Les zeugmes du dimanche matin et de Raymond Queneau

Raymond Queneau, En passant, éd. de 2000, couverture

Première scène

Irène
Je voudrais que tu m’écoutes. J’ai quelque chose de grave à te dire.

Joachim
Ici ?

Irène
Ici.

Joachim
Ici ? Entre la valise, la mendigote et le courant d’air ?

Irène
Oui.

(p. 13-14)

Deuxième scène

Étienne
Je voudrais que tu m’écoutes. J’ai quelque chose de grave à te dire.

Sabine
Ici ?

Étienne
Ici.

Sabine
Ici ? Entre la valise, la mendigote et le courant d’air ?

Étienne
Oui.

(p. 43-44)

Raymond Queneau, En passant. Un plus un acte pour précéder un drame, Paris, Gallimard jeunesse, coll. «Folio Junior théâtre», 1045, 2000, 105 p. Petit carnet de mise en scène de Françoise Valon. Postface de Michel Lécureur. Édition originale : 1980.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les Damnés à la Comédie-Française

Les Damnés, Comédie-Française, 2019, programme, couverture

Dès sa création au festival d’Avignon en 2016, l’Oreille tendue a souhaité voir les Damnés, le spectacle théâtral que le metteur en scène belge Ivo van Hove a tiré du scénario du film éponyme de Luchino Visconti (1969), scénario que celui-ci a cosigné avec Nicola Badalucco et Enrico Medioli. Il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’un spectacle autonome.

Cela n’avait pas été possible lors de sa première reprise à la Comédie-Française. Cette fois-ci a été la bonne (merci, François).

L’intrigue ? Dans l’Allemagne des années 1930, la famille von Essenbeck possède des aciéries. Devant la montée du national-socialisme, elle doit choisir son camp. Quelques hectolitres d’hémoglobine plus tard, ce sera réglé : ce qui restera de la famille — pas grand-chose — sera nazi. Wolf von Aschenbach (Éric Génovèse) aura imposé sa lecture des événements, d’abord contre Herbert Thallman (Sébastien Pouderoux), puis contre Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne).

Débarrassons-nous, pour commencer, des aspects les plus faibles du spectacle. Les nazis contrôlaient mal leurs pulsions homosexuelles, notamment quand ils avaient bu trop de bière, laisse entendre une scène de beuverie bavaroise; elle est interminable (malgré la maestria technique). Le personnage du jeune idéaliste repoussé par son père, Günther (Clément Hervieu-Léger), se transformerait en bon petit soldat nazi; c’est dit, mais jamais (dé)montré, au détriment du réalisme psychologique — sans compter que le personnage disparaît de la résolution des intrigues familiales. La scène finale est digne d’une création d’adolescents : le vilain qui tire sur la foule avec sa mitraillette, cela a dû être fait un milliard de fois, en plus de déforcer la scène qui précède immédiatement, magnifique sur le plan visuel et symbolique, où l’on voit Martin (Christophe Montenez) couvert des cendres ses membres assassinés de sa famille.

Cela étant, les forces des Damnés sont nombreuses.

La principale est technique. Outre les très nombreux personnages sur le plateau, il y avait plusieurs «cadreurs» qui filmaient les échanges et les lieux, caméra à l’épaule, tout de noir vêtus. On les voyait en permanence, et on parvenait pourtant le plus souvent à les oublier, y compris, ce qui n’est pas rien, quand ils filmaient des scènes érotiques en très gros plan. Parfois, il s’agissait de rendre visible, sur un grand écran central, ce qui se déroulait sur les bords du plateau (il n’y avait pas de coulisse) ou sur celui-ci. Côté jardin, les personnages s’habillaient et se maquillaient, parfois avec l’aide d’une maquilleuse. Côté cour, une fois morts, on les enfermait dans des cercueils. (On filmait aussi, dans ces cercueils, ce qu’on imaginait être les derniers moments des victimes.) Parfois, grimpé sur l’échafaudage soutenant l’écran, un vidéaste donnait à voir le plateau et ses objets. À un moment, le personnage de la baronne Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre) part à la recherche de son fils dans les couloirs de la Comédie-Française, puis sur la place de la Comédie, suivie par un vidéaste. Des images d’archives sont projetées : de l’incendie du Reichstag, des autodafés nazis, du camp de concentration de Dachau. Dans la (trop) longue orgie bavaroise, deux comédiens jouent sur le plateau, Denis Podalydès (Constantin von Essenbeck) et Sébastien Baulain (Janeck). Sur le grand écran au-dessus d’eux, on les voit jouer, en plongée, mais ils sont entourés de plusieurs de leurs camarades des SA (la Sturmabteilung); le jeu mêle le direct (les deux comédiens sur scène) et le différé (les deux mêmes comédiens, faisant les mêmes gestes, entourés de plusieurs autres acteurs, en vidéo). C’est visuellement spectaculaire.

Ce ne sont pas les seules images qui restent de ce spectacle. L’assassinat de Constantin von Essenbeck est symbolisé par les seaux de sang dont on l’asperge. Rejetée par son fils, Sophie von Essenbeck, dénudée, est couverte de goudron et de plumes. Martin, lui, on l’a vu, termine la pièce nu et couvert de cendres. Chaque fois qu’un personnage meurt, les survivants viennent sur le plateau dévisager le public, en un ballet funèbre plusieurs fois répété.

Les exemples retenus ci-dessus le disent assez : les Damnés est un spectacle qui vise à secouer le spectateur. Par ses thèmes, d’abord : la débauche, l’inceste, la pédophilie, le meurtre, la violence financière, militaire et politique. Par sa mise en scène ensuite : chez Ivo van Hove, on se bat, on se mord jusqu’au sang, on met dans leur tombe des personnages, y compris une enfant. Par son décor, où dominent les métaux. La musique peut être douce — Günther jouant de la clarinette pour l’anniversaire de son grand-père, Joachim von Essenbeck (Didier Sandre) — ou pas du tout — «metal industriel» (Rammstein) à l’appui. Quand un personnage meurt, une lumière crue éclaire la salle et les spectateurs entendent une sirène d’usine.

L’agression est constante et efficace. Pourtant, le soir du 6 avril, pendant 2 heures dix minutes, on n’a pas entendu un son dans une salle Richelieu tétanisée.

P.-S.—La Comédie-Française a son vocabulaire bien à elle. Où aller retirer ses billets ? À la boîte à sel. Qu’offre-t-on à un régisseur qui prend sa retraite ? Son propre brigadier, pour frapper les trois coups initiaux. Cela ravit l’oreille de l’Oreille.

 

[Complément du jour]

Une lectrice de l’Oreille tendue vient de lui écrire. Elle a assisté à une représentation du spectacle au festival d’Avignon le 15 juillet 2016, le lendemain de l’attentat de Nice. «Le spectacle a commencé par une minute de silence avec les comédiens recueillis devant nous. Je vous jure que la scène finale de la mitraillette a pris une tout autre résonance.» Théâtre : art du moment.

Paris, op. 1

Elle l’a sûrement déjà dit, mais l’Oreille tendue n’en est pas à une répétition près : ce n’est pas en avion que l’être humain est à son meilleur. Il l’est encore moins au moment de monter dans l’avion et d’en descendre. (L’Oreille est, elle aussi, un être humain.)

Lecture de début de voyage (parisien) : Éric Plamondon, Oyana (2019). Appelons cela «Le paradoxe de Plamondon romancier» : quand cet écrivain inventif (voir la trilogie 1984) essaie d’être le plus romanesque possible (de multiplier les péripéties et les rebondissements), ça ne marche vraiment pas du tout. (C’était pire dans Taqawan, il est vrai.)

Scène d’autocar : «Grave», au sens de «Oui», répété trois fois de suite, sur trois tons. Respect. R-e-s-p-e-c-t. R.e.s.p.e.c.t.

Une nouvelle espèce prolifère sur les trottoirs parisiens : la trottinette électrique en libre-service, soit en état de marche — c’est dangereux — soit abandonnée tout partout — c’est dangereux. Certains progrès n’en sont pas. (Martine Sonnet nous avait pourtant prévenus.)

On n’apprécie pas toujours assez le verbe être, en France comme au Québec.

Être ou demeurer ?

(Non, l’Oreille ne s’en est pas pris à la camionnette elle-même, ainsi que l’a brièvement craint @machinaecrire. @ljodoin, lui, s’est inquiété pour le «cheap driver».)

L’Oreille est une créature d’habitude. Mangeant à son habituelle pizzéria, elle ne fut pas peu étonnée du «En vous souhaitant une bonne appétit» de la serveuse. Celle-ci ne paraissait pourtant pas québécoise.

Au Nemours, à côté de la Comédie-Française, on ne sert plus de Pelforth brune. L’Oreille le regrette. C’est une créature d’habitude.

Parisienne, bière brune parisienne

Odeur d’herbe fraîchement coupée, boulevard Pasteur, le 3 avril. L’Oreille dit ça, elle ne dit rien.

Ajout à la rubrique «Divergences transatlantiques». Au Québec, «shot» est, sauf rarissimes exceptions, féminin. Pas là.

Un shot ou une shot ?

Fini d’attendre.

Société Godot & fils, Paris

Au théâtre, mercredi.

Deux spectatrices discutent derrière l’Oreille : «— On est bien placées, mais on ne voit pas les pieds des comédiens. — C’est pas grave. On les devinera.»

Deux rangs devant, il y avait Nicolas Maury — oui, oui, le Hervé d’Appelez mon agent / 10 %.

Sur la scène, la Double Inconstance de Marivaux, au Théâtre 14, dans une mise en scène de Philippe Calvario. Lecture sombre (donc du goût de l’Oreille), acteurs brillants, jeu physique — musique parfois anachronique, presque toujours inutile. Et le jeu de mains de Sylvia (Maud Forget).

Après le spectacle, repas au café, avec Paris-Saint-Germain / FC Nantes — c’est du soccer — sur écrans géants. Les partisans nantais, les sobres comme les moins, n’étaient pas du tout contents d’un pénalty non décerné. Et le jeu de pieds de Mbappé.

Archéologie parisienne.

«Je suis Charlie», Paris, 2019

(à suivre)

 

Références

Plamondon, Éric, 1984. Romans. Trilogie. Hongrie-Hollywood Express. Mayonnaise. Pomme S, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 96, 2016, 600 p. Ill. Éditions originales : 2011, 2012 et 2013.

Plamondon, Éric, Oyana, Meudon, Quidam éditeur, 2019, 145 p.

Plamondon, Éric, Taqawan. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 13, 2017, 215 p.

Trente-cinquième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Antilogie

Définition

«Contradiction d’idées, dans un discours, un écrit» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Exemples

«Il est certain que je ne pouvais tomber dans de meilleures, ni de plus mauvaises mains» (John Cleland, Fanny Hill, éd. de 1993, p. 69).

«Voilà comment votre Majesté, par un secret qui lui apartient exclusivement, fait toujours le bien qu’elle fait et celui qu’elle ne fait pas» (lettre de Grimm à Catherine II, [1784], Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, p. 47-48).

«Oh ! je m’y tiendrai absolument, ou je ne pourrai» (La Popelinière, Tableaux des mœurs du temps dans les différents âges de la vie, éd. de 1996, p. 180).

«Eh ! nous ne différons que du oui et du non, ce n’est qu’une bagatelle» (Marivaux, la Double Inconstance, acte I, scène VIII, éd. de 1989, p. 271).

 

Références

Cleland, John, Fanny Hill. La fille de joie. Récit quintessencié de l’anglais par Fougeret de Montbron, France, Belgique et Suisse, Actes Sud, Labor et l’AIRE, coll. «Babel», 61, 1993, 122 p. Lecture d’Elsa Grasso et Guillaume Badoual. Édition de 1751.

Karp, Sergueï et Sergueï Iskul, avec la collaboration de Georges Dulac et de Nadejda Plavinskaya, «Les lettres inédites de Grimm à Catherine II», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 10, avril 1991, p. 41-55. http://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1991_num_10_1_1099

La Popelinière, Alexandre Joseph de, Tableaux des mœurs du temps dans les différents âges de la vie, Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 2794, série «Domaine français», 1996, 285 p. Préface de Roger Vailland. Postfaces de Pierre Josserand et Jacques Haumont. Édition originale : vers 1750.

Marivaux, la Double Inconstance, dans Théâtre complet. Tome premier, Paris, Bordas, coll. «Classiques Garnier», 1989, p. 237-315 et p. 1053-1059. Texte établi, avec introduction, chronologie, commentaire, index et glossaire par Frédéric Deloffre. Nouvelle édition, revue et mise à jour avec la collaboration de Françoise Rubellin. Édition originale : 1723.