Perplexité linguisticocommerciale du jour

Doordash, publicité, 7 avril 2022

Devant la publicité ci-dessus, l’Oreille tendue se demande s’il vaut vraiment la peine de faire une «première commande» auprès de ce service de livraison de nourriture. Quel serait l’intérêt, pour elle, d’«obtenir 0 $ de frais de livraison» ? Ne rien obtenir, cela peut-il être un but dans la vie ?

Tant de questions, si peu d’heures.

Quiz télévisuel du jour

Un motel de Lac Mégantic offre la télévision couleur, 31 août 2021

L’Oreille tendue s’interroge : ses bénéficiaires et elle partagent-ils une culture télévisuelle états-unienne commune ?

Pour le savoir, prière de répondre à quelques questions dans la section des commentaires ci-dessous. (Attention : l’Oreille cite de mémoire.)

«Prison [jail ?] doesn’t count.» Un point pour le nom de la série.

«His life is a fantasy camp.» Un point pour le nom de la série et un point pour le nom du personnage décrit.

«He doesn’t like brocoli.» Un point pour le nom de la série et un point pour le nom du personnage évoqué.

«Yo-Yo Ma. Boutros Boutros-Ghali.» Un point pour le nom de la série.

Total des points : 6.

N’achetons pas local

Gilles Guilbault, joué par Michel Forget, dans Lance et compte

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ : «La majorité achète ces bonnes paroles.» Pourtant, il n’y avait pas de «bonnes paroles» à vendre.

D’où vient alors ce «achète» ? Directement de l’anglais : «The majority buys that argument» (traduction volontairement très libre).

Par quoi le remplacer ? Accepte, fait siennes, etc.

P.-S.—Les amateurs de séries télévisées québécoises se souviendront évidemment du Gilles Guilbault de Lance et compte : «J’achète pas ça.»

Accouplements 169

Tintin aujourd’hui. Images et imaginaires, 2021, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Une fois de plus, l’Oreille tendue se met à une série télévisée longtemps après tout le monde, en l’occurrence Designated Survivor.

Hier, elle regardait «La mission», le cinquième épisode de la première saison. On y voit le président désigné des États-Unis, Tom Kirkman (Kiefer Sutherland), discuter avec un responsable de l’unité d’élite des Navy SEALs, au moment de planifier l’enlèvement d’un terroriste caché en Algérie. Kirkman lui demande comment leur mission doit se dérouler : «Amateurs talk tactics, sir. Professionals talk logistics.» Le succès militaire serait donc affaire de logistique. Ce responsable y est sensible, car il ne veut pas mettre la vie de ses hommes en danger.

Plus tôt dans la journée, l’Oreille avait reçu par la poste l’ouvrage collectif Tintin aujourd’hui. Images et imaginaires (2021). Tout à l’heure, en feuilletant la table des matières, elle tombe sur l’article de Pascal Robert, «Les Aventures de Tintin. Une affaire de logistique» (p. 67-85). Que peut-on y lire ? Souvent, chez Tintin, «il s’agit de rattraper quelque méchant, de rejoindre un ami en danger, etc. Le temps presse, et cela peut être une question de vie ou de mort» (p. 67).

Hergé / Sutherland : même combat.

P.-S.—Oui, l’Oreille est tintinologue à ses heures.

L’université dans le poste

Sandra Oh, Nana Mensah et Holland Taylor dans The Chair, Netflix, 2021

Dans la série The Chair (Directrice), Sandra Oh joue le rôle d’une professeure d’université, Ji-Yoon Kim, spécialiste d’études littéraires, appelée à diriger son département (celui d’anglais), dans une université états-unienne («lower-tier Ivy»), tout en s’occupant de sa fille adoptive (d’origine mexicaine), Ju-Ju. Sur tous ces plans, l’Oreille tendue a connu des expériences similaires. Comme l’ensemble de ses collègues, elle pense donc avoir quelque chose à dire de cette série produite par Netflix (2021, six épisodes de 30 minutes).

Sortir des lieux communs ?

The Chair aime les clichés. Les administrateurs universitaires de Pembroke University sont des crapules indignes de leur responsabilité intellectuelle. Les étudiants n’ont pas le sens commun; chez eux, la réflexion critique cède le pas à des prises de position identitaires sans la moindre nuance. La vie universitaire tourne continuellement autour des questions de race : Ji-Yoon Kim est la première femme et la première Asiatique à diriger son département; Yazmin McKay (Nana Mensah) pourrait être la première Afro-Américaine à être nommée professeure titulaire de littérature anglaise. Les professeurs en fin de carrière sont tous plus (Elliot Rentz, John McHale) ou moins (Joan Hambling) cons.

Il y a pourtant des moments où les scénaristes, Amanda Peet et Annie Julia Wyman, essaient de sortir de ces clichés. Elliot Rentz (Bob Balaban) est un vieux spécialiste de Melville qui refuse de se renouveler, mais une scène intime avec sa compagne le montre sous un autre jour : sa femme l’oblige à porter une couche, en jouant d’allusions littéraires et en rappelant ce qu’elle a dû sacrifier pour sa carrière à lui, tout cela sans la moindre acrimonie. La médiéviste Joan Hambling (Holland Taylor), après 32 ans à Pembroke, décide de demander qu’on reconnaisse les injustices dont elle a été victime. Si, dans le cas de Hambling, cela mène à un développement narratif bienvenu (pour elle), ce n’est pas vrai pour Rentz; le moment où il pourrait prendre une certaine épaisseur n’est suivi de rien; il reste le vilain unidimensionnel de l’histoire, incapable, comme il se doit, de se servir d’un photocopieur.

Rôles féminins, rôles masculins

En l’occurrence, les rôles féminins sont les mieux réussis dans la série. La petite Ju-Ju terrorise les gens autour d’elle, à la fois par ses gestes, par son vocabulaire et par ses questions : «But why are you a doctor ? You never help anybody», demande-t-elle à sa mère, qu’elle traite à un moment de «puta»; «We’re about to see another penis», prévient-elle Bill Dobson alors qu’ils feuillettent un livre. Yazmin McKay, au cours d’une assemblée départementale, rappelle que, quand on est une professeure en début de carrière, on a intérêt à lire attentivement les règlements de cette assemblée. Joan Hambling, qui est spécialiste de Chaucer, aime parler crûment (et boire beaucoup). Ji-Yoon Kim a eu à choisir : soit elle suivait son compagnon dans une autre université dans des conditions qui ne lui convenaient pas, soit elle restait où elle était, seule. Cet aspect de la série est particulièrement réussi : on voit bien que les conditions des carrières universitaires ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes.

Ceux-ci ne sont pas gâtés. Bill Dobson (joué par Jay Duplass) est le professeur cool, vaguement adulescent, mal rasé et mal habillé, adoré de ses étudiants, jusqu’au jour où il fait un geste déplacé en classe, puis se met les pieds dans le plat à répétition. Paul Larson (David Morse) est le doyen qui n’entre plus jamais dans une salle de classe et qui est obsédé par le risque du moindre débordement qui pourrait inquiéter les riches donateurs qui l’emploient. John McHale (Ron Crawford) est un personnage complètement ridicule : toujours endormi, volontiers pétant («Was it me or you ?»), il n’a strictement aucune épaisseur dramatique; il serait difficile de faire plus caricatural. David Duchovny fait un caméo dont on espère qu’il soit ironique.

Rire de soi ?

Bien sûr, on rit devant The Chair : les séquences d’ouverture de chaque épisode, notamment, sont efficaces; Holland Taylor est spectaculaire. Oui, on partage les difficultés et hésitations de Ji-Yoon Kim, que rend fort bien Sandra Oh. Certes, les enjeux abordés sont d’importance : la liberté d’expression, le rôle de l’argent dans les établissements universitaires, les relations raciales, le traitement réservé aux femmes et aux minorités. Évidemment que certains professeurs d’université devraient prendre leur retraite au lieu de s’incruster. Tout cela est juste, mais guère neuf.

Il manque à The Chair la volonté de sortir des sentiers battus et rebattus.

P.-S.—Plusieurs professeurs d’université autour de l’Oreille tendue semblent prendre plaisir à la caricature que leur propose The Chair. Ils auraient peut-être intérêt à se demander ce que révèle cette caricature de leur milieu et d’eux-mêmes. Sommes-nous vraiment si nuls ? Et si contents de l’être ?