Le polyglotte est-il un pervers ?

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Ils commandèrent deux cognacs, après quoi Lafont demanda à Selmer ce qu’il faisait dans la vie, à quoi Selmer répondit qu’il était traducteur sans travail. L’autre lui demanda combien de langues il connaissait.

— Quinze, arrondit Selmer.

— Polyglotte, chuchota le géant avec un sourire de connivence clandestine, comme si Selmer venait de lui avouer quelque perversion.

La consonance particulière de ce mot semblait évoquer dans son esprit une signification analogue à celle d’autres termes, comme pédophile ou coprophage.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 52.

P.-S. — On appréciera le «arrondit» en incise.

Parlons café (fort)

Soit ce tweet : «Aussies baristas call a skinny decaf a “Why Bother ?”» (@Nigella_Lawson).

Et celui-ci : «J’aime bien, dans un café de la gare de Montréal, commander un expresso déca. Juste pour entendre la préposée crier “un expresso sans plomb”» (@Ant_Robitaille).

On se moque d’eux. Pourquoi se donner la peine de boire cela («Why Bother ?») ? Pourquoi se priver de l’essence du café (le «plomb») ? S’il y a des buveurs de décaféiné dans la salle, en Australie («Aussies») comme au Québec, ils devraient se plaindre.

Top, top, top, top, top, top

Riche mot que top. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) lui consacre quatre entrées : «signal sonore»; «le top (de qqch.)» / «être au top»; «Haut (d’une tenue vestimentaire féminine)»; «Mannequin vedette à la carrière internationale».

Le deuxième sens se retrouve notamment chez Jean Dion : «J’ai résolu de faire une partie du bag, d’être full hip, top tendance, maxi fashion, méga cool, extra fun plus, super rapport, et pas seulement en usant d’un vocabulaire way branché, genre style comme» (le Devoir, 14 janvier 2003).

Le dictionnaire ne connaît cependant pas deux expressions fréquentes chez les amateurs de sport du Québec.

Le fils cadet de l’Oreille tendue, par les temps qui courent, dit marquer tous ses buts top corner. (Les exégètes verront là un des effets pernicieux du style papillon.)

Top shape, pour sa part, peut passer sans mal du sportif à l’existentiel. Voilà l’expression emphatique du bien-être. — Toi, ça va ? — Top shape !!!

C’est le top du top du top du top du top du top.

Les douze néologismes du mercredi matin

Dans le monde du numérique. «Podcastiner : remettre au lendemain l’écoute d’une émission de radio» (Jean-Yves Duhoo, cité par @Jean_no).

Dans le monde du bling-bling. «Et, surtout, elles n’ont pas peur d’amener ce que j’appelle du “glumour” dans leur travail, c’est-à-dire un mélange de glamour et d’humour» (la Presse, 2 février 2013, cahier Maison, p. 7).

Dans le monde du voyage. «Après le “surbooking”, le “surluggaging” ? Une entrée de blogue de Lio Kiefer http://bit.ly/Uv5HXe» (@LeDevoir).

Dans le monde de l’âge d’or : «Des géronto-GPS pour boomers presbytes» (la Presse, 14 mai 2012, cahier Auto, p. 5).

Dans le monde de la musique : «La chanson Fuck You [de Bad Religion] est particulièrement “rentre-dedans” et défoulatoire» (la Presse, 26 janvier 2013, cahier Arts, p. 12).

Dans le monde numérique, bis et de l’alimentation. «Le #baguetting à l’Université de Montréal. #UdeM. #Montréal http://t.co/CdUPP8aG» (@uMontreal_news).

Dans le monde de l’alimentation (en quelque sorte), bis. «Les végésexuels sont ceux qui choisissent de n’avoir des relations intimes qu’avec des végétariens» (Radio-Canada, via @PimpetteDunoyer).

Dans le monde familial. «JPRosenczweig, pdt du trib. pour enfts de Bobigny: les enfts font les frais d’une société “adultocentrée@f_inter http://www.rosenczveig.com/» (@ademorel).

Dans le monde urbain. «Un projet de “vélorues” à l’étude» (la Presse, 9 janvier 2013, p. A6).

Dans le domaine de l’aptonymie et de la toponymie. «Se faire voler son chapeau à Latuque, #aptoponymie ? http://ow.ly/gW76g» (@ChroniquesTrad).

Dans le domaine de l’aptonymie, bis. «En passant, voulez-vous un “contraptonyme” ? Bureau de la Fédération de l’âge d’or à MTL est située… rue LAJEUNESSE» (@Ant_Robitaille). Autre exemple : Mme Samson, professeure de musique.

Dans le domaine du livre. Publier beaucoup, pour un écrivain, c’est souffrir de bibliorrhée, dit (disent) Marc Zaffran / Martin Winckler (p. 285 et 299).

 

Référence

Winckler, Martin et Marc Zaffran, «Alter et Ego sont dans un bateau», @nalyses, 8, 1, hiver 2013, p. 284-301. https://doi.org/10.18192/analyses.v8i1.847

Autopromotion 058 ou l’internationale de la gougoune

François Hébert, De Mumbai à Madurai, 2013, couverture

En 2009, l’Oreille tendue publiait un petit livre rassemblant des souvenirs de Thaïlande, Bangkok. Notes de voyage. Sous le titre «retirez-les», on pouvait y lire ceci :

Bouddha et les divinités hindoues ont des relations complexes avec les pieds. Dans un temple, il n’est pas permis que les pieds des pèlerins et des touristes pointent vers leurs statues, et qui enfreint la règle se le fait rappeler sèchement, parfois à coups de bâtons. De même, doit s’y déchausser qui y entre, y compris bébé sur le dos de papa; encore une fois, on ne badine pas avec la règle.

Elle est également laïque, encore que d’application plus douce. Pas de chaussures dans certains espaces des maisons, quelques commerces, les orphelinats, du moins dans les zones fréquentées par les enfants, dans des musées. (Où l’on voit que la tolérance est laïque plus que religieuse.)

Voilà pourquoi le lacet n’est pas de mise, et la gougoune en plastique si populaire (p. 32).

Un écrivain ami de l’Oreille, François Hébert, vient de faire paraître De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi, où il la cite (merci).

Selon Benoît Melançon dans Bangkok, le bouddhisme favoriserait l’usage de la gougoune, ou tong comme disent les Français de France, de préférence en plastique, plus facile à déchausser que nos baskets ou running shoes quand il faut entrer nu-pieds dans les temples, et meilleur marché bien entendu.

L’hindouisme aussi, ma foi.

Archéologues, la gougoune est l’artefact de demain ! (p. 32)

Suit un passage à propos des gougounes «fantômes» qui flottent «sur les eaux portuaires de Bombay» (p. 32-33).

Plus tard, à Madurai, Hébert se souviendra de ces «gougounes dépareillées» (p. 96) et il croisera des «stands à gougounes» (p. 80).

C’est dit : il existe bel et bien une internationale de la gougoune.

P.-S. — Le sous-titre de De Mumbai à Madurai provient, par V.S. Naipaul interposé, d’un tableau de Giorgio de Chirico, «L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi». Pour François Hébert, ce titre est une «anacoluthe qui laisse rêveur» (p. 166). Ne s’agirait-il pas plutôt d’un zeugme ? Ça se discute.

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Un nouveau livre de François Hébert a paru, Où aller (2013). Dans le poème «Quelque part dans le Sud» (p. 30), on lit :

de Macao à Higüey
dans les fossés bouts de tuyaux
sacs aux branches des buissons
plastiques et chromes de véhicules
gougounes dépareillées canettes défoncées
tessons de Crush ou de Fanta

D’autres «gougounes dépareillées».

 

[Complément du 4 janvier 2019]

Soit la réplique suivante, tirée de la nouvelle «Socorro», du recueil le Nombril de la lune, de Françoise Major, qui se déroule au Mexique : «Tu vas t’ennuyer des chanclazos» (p. 132). Chanclazos ? «Coup de gougoune [chancla], LA punition classique des mères latinas» (p. 271). Oui, l’internationale de la gougoune.

 

[Complément du 18 septembre 2019]

Rebelote chez François Hébert, dans le poème «Quoi voir au musée» de Des conditions s’appliquent (2019) :

6

voyons voir le fond des choses

les baleines crèvent
le corail s’éteint
le plancton se raréfie

les océans sont graisseux
de pétrole et de crèmes
pour la beauté

s’emplissent de contenants
cannettes
gougounes

soie dentaire
pour les requins (p. 26)

 

[Complément du 29 mai 2023]

Le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023), vient de paraître. Que peut-on y lire au sujet de la crise climatique ? Que «le climat, pour aller vite, se détériore sur la planète à cause des goons ou gorgones actuels de l’économie et de leurs sales gougounes dans les océans» (p. 109-110).

 

[Complément du 3 janvier 2024]

Pas de gougounes dans Si affinités, le recueil posthume de François Hébert, mais ceci : «gongs tongs poteries loteries soieries lanternes» («Dans le Chinatown de San Francisco», p. 65).

 

Références

Hébert, François, De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi. Récit, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Romanichels», 2013, 127 p. Ill.

Hébert, François, Où aller, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2013, 89 p.

Hébert, François, Des conditions s’appliquent. Poèmes, Montréal, L’Hexagone, 2019, 75 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Hébert, François, Si affinités. Poèmes, Montréal, L’Hexagone, 2023, 104 p. Postface de Nathalie Watteyne.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc. Édition numérique : Montréal, Numerik:)ivres et Del Busso éditeur, 2011.

Benoît Melançon, Bangkok, 2009, couverture