À une époque, l’Oreille tendue proposait périodiquement des néologismes. Depuis trop longtemps, elle a failli à sa tâche. Revenons-y.
Vous passez vos vacances dans votre pays plutôt qu’à l’étranger ? En anglais, on parle maintenant de staycation — ou pas : «He called it a staycation. I told him to never use that word in my presence again» (Revenge Tour, p. 109). Google Translate propose, en français, séjour; ça ne va pas le faire.
Vous mêlez travail et vacances ? Il y a tracances et worliday pour cela — même si ce n’est pas recommandé. Vous vous contentez de chercher des agréments dans vos voyages d’affaires ? Parlez de bleisure.
Vous vous intéressez aux astres morts ? La nécroplanétologie est pour vous.
Vous croyez que le capitalisme fait mourir ? Ce serait la faute du nécrocapitalisme.
Comme toujours, le suffixe -ion est riche : défrancisation (vous pensez que Montréal serait de moins en moins une ville française), duraflation (vous trouvez des produits défraîchis sur les rayons), réduflation (vous en avez moins pour le même prix à l’épicerie), giletjaunisation (vous vous radicalisez).
Terminons en parlant d’argent. Les bénéfices financiers du vélo vous paraissent nombreux ? C’est normal : il existe désormais une véloconomie. Sera-t-elle étudiée par l’éconophysique ? Cela reste à voir.
«Avec une programmation resserrée autour de projets-phares centrés sur ce qui fait sa valeur ajoutée pour gagner en agilité et en efficacité pour un impact plus grand, l’OIF est désormais dotée d’un nouveau cadre stratégique 2023-2030.»
On pourrait penser que cette phrase, tirée d’un quotidien montréalais de cette fin de semaine, comporte tous les fétiches linguistique du management : «projets-phares», «valeur ajoutée», «agilité», «efficacité», «impact», «cadre stratégique».
De quoi l’Oreille tendue se plaint-elle alors ? Pourquoi pinaille-t-elle ? Elle déplore seulement l’absence d’«efficience». Pourquoi se priver de «pour gagner en agilité, en efficacité et en efficience» ? Cela aurait été si beau.
La semaine prochaine, l’Oreille tendue sera à Halifax pour y présenter une conférence intitulée «Le français : une langue menacée ?» Parmi les menaces (supposées) qu’elle commentera, il devrait y avoir les nouvelles technologies, l’écriture inclusive, la domination mondiale de l’anglais et l’insécurité linguistique. Il sera aussi question du franglais. (Sur cette question, voir ici et là.)
Au Québec, le français est en déclin. Ensemble, renversons la tendance.
Voici la nouvelle publicité du Ministère de la Langue française pour susciter une prise de conscience des Québécois au déclin du français au Québec.
L’objectif de la vidéo — qui associe la langue française à un oiseau de proie vulnérable — est clairement de s’en prendre à l’utilisation par les jeunes de mots anglais quand ils parlent français. En linguistique, on parlerait d’alternance codique (code-switching), mais, depuis un pauvre livre d’Étiemble, on utilise souvent le mot franglais pour désigner ce phénomène. Exemple : «Mais malgré que ses skills de chasse soient insane, l’avenir du faucon pèlerin demeure sketch.»
Il y aurait beaucoup de choses à dire de cette campagne publicitaire. Retenons-en trois.
Postuler que «le français est en déclin» au Québec est un discours alarmiste. L’est-il sur tous les plans ? Partout au Québec ? Pour toutes les tranches d’âge ? Dans toutes les situations de la vie privée et publique ? Le ministre ne pèche pas par excès de nuance. (Il n’est pas le seul.)
Laisser entendre que les phrases (évidemment inventées) de la publicité ne sont pas du français, ou sont du mauvais français, bute sur un écueil : ce sont des phrases en français — mais d’un registre tout à fait particulier. L’Oreille tendue a longtemps enseigné; elle n’a jamais lu de phrases semblables dans une copie d’étudiant. Autour d’une table, dans un repas familial, au stade ? C’est autre chose.
Penser que les jeunes Québécois vont changer leurs pratiques linguistiques parce que leur gouvernement s’attaque à celles-ci ne paraît pas être la stratégie la plus sûre pour qu’ils les transforment, si tant est qu’il soit impératif qu’ils le fassent.
P.-S.—Cela vous rappelle une publicité électorale du Parti québécois en 2022 ? Vous n’avez pas tort.
P.-P.-S.—Autre hasard : l’Oreille découvre cette vidéo au moment où elle lit un ouvrage d’Annette Boudreau, Dire le silence (2021). L’autrice y cite notamment deux extraits de chroniques rédigées pour le journal acadien l’Évangéline par Alain Gheerbrant en… 1967 et 1968 : «si personne ne se réveille, dans quinze ou vingt ans on ne parlera plus de l’Acadie comme d’une région de langue française» (20 novembre 1967, p. 164); «Personne ne peut nier de bonne foi que l’anglicisation ne galope — surtout dans certains secteurs comme les écoles — et c’est dans ce cas-là la faute des élèves» (10 septembre 1968, p. 165). Plus ça change…