Une langue à soi

Thaï express, publicité, métro de Montréal, 2013

Parfois, c’est un mot : «gourgane», «poche».

Parfois, une phrase : «La base économique conditionne la superstructure idéologique…»

Parfois, une prière : «Je vous laisse la paix; je vous donne ma paix.»

Ce sont des mots que l’on n’a pas entendus depuis des lustres, puis qui ressurgissent comme s’ils n’avaient jamais disparu de la mémoire.

L’autre matin, conférence de presse pour lancer les célébrations du cinquantième anniversaire de son école secondaire. Le nom de cette école est Jean-Baptiste-Meilleur. Du temps que l’Oreille tendue la fréquentait, on l’appelait JBM. Auparavant, on disait la régionale. Cette expression — pas entendue depuis plus de trente ans — lui est revenue d’un coup quand le directeur actuel de l’école l’a utilisée : sans que l’Oreille le sache, elle ne l’avait jamais quittée.

Chacun a une langue à soi, plus ou moins profondément enfouie dans les couches de sa mémoire.

Modeste contribution lexicale au débat sur la Charte des valeurs québécoises

On se dispute beaucoup ces jours-ci, au Québec, à propos d’un document qui n’est pas encore public, la Charte des valeurs québécoises. Le gouvernement devrait la rendre publique le 9 septembre.

Samedi dernier, à la radio de Radio-Canada, l’Oreille tendue écoutait des experts débattre de ce document qu’ils n’avaient pas lu. Un de ceux-là, Louis-Philippe Lampron (Université Laval), a employé l’expression «catho-laïcité», pour désigner les laïcs-pas-tout-à-fait-laïcs, ceux que n’ennuie pas la présence d’un crucifix dans la salle où sont votées les lois du Québec.

L’Oreille propose de définir le mot ainsi : Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le crucifix ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Elle irait même plus loin.

Pourquoi ne pas parler d’islamo-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le voile (la burqa) ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Ou de judéo-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que la kippa ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

De sikho-laïcité ? Défense de la laïcité fondée sur la croyance que le kirpan ne relève que du patrimoine historique, et pas du patrimoine religieux.

Des heures de plaisir.

P.-S. — Bernard Descôteaux, dans son éditorial du Devoir du 31 août, est clair mais concis : «Ce crucifix [celui de l’hôtel du Parlement du Québec] contredit l’image de neutralité de l’État. Il doit être retiré de cette enceinte.» Merci. Jonathan Guilbault, diplômé «en théologie et en philosophie», dans la Presse du 3 septembre, dit du même crucifix qu’il a été «complètement réduit à son rôle de babiole commémorative» (p. A13). Merci, bis.

Glasnost pour tous

Depuis plusieurs mois, la société québécoise est traversée de gros mots, qui commencent tous par la lettre c : corruption, collusion, collusionnaires, cartel, construction, commission, Charbonneau, construction, crime organisé, crosseurs, etc. (Ça ne va pas se calmer : les travaux de la Commission [québécoise] d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction reprennent aujourd’hui.)

Comment mettre fin à la morosité entraînée par pareils mots ? En leur opposant un mot constructif : transparence.

Pourquoi le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, avoue-t-il publiquement avoir fumé de la marijuana ? Par souci de transparence (la Presse, 23 août 2013, p. A2).

Que reproche-t-on à Stephen Harper ? De manquer de transparence. C’est du moins l’avis du commentateur politique Alec Castonguay sur Twitter : «Ça fait un bon moment que le gouv. Harper amène la transparence et les comm. vers le bas fond.» Pourtant, «Ottawa promet des réformes au nom de la transparence» (le Devoir, 11 août 2013, p. A1).

Non seulement, transparence est un mot avec lequel on ne saurait être en désaccord, il a aussi une dimension internationale. Partout dans le monde, on souhaite être transparent.

Le gouvernement américain a espionné ses propres citoyens ? Il est déchiré «Entre transparence et sécurité» (la Presse, 10 août 2013, p. A21).

La Chine fait un procès à un des anciens dirigeants ? «Procès de Bo Xilai, transparence ou propagande 2.0 ?» (la Presse, 27 août 2013, p. A13).

Vous êtes sur Facebook ? «“La transparence et la confiance sont des valeurs fondamentales chez Facebook”, a affirmé l’avocat général du groupe, Colin Stretch» (la Presse, 28 août 2013, p. A13).

Bref, le noir n’est plus la couleur à la mode. Soyez positifs ! Soyez transparents !

P.-S. — Il y a encore des sceptiques : «Les risques de la communication transparente» (la Presse, 29 août 2013, cahier Affaires, p. 4). Ils seront confondus.

 

[Complément du 28 juillet 2015]

Ceci, chez Jean-Marie Klinkenberg, dans la Langue dans la Cité (2015) : «Mais il faut assurément se défier du mot “communication”, un mot qui, avec son compère “transparence”, monte à notre firmament au fur et à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de nous» (p. 21).

 

Référence

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Les articles les moins populaires de l’Oreille tendue

Comme toute bonne blogueuse, l’Oreille tendue a dressé la liste de ses articles les plus populaires (voir au bas de cette page). Mais qu’en est-il des articles les moins populaires ? En voici dix, en commençant par la fin.

Ne pas la déchirer (3 octobre 2012)

Belgicismes et québécismes (17 novembre 2010)

La banlieue à la ville (15 mars 2010)

Citations ponctuationnelles du jour, bis (15 décembre 2012)

Souffler la réponse, mais en retard (7 avril 2012)

Cachez cet adverbe que je ne saurais voir (5 novembre 2012)

Voltaire et la presse (20 novembre 2010)

Publicité innocente ou coupable ? (18 janvier 2013)

Modeste suggestion (1er décembre 2011)

Causons bruxellois (24 septembre 2010)

P.-S. — Un statisticien pointilleux pourrait chipoter sur ce «classement», car, avant le début de 2010, il n’y avait pas de logiciel statistique sur le blogue. Laissons-le chipoter tout seul dans son coin.