes de scènes de lecture — textes publiés, fictifs ou pas, textes inédits, tableaux, gravures, etc. —, dans toutes les cultures. Les concepteurs de la base de données The Reading Experience Database (RED) sont plus timorés que lui. Ils ont choisi, au milieu des années 1990, de mettre en ligne, dans une base de données collective, des représentations de lecture uniquement textuelles et uniquement en anglais; la fiction en est exclue.

Que diraient les concepteurs de RED et Roger Chartrier du projet «Hysterical Literature» lancé en août 2012 par Clayton Cubitt, cette série de lectures à haute voix ?

Résumons.

Une femme est assise, seule, à une table, devant un mur noir. Elle tient à la main un livre (en papier, numérique). Elle est filmée en noir et blanc par Cubitt, dans des vidéos qui font entre 4 minutes 8 secondes et 11 minutes 42 secondes; il y en a huit au total, appelées «sessions».

La femme se présente, soit seulement par son prénom, soit par son prénom et son nom. (Le prénom donne son titre à la «session».) Elle indique le titre et l’auteur du livre qu’elle tient à la main. Elle commence à lire à haute voix. Plus ou moins rapidement, son rythme de lecture s’altère. Sous la table, un vibromasseur est en effet à l’œuvre. (Il arrive qu’on entende le bruit de son moteur, plus ou moins fortement, mais sans jamais voir qui le guide.) La femme jouit (ou du moins le donne à croire). Dans presque tous les cas, une voix d’homme, qu’on suppose celle du réalisateur, s’assure que tout va bien. C’est fini.

Que lisent-elles, ces huit femmes ? Surtout, mais pas seulement, des histoires de couples ou de désir, de Toni Morrison, de Supervert, de Walt Whitman, de Tom Robbins, de Bret Easton Ellis, de Jeanette Winterson, d’A.N. Roquelaure et d’Anthony Burgess. (Peu importe, semble-t-il.)

N’étant ni spécialiste d’art contemporain ni portée sur les gender studies, l’Oreille tendue n’essaiera pas de tirer de grandes conclusions de sa fréquentation des vidéos de Cubitt.

Elle note cependant que lire à haute voix en Amérique au XXIe siècle est manifestement affaire de plaisir (de rires, de joie), de rythmes et de concentration (à maintenir). Cela est vrai du lecteur — de la lectrice — comme du spectateur, même s’il ne s’agit ni du même plaisir (des mêmes rires, de la même joie), ni des mêmes rythmes, ni de la même concentration.

P.-S. — C’est en lisant un tweet de @Lectodome que l’Oreille a découvert ce projet. Merci.

P.-P.-S. — Les dix-huitiémistes auront reconnu, dans le titre de ce billet, une allusion à une expression reprise par Jean-Jacques Rousseau dans le premier livre de ses Confessions : «j’avais plus de trente ans avant que j’eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu’une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle, les lire que d’une main» (éd. Voisine 1980, p. 43). On la retrouve aussi dans le titre d’un brillant essai de Jean M. Goulemot paru d’abord en 1991.

 

[Complément du 1er avril 2017]

Remarque de pion.

Dans le Devoir du jour, Dominic Tardif rend compte de l’ouvrage Amants. Catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations, signé Anne Archet (2017). Il écrit ceci :

Ne vous méprenez pas. Malgré ses polissonnes allures de livre que l’on ne tient qu’à une main, malgré cette admiration qu’entretient Anne Archet pour la contrepèterie et le calembour hérité des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, Amants n’est rien de moins qu’un authentique baril de TNT balancé dans la proprette vitrine de l’amour avec un grand ou un petit a (p. F1).

On l’a vu : non pas des livres qu’on «ne tient qu’à une main», mais bel et bien des livres qu’«on ne lit que d’une main». Ce n’est pas tout à fait la même chose.

 

Références

Archet, Anne (pseudonyme), Amants. Catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2017, 204 p. Dessins de Mathilde Corbeil.

Chartier, Roger, «Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne», Littératures classiques, 12, janvier 1990, p. 127-147. https://doi.org/10.3406/licla.1990.1238

Goulemot, Jean M., Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Paris, Minerve, 1994 (deuxième édition revue, augmentée et corrigée), 182 p. Ill.

Rousseau, Jean-Jacques, les Confessions, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1980, cxlii/1094 p. Ill. Introduction, bibliographie, notes, relevé des variantes et index par Jacques Voisine, édition révisée et augmentée. Édition originale : 1782 et 1789 (posthume).

C’est tout

Comment, au Québec, dire que quelque chose est fini, et bien fini ?

«Jane’s Addiction : final bâton» (la Presse, 30 juin 2004, cahier LP2, p. 2).

«Fait que c’est ça qui est ça, final bâton» (Des histoires d’hiver […], p. 22).

Qui dit final bâton met un terme à la discussion.

N.B. Le second exemple est (quasi) pléonastique : «c’est ça qui est ça» a (presque) la même valeur que «final bâton» — une limite a été atteinte.

 

[Complément du 20 février 2017]

On peut même imaginer final bâton comme un terme, ainsi que le fait Marie-Pascale Huglo dans Montréal-Mirabel (2017) : «La mort circulait dans mon corps par tous les vaisseaux jusqu’à final bâton, je coulais» (p. 19).

 

[Complément du 27 juin 2019]

Variation musicale sur ce thème dans le Devoir du jour : «C’est Réal Desrosiers, le batteur de Beau Dommage, qui l’affirme sans hésiter une nanoseconde. Steve Gadd ? “Le meilleur batteur au monde, point final !” Final bâton, comme on disait. Final baguettes, en l’occurrence.»

 

Références

Huglo, Marie-Pascale, Montréal-Mirabel. Lignes de séparation. Récit, Montréal, Leméac, 2017, 152 p.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Vingt-septième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Jean-François Vilar, Bastille tango, 1986, couverture

Style indirect libre

Définition

Façon de rapporter les paroles qui n’est ni le style direct («Je vous aime», dit-il) ni le style indirect (Il dit qu’il vous aime).

«C’est un discours qui se présente à première vue comme un style indirect (ce qui veut dire qu’il comporte les marques de temps et de personne correspondant à un discours de l’auteur), mais qui est pénétré, dans sa structure sémantique et syntaxique, par des propriétés de l’énonciation, donc du discours du personnage» (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 387).

«L’indirect libre […] a une légèreté qui l’apparente au discours direct, mais sa forme renvoie à une présence du narrateur derrière le personnage» (Gradus, éd. de 1980, p. 284).

Exemples

«Samedi, j’ai commencé par appeler le grand Pete mais ç’aurait été vraiment mieux que j’appelle pas parce que le père du grand Pete aime ça se lever tard au moins une maudite journée par semaine» (Des histoires d’hiver […], p. 15).

«Pierre arrêta sa voiture devant la maison des Boisrosé. C’était la consigne. Cependant, comme il était sept heures et demie passées et qu’Hedwige lui avait recommandé de ne pas monter “vu qu’on entrait chez elle par une impasse obscure mal éclairée par de vieux lumignons enfoncés dans le lierre, pas de pipelet et qu’il se perdrait certainement”, il se mit à corner, d’abord discrètement, puis à klaxoner à grand fracas» (l’Homme pressé, p. 93).

«Mon vélo cahotait sur les pavés disjoints. J’aime bien ce passage. Encore maintenant.
— Julio ? Il vient d’où ?
— Buenos-Aires.
Il terminait son travail tard le soir et il ne pouvait jamais s’endormir tout de suite. Il préférait passer ses nuits à bricoler des pellicules.
— Des pellicules ?
— Des films qu’il tourne lui-même, des chutes qu’il récupère» (Bastille Tango, p. 22).

«Mais, cette fois, elle s’emporta : il ne l’aimait donc pas qu’il la faisait traîner ainsi ? Qu’est-ce qu’il y avait, après tout, de si compliqué dans un mariage ?» (Happe-chair, p. 82)

 

Références

Ducrot, Oswald et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. «Points. Sciences humaines», 110, 1972, 470 p.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Lemonnier, Camille, Happe-chair, Bruxelles, Labor, coll. «Espace Nord», 92, 1994, 395 p. Préface d’Hubert Nyssen. Lecture de Michel Biron. Édition de 1908.

Morand, Paul, l’Homme pressé, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire», 240, 1990, 332 p. Édition originale : 1941.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hocke. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.