Du chien et de ses usages au Québec

Sandra Gordon, les Corpuscules de Krause, 2010, couverture

Soit les deux citations suivantes :

—J’ai déjà dit que je ne voulais pas vous voir fourrer le chien par ici, a-t-il aboyé.

—Je ne… fourre pas le chien.

Je ne savais pas ce que l’expression voulait dire, sinon que c’était quelque chose que Rigger n’aimait pas (Hockey de rue, p. 150).

Ça prend juste un bâtard comme toi pour venir fucker l’chien (les Corpuscules de Krause, p. 189).

Qu’en est-il donc de ce chien, qu’on fourre ou qu’on fucke (prononcé phoque) ?

Dans le premier texte, fourrer le chien signifie glander, ne rien faireloafer (verbe intransitif du premier groupe, prononcé lôfer), aurait-on dit à une autre époque.

Dans le suivant, il s’agit plutôt de compliquer une situation, de la faire se détériorer; cet emploi est péjoratif. Qui fucke le chien, donc, fout le bordel ou fait merder. (Cette deuxième acception, du moins aux oreilles de l’Oreille, paraît moins commune que la première.)

La langue anglaise est la source de cette expression, en ces deux sens.

Un forum de discussion sur Internet — merci à @LucGauvreau — évoque une troisième signification : avoir de la difficulté. Il y est question de «fuckage de chien» et de «fuckage de canidés».

Ces tentatives de définition laissent deux questions ouvertes.

D’où une telle expression peut-elle bien venir ? Comme dans d’autres cas, il vaut peut-être mieux ne pas se poser la question, histoire de ne pas se représenter l’affaire.

Le bon usage recommande-t-il fourrer (comme dans la traduction du roman de David Skuy par Laurent Chabin) ou fucker le chien (ainsi que l’écrit Gordon) ? Le débat a récemment occupé Twitter.

L’Oreille a souvenir d’avoir entendu les deux verbes. Forcée d’utiliser l’expression, elle choisirait le second.

@PimpetteDunoyer, résolument montréalocentriste, @LucieBourassa, trifluvienne d’origine, et @VeroMato, de la Mauricie, pencheraient pour fucker le chien.

En Outaouais, c’est moins clair. Pour @catherine_pj, il faut fucker, mais, selon @iericksen, dans «le nord de l’Outaouais», ce serait fourrer. Commentaire de @PimpetteDunoyer : «Va falloir que vous fixiez la ligne de partage ;-).»

Histoire de compliquer les choses, @AMBeaudoinB connaît au moins une région où on fucke la chienne.

Avant Twitter, en 1980, dans son Dictionnaire de la langue québécoise, aux articles «chien» et «fourrer», Léandre Bergeron retient fourrer (p. 128 et 233). L’année suivante, dans son Supplément, voilà «Foquer l’chien» (p. 102). On voit aussi apparaître «Fourreur de chien» («n.m. — Sobriquet donné au contremaître dans les chantiers. — Paresseux», p. 103). Nulle trace, cependant, du foqueur de chien.

Qui fixera l’usage ? Qui sera le Vaugelas de la copulation canine ? En attendant, cela fait désordre.

 

[Complément du 19 janvier 2015]

C’est Victor-Lévy Beaulieu qui a publié il y a plus de trente ans les dictionnaires de Bergeron. Le 31 décembre 2014, histoire de finir l’année en beauté, le quotidien le Devoir reproduisait un texte tiré de la page Facebook de Beaulieu sous le titre «Ce désastre qu’est devenu notre langue». Son dernier paragraphe était le suivant : «Tout cela pour vous dire que dorénavant, j’éliminerai systématiquement de ma page toutes celles et tous ceux-là que je considère comme les assassins de notre langue, donc du pays à faire venir. Que toutes celles et tous ceux-là aillent foquer le chien avec des pareils à eux-mêmes !» (p. A7) Manifestement, foquer le chien ne fait pas partie des vœux de bonne année de VLB à ses lecteurs.

 

[Complément du 19 mai 2018]

En chanson, fucker le chien se trouve dans «Mon pays» (interprétation : Robert Charlebois; paroles : Réjean Ducharme). C’est un reproche.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Skuy, David, Hockey de rue, Montréal, Hurtubise, 2012, 232 p. Traduction de Laurent Chabin. Édition originale : 2011.

Autopromotion 030

Il y a 1,2 lustre, l’Oreille tendue publiait les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle. Une édition de poche de ce livre vient de paraître à Montréal, chez Fides, dans la collection «Biblio-Fides». Elle sera très bientôt disponible, en édition papier et en édition numérique.

En avant-première, la couverture.

Benoît Melançon, les Yeux de Maurice Richard, éd. de 2012, couverture

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Vocabulaire de la consommation (humaine)

Le verbe magasiner, employé intransitivement, est connu des dictionnaires. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) en donne par exemple cette définition : «Région. (Canada) Aller faire des achats dans les magasins (cf. Faire des courses).»

Il ne faudrait toutefois pas oublier que le verbe connaît aussi un usage transitif direct. Qui magasine quelque chose se prépare à l’acquérir ou à l’obtenir.

Exemples

«“Magasiner” notre société» (la Presse, 25 octobre 2002).

«On magasine son bonheur !» (la Presse, 13 janvier 2003).

«Quand je magasine une auto, je me sers un peu de ma tête, et beaucoup de mon postérieur» (publicité).

«Je me suis magasiné un emploi épanouissant […]» (les Truites à mains nues, p. 34).

«Magasiner un spectacle à Édimbourg» (la Presse, 22 août 2011, cahier Arts et spectacles, p. 5).

«Magasiner son cégep» (le Devoir, 19-20 novembre 2005, p. C9).

«Le géant Home Depot magasine les fournisseurs québécois» (le Devoir, 4 mars 2004, p. B1).

Plus étrangement, il semble aussi qu’on puisse magasiner quelqu’un, afin d’en recevoir des services (dont la nature varie considérablement).

Exemples

«Magasiner son orthodontiste» (la Presse, 13 mai 2001).

«Des couples américains “magasinent” des mères porteuses au Canada» (la Presse, 28 août 2001).

«Le problème dans notre culture, c’est que les gens ne magasinent pas assez leurs partenaires !» (la Presse, 17 décembre 2003).

Les consommateurs d’aujourd’hui ne connaissent pas leur chance.

P.-S. — Il va de soi qu’on peut magasiner pour quelque chose, par exemple un appareil photo.

Le verbe «magasiner» au Québec

 

[Complément du 24 juin 2016]

L’Oreille tendue découvre un autre usage de magasiner. Chez certains, il a le sens de mettre sur le marché, offrir aux autres (consommateurs). Exemple : «Je ne magasine pas P.K.», affirmait hier le directeur général des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, Marc Bergevin, s’agissant de son défenseur étoile, P.K. Subban; il ne tenterait donc pas de l’échanger. Espérons qu’on puisse le croire.

 

[Complément du 29 septembre 2018]

Se magasiner quelque chose, c’est aussi courir le risque de l’obtenir : «Les deux zigotos, à se tordre le cou de même pour guetter les corbeaux et les augures, se magasinaient un torticolis» (la Bête creuse, p. 111).

 

[Complément du 11 mai 2019]

Pour un registre plus sombre, voir Royal, un roman de Jean-Philippe Baril Guérard (2016) : «Dans un monde idéal, tu serais pas en train de te magasiner un suicide» (éd. 2018, p. 83).

 

[Complément du 20 novembre 2022]

Qui se magasine une claque sur la gueulemerci, Luc Jodoin — devrait faire preuve de prudence. Sinon, ça risque de lui faire mal.

 

Références

Baril Guérard, Jean-Philippe, Royal. Roman, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2018, 287 p. Édition originale : 2016.

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bolduc, Charles, les Truites à mains nues. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2012, 139 p.