Prête-moi ta plume

L’histoire est banale. L’un est laid, mais sa parole est d’or. L’autre est beau, mais les mots lui font défaut. Cela donne Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : Cyrano y prête sa plume à Christian, pour le cœur de Roxane.

La pièce est de 1897; la situation, d’aujourd’hui. Trois exemples.

Que font les adolescents français qui veulent séduire par texto, mais qui ont peur de pas suffisamment bien s’exprimer ? Ils demandent à un tiers d’écrire à leur place. C’est l’«effet Cyrano». (Élisabeth Clément-Schneider rapporte le cas en 2013.)

Vous cherchez l’âme sœur, mais vous craignez de ne pas être à votre avantage par écrit ? Vous pouvez faire appel à Guillaume Dumas, «cet “aspirant Cyrano” du web». Sur le site datective.ca, contre rétribution, il vous offre ses services d’«assistance à la séduction». (C’est la Presse+ du 1er janvier 2015 qui le dit.)

Comment utiliser la technologie actuelle dans la célèbre scène du balcon (acte III, sc. X), celle où le personnage éponyme, profitant de l’obscurité, se fait passer pour son rival et obtient pour lui un baiser de celle qu’il(s) aime(nt) ? Au Théâtre de l’Odéon, à Paris, en 2014, Dominique Pitoiset propose une conversation Skype qui réunit les personnages : Cyrano peut alors «avec vraisemblance prendre la place de Christian en éteignant sa caméra vidéo». (Cette mise en scène est décrite par Pierre Antoine Lafon Simard dans le plus récent numéro de Jeu. Revue de théâtre, dans le dossier «Réseaux sociaux».)

Tout est affaire de technique. Et rien ne l’est.

 

[Complément du 9 février 2015]

Dans une entrevue au quotidien la Presse+ («Unir comme Cyrano de Bergerac»), Guillaume Dumas persiste et signe : «Il y a quelque chose d’intéressant d’être le séducteur secret, la plume de quelqu’un.»

 

[Complément du 16 août 2022]

L’«effet Cyrano» existe aussi en musique. Selon la notice nécrologique que lui consacre le Washington Post, Lamont Dozier, encore adolescent, vendait les paroles de ses chansons pour qu’elles soient transformées en lettres : «He began writing songs while still a teen, turning some lyrics into love letters he sold to friends, Cyrano de Bergerac-style, for 50 cents

 

Références

Clément-Schneider, Élisabeth, «Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit de lycéens», Caen, Université de Caen, thèse de doctorat, octobre 2013, 503 p. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00911228

Lafon Simard, Pierre Antoine, «Une lointaine proximité, oxymore de l’intime», Jeu. Revue de théâtre, 153, 2014, p. 41-45. Le passage cité se trouve p. 43. https://id.erudit.org/iderudit/73028ac

Rostand, Edmond, Cyrano de Bergerac. Comédie héroïque en cinq actes, Paris, L’école des loisirs, coll. «Classiques», 2007, 374 p. Ill. Présentation et commentaires de Dominique Guerrini. Illustrations de Philippe Dumas.

Divergences transatlantiques 033

Soit la phrase suivante, tirée de l’excellente série «précipités» de Mahigan Lepage :

«ça file devant mes yeux au carrefour d’hanoï où je m’envoie des litres de bia hoi en arrière du gorgoton» («jeune couple on a date un samedi soir à un carrefour d’hanoï», 7 juillet 2014).

Gorgoton, donc.

Cela s’entend : le gorgoton a à voir avec la gorge. Définition de Léandre Bergeron en 1980 : «Gorge. Gosier. Pomme d’Adam» (p. 252).

Qui s’envoie une bière «en arrière du gorgoton» se rince la dalle.

Notes historiques

À la fin du XIXe siècle, on trouve trois fois le mot sous la plume d’Hector Berthelot dans les Mystères de Montréal par M. Ladébauche, sous deux graphies différentes : «gargoton» (p. 71 et 144), «gorgoton» (p. 212).

Usito, le dictionnaire en ligne du français québécois, s’intéresse à l’histoire du mot : «L’étymologie de cet article est en cours de révision.» Sa définition est presque la même que celle de Bergeron : «Gorge, gosier.» L’exemple donné date de 1972 : «La vérité était qu’il n’osait pas s’avouer qu’il s’inquiétait, qu’une boule d’angoisse lui serrait le gorgoton depuis qu’il avait mis les pieds dans la rue des Récollets» (V.-L. Beaulieu, 1972).

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français classait «Gorgoton», mis pour «Gosier», parmi les barbarismes (p. 21).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Le rescapé

Arthur Buies selon Albert Chartier dans Séraphin illustré

«Mon ambition était d’étonner mes contemporains par mon style»
(Arthur Buies, Chroniques canadiennes).

Le 18 février 1994, l’Oreille tendue assistait à la soutenance de thèse de son ami Rainier Grutman. Elle souhaitait alors que cette soutenance permette de «fermer» le XIXe siècle québécois. Elle n’a malheureusement pas été entendue.

Pourquoi ce jugement que des esprits pressés pourraient juger péremptoire ? C’est que l’Oreille considère qu’on ne peut rescaper de cette période littéraire qu’un auteur, et un seul, l’essayiste Arthur Buies.

Voilà pourquoi elle se réjouit de découvrir, dans le plus récent numéro de la revue Liberté (304, été 2014), un dossier consacré à l’écrivain dans la rubrique «Rétroviseur». Introduit par Julien Lefort-Favreau («L’indépendance de la parole», p. 65), ce dossier contient des textes d’Élisabeth Nardout-Lafarge («Desesperanza», p. 66-67), Michel Vézina («Un père rimouskois», p. 67-68) et Martine-Emmanuelle Lapointe («Penser avec Buies», p. 68-69). De la belle ouvrage.

 

[Complément du 31 janvier 2016]

Les textes du dossier de Liberté paru en 2014 sont désormais disponibles ici, certains en version intégrale, d’autres par extraits.

La même revue a consacré un dossier à «Arthur Buies notre contemporain» (numéro 282) en novembre 2008. Les articles sont .

 

[Complément du 3 février 2016]

Dans une «Libre opinion» parue dans le Devoir du 29 janvier, «Les pays d’en haut ou la nouvelle victoire du père Grignon», Jonathan Livernois rejoint le jugement de l’Oreille : Arthur Buies est le «meilleur écrivain du XIXe siècle canadien-français» (p. A8).

 

Illustration : Albert Chartier, dans Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Séraphin illustré, préface de Pierre Grignon, dossier de Michel Viau, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p., p. 139.

 

Liberté, 304, couverture

Autopromotion 095

L’Oreille tendue est heureuse d’être associée au blogue collectif Lettres ouvertes, qui publiera des textes des chercheurs de son département.

Pour l’inauguration du blogue, six textes :

«Madame Bovary, c’est nous. Essai en quinze actes», d’Alex Gagnon;

«D’un roi blessé au bas du corps à la coupe Stanley : l’ancien français vu de Montréal», de Francis Gingras;

«Voltaire aurait-il signé le manifeste “Les animaux ne sont pas des choses” ?», de Renan Larue;

«Souvenirs sans profondeur», de Catherine Mavrikakis;

«La fin de la distinction entre réalité et fiction», de Marcello Vitali-Rosati;

«C comme crottin», un extrait du Langue de puck. Abécédaire du hockey de l’Oreille.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Benoît Melançon, Langue de puck. Abécédaire du hockey, 2014, couverture

Citation pleine de bon sens du samedi matin

Victor Hugo, portrait

«[La] langue française n’est point fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. […] Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer : elles oscillent sans cesse. À certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josué littéraires crient à la langue de s’arrêter; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent.»

Victor Hugo, Préface de Cromwell, édition d’Anne Ubersfeld, dans Œuvres complètes. Vol. 12. Critique, présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1985, xiii/761 p., p. 1-44, p. 30-31. Édition originale : 1827.