Chroniques du bilinguisme hexagonal 004

Vous n’êtes pas français et vous souhaitez mener des recherches postdoctorales en France ? Ça tombe bien : vous pouvez vous inscrire au «programme Fernand Braudel (incoming)» de la Fondation Maison des sciences de l’homme (Paris, France).

Vous êtes français et vous souhaitez mener des recherches postdoctorales hors de la France ? Ça tombe bien : vous pouvez vous inscrire au «programme Fernand Braudel (outgoing)».

Si on retient votre candidature, vous pourrez contribuer au développement de la science (bilingue ?).

Tatou et tatou

Sandra Gordon, les Corpuscules de Krause, 2010, couverture

Si les Québécois aiment bien leur tatou, ce n’est pas par zoophilie. Ils n’ont pas d’attirance particulière — ni de dégoût — pour ce «Mammifère d’Amérique (édentés), cuirassé de plaques cornées disposées en bandes articulées» (le Petit Robert, édition numérique de 2010). Le tatou, dans la langue populaire — mais pas seulement — québécoise désigne un tatouage, cela après avoir transité par l’anglais tattoo.

Démonstration en double registre dans le roman les Corpuscules de Krause de Sandra Gordon (2010). Le narrateur : «Le tatouage de Lucie s’étalait sous la lumière crue d’une soixante watts dépourvue de réflecteur» (p. 86). Le personnage principal : «À chaque matin je zyeute mon tatou pis je le trouve beau» (p. 198).

L’Oreille tendue est la première à s’en étonner : c’est la cinquième fois qu’elle parle de tatouage (numérique, ethnique, musical, sportif). Elle en profite pour signaler que la boutique d’une banlieue montréalaise affichant, en vitrine, «V.I.P. tattoo» a pondu un bel oxymore, certes involontaire.

 

Référence

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Citation non euphémisante du jour

Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, couvertureL’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de déplorer la généralisation du verbe décéder. Pierre Popovic met en poème cette euphémisation de la mort.

«[…]
Nous mourons emportés mais incapables de colère
Étonnés que l’autre soit mort avec euphémisme
Et qu’il sera décédé se sera éteint aura disparu aura expiré aura mal fini
Aura péri aura passé aura trépassé aura péri
Au péril de sa vie sera parti aura été ad patres
Aura perdu la vie sera descendu dans la tombe
Aura tout rendu, l’âme, le dernier soupir, l’esprit
Aura fermé les yeux aura fini ses jours et surtout le dernier
Aura été rappelé par Dieu quoique cela ne soit plus de mode
Aura calanché clamecé claqué crevé une fois pour toutes
Aura cassé son extrait de naissance et avalé sa pipe
Aura passé l’arme à gauche entre autre planches les pieds devant
Oui, lui ne sera mort qu’une fois, aura mouru et sera mort et bien mort
[…]»

Pierre Popovic, «Cérémonial pour un massacre», Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, p. 30-33, p. 33.

Mot de la semaine (dernière)

Les Canadiens viennent d’élire leurs nouveaux députés (c’était le 2 mai). Cette élection a donné lieu à des surprises multiples. Parmi celles-ci, la résurgence du mot poteau, utilisé à profusion par les médias.

Qu’est-ce qu’un poteau dans le vocabulaire politique français au Canada ? Un candidat qui n’a, en théorie, aucune chance de se faire élire. Il est là pour faire, en quelque sorte, mais à des degrés divers, de la figuration, voire pour éviter qu’il ne reste des «circonscriptions orphelines» (la Presse, 7 mai 2011, p. A7). Exemple.

L’Oreille tendue — qui invite ses lecteurs à ne tirer aucune conclusion de ce fait — habite une circonscription électorale plus que bourgeoise. Westmount—Ville-Marie est en effet peuplée de citoyens plus riches que la moyenne canadienne, qui ont la réputation de toujours voter pour le Parti libéral du Canada. Les médias parlent parlaient de bastion libéral ou de château fort libéral. Le député sortant était sûr de se faire réélire; on lui a donc opposé des candidats dont on croyait qu’ils n’avaient aucune chance de le battre (le poteau vient rarement seul). Les partis qu’ils représentaient leur faisaient un peu de publicité en installant des affiches sur les poteaux de téléphone du quartier (indice étymologique). Puis, le 2 mai, au Québec, tout fut bouleversé : nombre de poteaux, à la surprise générale et particulière (la leur), furent élus (mais pas dans le comté de l’Oreille tendue, malgré une lutte beaucoup plus serrée que prévu).

Le poteau le plus célèbre s’appelle Ruth Ellen Brosseau. Anglophone (et travaillant en Ontario), elle a été élue dans un comté francophone (du Québec) où elle n’a jamais mis les pieds. Mieux (ou pire) : elle a passé une partie de sa campagne électorale en voyage à Las Vegas pour célébrer son anniversaire. Pour toutes ces (mauvaises) raisons, la nouvelle députée de Berthier-Maskinongé pour le Nouveau parti démocratique du Canada est devenue une vedette nationale.

Le mot poteau est triplement intéressant.

Le poteau peut avoir tous les sexes, mais un seul genre. Mme W est un poteau, comme M. V.

Le mot a une forte dimension géographique. Mme X n’est pas un poteau dans l’absolu. Elle l’est parce qu’elle se présente contre M. Z dans une circonscription réputée imprenable et parce qu’elle défend une formation politique qui n’y aurait, croit-on, aucune chance. Cette Mme X, représentant le parti de M. Z dans le même comté, ne serait pas un poteau. Elle pourrait même s’y faire élire haut la main contre les poteaux qu’on lui aurait opposés.

Surtout, ce mot est lié à une chronologie bien particulière. M. Y n’est un poteau qu’en période électorale. Dans la langue courante, l’Oreille tendue est prête à parier sa collection de boules Quies que le mot n’est jamais utilisé entre les élections. Il est cependant un peu difficile d’en décrire très précisément le rythme biologique : on ne vote pas à date fixe au Canada. Il y a eu des élections fédérales en 2006, en 2008 et en 2011; on attend les prochaines pour 2015. Bref, le mot était à la mode la semaine dernière et il devrait bientôt hiberner, jusqu’à la prochaine fois.

 

[Complément du jour]

Cette fois-ci, poteau aura peut-être droit à un peu plus de longévité qu’au cours des élections précédentes. Le premier cahier du Devoir d’aujourd’hui (le 9 mai) compte trois textes sur les «candidats fantômes», ceux de Manon Cornellier, de Josée Boileau et de Caroline Morgan, ci-devant candidate «prête-nom».

L’art du portrait, en sombre

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, éd. de 2011, couverture

«Il tourna la tête pour scruter la rue, son visage ressemblait à une carapace de crabe, rouge et luisante, qu’on aurait fichée sur un vieux manteau usé et des épaules tombantes. Au milieu de l’animal, un nez crochu comme une pince de crustacé et deux yeux minuscules, retranchés au fond d’un entonnoir de rides.

[…]

Quel âge est-ce qu’il pouvait avoir ? Avec les cheveux blancs qui lui jaillissaient des oreilles et les pattes d’oie qui lui bouffaient la moitié du visage, je lui aurais donné cent ans ou presque. Quoique. Après le coup du crachat et à sentir son odeur de vieux fauve en fin de chasse, je ne lui aurais rien donné du tout. Pas même prêté, à vrai dire. Un bon bain chaud, à la limite, mais sans garantir l’état de la baignoire à la fin de l’opération. Il avait une véritable tête de crapule et des ongles d’oiseau de proie, aussi longs qu’ils étaient noirs et pointus. Le genre d’homme au long cours dont l’existence n’avait pas dû couler paisiblement.»

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Fiction 17», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2001.