Citation métalinguistique du jour

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris

«Tel mot ne signifie rien dans la bouche d’un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d’un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connoître les hommes, et vous en êtes encore à ignorer que chacun a sa langue, qu’il faut interpréter par le caractère» (Diderot, lettre à Paul Landois du 29 juin 1756).

Merci à François Bon pour la photo.

 

Référence

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

La pire de 2012 ?

Il est toujours périlleux de décréter qu’une publicité serait la plus mauvaise d’une année donnée. Cela étant, Molson a frappé fort dans les derniers jours de 2012, histoire de faire mousser sa Molson Canadian 1967.

Sa publicité occupait (partiellement) deux pages dans la Presse du 29 décembre (p. A12-A13).

En page de droite, une image d’une bouteille (fermée), devant un verre (plein), au-dessus d’une question : «Faites-vous une gars-iète ?».

En page de droite, les mots suivants, qui expliquent, si l’on peut dire, la question :

«GARS-IÈTE

[dessin d’une fourchette et d’un couteau]

[1gà-iète] – nom commun

1 Faire de l’exercice, pour pouvoir justifier le fait de manger ce que vous aimez. Comme un burger avec du bacon et des p’tits oignons frits croustillants, vous savez, avec un goût de revenez-y ww !»

En si peu de mots, tant de clichés.

S’il faut créer un nouveau mot pour désigner une pratique comme le régime alimentaire masculin («gars»), c’est que le mot courant (et impropre) diète ne s’appliquerait qu’aux femmes. Elles seraient les seules à faire, et à avoir fait, des diètes; on viendrait d’inventer pour eux les gars-iètes. (Di- serait-elle une racine féminine ? Comment est-on passé de la prononciation «gâ» à «gà» ?)

De plus, l’homme de cette pub se nourrit évidemment de bière, même s’il s’agit d’une «bière légère spécialement brassée à 67 calories par bouteille de 341 ml», et de «burger avec du bacon et des p’tits oignons frits croustillants». N’est-ce pas l’alimentation habituelle de tout mâle normalement constitué ?

À ces clichés, du plus épais sexisme, ajoutons un passage incompréhensible, du moins pour l’Oreille tendue — «un goût de revenez-y ww» — et un bout de phrase qui ne se rattache à rien — «Doit avoir l’âge légal de consommer de l’alcool».

De la bien belle ouvrage. Qui dit mieux ?

P.-S. — Ce sybyllin «ww» renverrait-il aux Weight Watchers, diète oblige ?

Phénoménologie de l’objet

Objet. Terme de sport. Balle, rondelle, ballon. Exemple : «si les autres n’ont pas l’objet, ils ne peuvent pas compter» (Montréal football, p. 190).

 

Référence

Lemay, Daniel, Montréal football. Un siècle et des poussières…, Montréal, Éditions La Presse, 2006, 240 p. Ill.

Autopromotion 051

Épistolaire, 38, 2012, couverture

Le 38e numéro de la revue Épistolaire (Librairie Honoré Champion, 2012, 288 p.) vient de paraître.

L’essentiel du numéro est consacré à deux dossiers, «Archives de la création» et «Expériences du temps dans les correspondances au XVIIIe siècle (I)». Au menu : Flaubert, Beaumarchais, Labiche, le fonds Hetzel de l’IMEC, George Sand et Pauline Viardot, Italo Calvino, Louis-Ferdinand Céline et Marie Canavaggia, Jean Paulhan et Michel Leiris, Marie Billetdoux, des éditeurs littéraires; Mme Du Deffand, Rousseau, Galiani et Mme d’Épinay, Beaumarchais.

Parmi les rubriques habituelles («Vie de l’épistolaire», «Recherche», «Comptes rendus»), une nouvelle «Curiosité épistolaire», gracieuseté de l’Oreille tendue, où il est question de Christian Gailly, de Nicolas Dickner, de Don DeLillo et du tumblr Chers voisins.

Épistolaire est la revue de l’Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire (AIRE).

Pas de côté

Clément de Gaulejac, Grande école, 2012, couverture

Il y a des masses de bonnes raisons d’aimer la maison d’édition québécoise Le Quartanier : Samuel Archibald, Daniel Grenier, David Turgeon, Éric Plamondon, Patrick Roy, Perrine Leblanc, Alain Farah, etc.

Ajoutons à ces noms celui de Clément de Gaulejac.

Les Récits d’apprentissage qu’il publie sous le titre Grande école éblouissent. De quelques lignes à deux pages, ces 134 fragments évoquent des écoles d’art, surtout, mais aussi des casernes et des colonies de vacances, entre l’Europe et le Québec. Devant des «Chefs» sans nom ni prénom, le narrateur, qui n’en a pas non plus, entouré de plus de «camarades» que de vrais amis, accumule les petits échecs, les malentendus, les ratages, les déceptions. De couac en grain de sable dans l’engrenage, ce qui était prévu n’arrive jamais (tout à fait). Ou est-ce affaire de défaillances de la mémoire ? Les choses «s’étaient-elles vraiment passées ainsi» (p. 235) ?

Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac — et il est grand — tient dans la conjonction d’une expérience — c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé — et d’une mise à distance de cette expérience — cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs — car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement —, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p. 237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra.

Au-delà de ce fil de l’expérience, il y a, dans Grande école, une réflexion savante, mais qui avance masquée, sur le rapport des mots et des images (l’ouvrage compte d’ailleurs 47 dessins en noir et blanc, rarement en relation directe avec les textes qui les entourent). Sans avoir l’air d’y toucher, le narrateur parle d’art «conceptuel» et d’art «minimaliste», il nomme Walter Benjamin et Michel Foucault (les Mots et les choses), il connaît les films de Jean-Luc Godard et d’Éric Rohmer (et de Pierre Perrault). Il sait la place du spectateur dans l’art, surtout le plus actuel, et il maîtrise le vocabulaire de la critique (deux textes s’appellent «Le référent»). Ses découvertes sont celles de tout artiste, «apprenti» (p. 231) ou pas, qu’il fasse partie ou non des «brebis égarées» (p. 110) : «nous postulons perpétuellement à la singularité, mais la réalité est que nous sommes infiniment interchangeables» (p. 60); il est (trop) facile de «prendre la défense du sens commun contre l’opinion du libre penseur» (p. 224); «dans le monde des idées, il n’y a pas de premier servi» (p. 201).

Pareille éducation artistique aurait pu être triste comme un manuel de sociologie. Pas quand on a la subtilité de Clément de Gaulejac.

 

Référence

De Gaulejac, Clément, Grande école. Récits d’apprentissage, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 58, 2012, 237 p. Ill.