Portrait anthume et portrait posthume

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

«Malgré les qualités professionnelles de Delahaye, ses apparences jouaient contre lui. Delahaye est un homme entièrement en courbes. Colonne voûtée, visage veule et moustache en friche asymétrique qui masquait sans régularité toute sa lèvre supérieure au point de rentrer dans sa bouche, certains poils se glissant même à contresens dans ses narines : trop longue, elle a l’air fausse, on dirait un postiche. Les gestes de Delahaye sont ondulants, arrondis, sa démarche et sa pensée également sinueuses, et, jusqu’aux branches de ses lunettes étant tordues, leurs verres ne résident pas au même étage, bref rien de rectiligne chez lui. […] Il est, chacun peut l’observer, des personnes au physique botanique. Il en est qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs : tournesol, jonc, baobab. Delahaye, quant à lui, toujours mal habillé, rappelle ces végétaux anonymes et grisâtres qui poussent en ville, entre les pavés déchaussés d’une cour d’entrepôt désaffecté, au creux d’une lézarde corrompant une façade en ruine. Étiques, atones, discrets mais tenaces, ils ont, ils savent qu’ils n’ont qu’un petit rôle dans la vie mais ils savent le tenir.»

«Non content de n’être pas mort, ce qui finalement ne surprenait Ferrer qu’à peine, Delahaye avait beaucoup changé en quelques mois. Il s’était même transformé. Le fatras d’angles obtus et flous qui avaient toujours défini sa personne avait cédé la place à un faisceau de lignes et d’angles acérés, comme si tout cela avait fait l’objet d’une excessive mise au point. / Tout n’était plus à présent chez lui […] que traits impeccablement tirés : sa cravate dont on avait toujours connu, quand il en portait une, le nœud décalé sous un angle ou l’autre de son col de chemise, le pli de son pantalon qu’on n’avait perçu qu’évanoui car poché à hauteur des genoux, son sourire même qui dans le temps ne tenait pas la route et s’amollissait vite, s’arrondissait, s’érodait comme un glaçon sous les tropiques, sa raie aléatoire sur le côté, sa ceinture diagonale, les branches de ses lunettes et jusqu’à son regard même — bref tous les segments ébauchés, brouillés, inachevés et confus de son corps avaient été redressés, raidis, amidonnés. Les poils incontrôlés de sa moustache informe avaient eux-mêmes été fauchés au profil d’une droite impeccable, fil parfait soigneusement taillé, comme tracé au pinceau fin dans un style latin au ras de la lèvre supérieure. […] Ce faisant, de dos, [Ferrer] observait les vêtements de son ancien assistant : dans ce domaine également les choses avaient changé. Son complet croisé en flanelle anthracite semblait lui servir de tuteur tant l’homme se tenait à présent droit. Comme il se retournait pour s’asseoir, Ferrer nota une cravate nuit sur chemise à fines rayures perle, aux pieds des richelieus couleur de meuble ancien, et son épingle de cravate et ses boutons de manchettes émettaient des éclats éteints, sourdes sonorités d’opale muette et d’or dépoli, en somme il était habillé comme Ferrer aurait toujours souhaité, à la galerie, qu’il le fût. Seul accroc dans le tableau quand Delahaye se laissa tomber dans un fauteuil et que les revers de son pantalon se haussèrent : les élastiques de ses chaussettes semblaient hypotendus.»

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p., p. 26-27, p. 28-29 et p. 228-230.

Divergences transatlantiques 030

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, 2008, couverture

Soit la date de tombée ou l’échéance, appelée parfois deadline.

Un Québécois dira un deadline.

L’Oreille tendue découvre qu’il n’en est pas de même dans l’Hexagone.

«“L’exil, des diasporas à la littérature mondiale”, déjà beaucoup de belles propositions mais la deadline approche !» (@cyrilverlingue)

«Et ils n’étaient rien d’autre, ces soldats de l’information qui occupaient le hall : des prisonniers de guerre immobilisés par une deadline» (le Bonhomme de neige, p. 254).

«Deadline. n.f. — moment auquel quelque chose doit avoir été réalisé (prononcer “dèdelaïne”)» (le Dico des mots qui n’existent pas […], p. 86).

Elle s’en étonne. Elle ne devrait peut-être pas.

 

Références

Nesbø, Jo, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2007.

Talon, Olivier et Gilles Vervisch, le Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même, Paris, Express Roularta Éditions, 2013, 287 p.

Le mythe : se tromper et avoir raison

I.

Soit le poème «44» de Trivialités de Michel Beaulieu (2001) :

il finirait bien par déménager
quoiqu’il advienne et Maurice Richard
le tout premier de mes samedis soirs
blessé me forçait à voir Elmer Lach
dont j’obtiendrais l’autographe à la plage
l’été suivant compter le but gagnant
puis s’immortaliser dans les séries
en deuxième surtemps de la septième
sur une passe de son ailier droit
une photo montre Milt Schmidt assis
sur la glace et les bâtons des deux joueurs
en forme de V tandis qu’ils s’étreignent

Le but décrit par le poète, celui des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, a été marqué par Elmer Lach (oui), sur une passe de Maurice Richard (oui), devant un Milt Schmidt effondré (oui), durant les séries éliminatoires (oui), en prolongation (oui). C’est le but gagnant (oui), contre les Bruins de Boston, le 16 avril 1953. Les bâtons de Lach et Richard forment un V (oui); l’atteste une photo célèbre prise par Roger Saint-Jean.

Elmer Lach et Maurice Richard, photographie par Roger Saint-Jean, la Presse, 16 avril 1953

Le poète a toutefois tort. Cela se passait dans le cinquième match (pas le septième) et au début de la première période de prolongation, le «surtemps» (pas la deuxième).

II.

Dans le film Histoires d’hiver de François Bouvier (1998), un oncle raconte à son neveu un but marqué par Maurice Richard le 8 avril 1952 contre les Bruins de Boston, «un des plus beaux jeux qui s’est jamais vus dans l’histoire des séries de la couple Stanley». Il affirme que le match s’est terminé 2 à 1 en faveur des Canadiens contre les Bruins de Boston.

Maurice Richard a marqué ce soir-là (oui) un but devenu légendaire. C’était pendant les séries éliminatoires (oui).

L’oncle a toutefois tort. Maurice Richard a marqué le 2e but de son équipe contre le gardien Jim «Sugar» Henry et le match s’est terminé 3 à 1.

III.

Stéphane Laporte, le chroniqueur de la Presse, livre ses souvenirs du célèbre ailier droit des Canadiens le 15 mars 1998 sous le titre «Mes oncles et Maurice Richard».

Que disent ces oncles ?

«— Une fois Stéphane, le Rocket y’avait passé la journée à déménager des gros meubles. Pis y’était tellement épuisé rendu au soir qu’il a demandé à son coach de ne pas le faire jouer. Mais son coach l’a fait jouer pareil. Et Maurice a compté cinq buts ! Pas deux, pas trois, pas quatre… cinq buts ! Pis Michel Normandin lui a donné les trois étoiles à lui tout seul !
— Ben non Jacques, c’est pas Normandin qui lui a donné les trois étoiles, c’est Lecavalier !
— Voyons Yvan, oussé que tu t’en vas avec ton Lecavalier, c’est Normandin…»
Je me permets d’interrompre mes deux oncles :
«— C’est ni l’un ni l’autre, c’est Charlie Mayer !
— Ben oui, t’as raison ! Comment ça se fait que tu sais ça toi, le p’tit bout ?
— Je l’ai lu dans un de mes livres !»

Le 28 décembre 1944, après une journée de déménagement (oui), Maurice Richard a marqué cinq buts (oui) contre les Red Wings de Detroit dans une victoire de 9 à 1. Charlie Mayer a nommé Maurice Richard première, deuxième et troisième étoile d’un match (oui).

Stéphane Laporte a toutefois tort. Ce n’est pas le 28 décembre que Maurice Richard a reçu les trois étoiles d’un match; c’est le 23 mars de la même année, à la suite de la victoire de son équipe, 5 à 1, contre les Maple Leafs de Toronto.

***

Sur le plan factuel, Michel Beaulieu, François Bouvier et Stéphane Laporte ont tort. Ce qu’ils racontent avec assurance est faux.

Pourtant, ils ont raison, en quelque sorte. Maurice Richard est un mythe; tous les discours sur lui sont vrais.

Sans croyance, pas de mythe.

P.-S. — L’Oreille tendue a consacré tout un livre à ces questions, les Yeux de Maurice Richard (2006).

P.-P.-S. — Les exégètes ne s’entendent pas sur le nom de celui qui a décerné les étoiles du match à Maurice Richard le 23 mars 1944. Outre les noms mentionnés par les oncles de Stéphane Laporte, il y a aussi ceux de Foster Hewitt et d’Elmer Ferguson. Paul Daoust, en 2006, parle même d’un tandem Charles Mayer / Elmer Ferguson (p. 25). L’Oreille ne saurait trancher.

P.-P.-P.-S. — L’exposition «La rue Sainte-Catherine fait la une» du musée Pointe-à-Callière (7 décembre 2010 au 24 avril 2011) entretenait la même confusion : «5 buts et 3 passes en un seul match; il obtient les 3 étoiles de la rencontre !».

 

Références

Beaulieu, Michel, Trivialités, Montréal, Éditions du Noroît, 2001, [s.p]. Ill. Préface de Guy Cloutier.

Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.

Laporte, Stéphane, «Mes oncles et Maurice Richard», la Presse, 15 mars 1998, p. A5. Repris dans la Presse, 28 mai 2000, p. A8, dans Stéphane Laporte, Chroniques du dimanche, Montréal, La Presse, 2003, p. 23-26 et dans Alain de Repentigny, Maurice Richard, Montréal, Éditions La Presse, coll. «Passions», 2005, p. 9-11.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Plagier Voltaire

L’Oreille tendue a eu plusieurs fois l’occasion de citer l’écrivain Roch Carrier, s’agissant de sacres et de sport. (Voir notamment ici.)

Comment Carrier est-il venu à l’écriture ? Il le raconte dans le texte «Comment suis-je devenu romancier ?» (1971) :

À douze ans donc, un collégien plus avancé que moi, mon voisin, m’avait prêté dans cette salle d’étude où chuintaient les pages des dictionnaires grec et latin, m’avait prêté Candide et je me demande si, à la découverte de l’Amérique, Christophe Colomb a été aussi émerveillé devant ce continent qu’il découvrait. Candide, ce conte que je découvrais et qui était tellement moins bête que les centaines de contes de fées que j’avais lus dans l’Encyclopédie de la Jeunesse; c’est à ce moment, je pense, que je suis devenu écrivain. J’ai commencé alors à écrire fébrilement au lieu de faire mes versions latines, je lus d’autres œuvres, je plagiai très férocement Voltaire; jamais je n’ai pu désapprendre ce rythme vif de la phrase que Voltaire m’a enseigné mais surtout je découvrais avec Voltaire tout ce qui empoisonnait la vie au Québec. Mon pays m’apparaissait comme un pays du XVIIIe siècle et Voltaire était le grand frère m’indiquant la voie à suivre (p. 269-270).

Il y a de pires modèles.

 

[Complément du 5 juillet 2016]

L’Oreille tendue a publié, en 2015, un petit article sur ce texte de Roch Carrier dans les Cahiers Voltaire.

 

Référence

Carrier, Roch, «Comment suis-je devenu romancier ?», dans Antoine Naaman et Louis Painchaud (édit.), le Roman contemporain d’expression française. Introduit par des propos sur la francophonie, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, Faculté des arts, Centre d’étude des littératures d’expression française, 1971, p. 266-272.

Melançon, Benoît, contribution au dossier «Enquête sur la réception de Candide (XIII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty et André Magnan», Cahiers Voltaire, 14, 2015, p. 266-267.