Tombeau d’Ella (2) : improvisations

Mack the Knife, 1960[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

Il y a improvisation et improvisation.

Le scat est un style vocal, par nature improvisé, fait de sons plutôt que de mots. La définition de Wikipédia est un peu dure, mais juste : «the use of nonsense syllables in jazz music». Chez Ella Fitzgerald, pour retrouver des «syllabes arbitraires (et peu nombreuses)» (selon la définition du Petit Robert, édition numérique de 2010), ce n’est pas le choix qui manque.

Certaines chansons n’ont pas de paroles intelligibles : «Flying Home» (1945), «Smooth Sailing» (1951), «Rockin’ in Rhythm» (1957). D’autres, presque pas : «Airmail Special» (1951), «The E and D Blues (E for Ella, D for Duke)» (1957), «Bli-Blip» (1957), «Squatty Roo» (1957). On remarquera que la plupart de ces chansons datent des années 1950 et que quatre se trouvent sur l’album Ella Fitzgerald Day Dream : Best of Duke Ellignton Songbook : «The E and D Blues (E for Ella, D for Duke)», «Bli-Blip», «Squatty Roo», «Rockin’ in Rhythm».

C’est aussi «In a Sentimental Mood» (pour la douceur, 1956), «Oh, Lady, Be Good» (pour les aigus, 1957), «Blue Skies» (pour les aigus, 1958), «After You’ve Gone» (pour le mélange sons / mots, 1979) et, surtout, les spectaculaires «How High the Moon» («I guess these people wonder what I’m singing», 1960), «Honeysuckle Rose» (1963, 1979) et «Basella» (Basie + Ella, 1979).

Un autre type d’improvisation peut être imposé par les circonstances, quand, par exemple, vous oubliez les paroles de ce que vous êtes en train de chanter. Cela arrive à Ella Fitzgerald en 1960 à Berlin. Sa version de «Mack the Knife» a un départ prévisible, mais légèrement inquiétant : «Thank you / We’d like to do something for you now / We haven’t heard a girl sing it / And since it’s so popular / We’d like to try and do it for you / We hope we remember all the words.» Au début, ça va à peu près, puis, vers une minute 40 secondes, ça ne va plus : «Oh what’s the next chorus / To this song now / This is the one now / I don’t know.» Grâce notamment à un peu de scat, le reste sera improvisé, et brillamment, malgré les dénégations : «And now Ella Ella / And her fellas / We’re making a wreck / What a wreck / Of “Mack the Knife”»; «Yes we sung it / You won’t recognize it / It’s a surprise hit.»

D’abord enregistrée sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, la chanson sera reprise sur la compilation Essential Ella (1990). «Essentielle», en effet.

P.-S. — Wikipédia le dit sans tout à fait le dire: «Ella Fitzgerald is generally considered to be one of the greatest scat singers in jazz history.» Ça se défend : «une des plus grandes chanteuses de scat dans l’histoire du jazz».

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Les zeugmes du dimanche matin et des Grandes Blondes

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«Toujours nue comme un ver, Gloire allume une cigarette en même temps que le téléviseur […]» (p. 55).

«Les sujets britanniques organisaient le mardi des soirées passées à danser le cake-walk sur la terrasse en Adidas, en bermuda, en transpirant parmi les tables chargées de bouteilles» (p. 137).

«Sans horizon mais sans péril passèrent ainsi douze jours interminables, pas du tout comme Gloire les avait souhaités, certes à l’abri mais à l’étroit» (p. 211).

P.-S. — Ce ne sont pas les seuls zeugmes de ce roman; voir ici.

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le jeu de l’Oreille

Quelques questions pour les bénéficiaires habituels de l’Oreille tendue, histoire de tester leurs connaissances.

(Réponses officielles le 4 février. Si vous préférez soumettre les vôtres d’ici là, prière d’utiliser la rubrique «Laissez une réponse» ci-dessous.)

1. On doit à un auteur fétiche de l’Oreille l’incise suivante : «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel.» De quel auteur s’agit-il ? (Deux points supplémentaires si vous repérez l’œuvre d’où est tirée cette phrase.)

2. Quelle est la capitale de la Notulie ?

3. Trouvez l’intrus : «une avion», «une escalier roulante», «une autobus», «une ascenseur», «une ambulance».

4. Donnez cinq synonymes du mot rondelle. (Un point pour l’ensemble des cinq réponses.)

5. Comment désigne-t-on un enseignant de sciences dans les écoles montréalaises ?

6. Votre journée de travail est finie. Devriez-vous dire «Je me suis flushé du bureau» ou «J’ai quitté pour la journée» ?

7. La formule «catholique progressiste», lue dans le Devoir des 26-27 janvier 2013, est-elle un pléonasme ou un oxymore ?

8. Dans le Charretier de la «Providence», Georges Simenon écrit la phrase suivante : «on vit le matelot […] faire sauter, du pont et d’un geste précis, les amarres de leurs bittes» (p. 53). À quelle figure de style a-t-il recours ?

9. Dans quelle capitale trouve-t-on Les Capitales ?

10. Quelle ville du Saguenay—Lac-Saint-Jean peut-on confondre avec une expression latine ?

 

Référence

Simenon, Georges, le Charretier de la «Providence» (1931), dans Romans. I, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1-103 et 1337-1353.

Tombeau d’Ella (1) : dire l’amour

Ella Fitzgerald, Gold, 2007

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

 «Now that we’re finally caressing»
(«If I Were a Bell», 1958)

L’amour peut être éthéré, digne d’une midinette : «Someday he’ll come along, the man I love / And he’ll be big and strong, the man I love / And when he comes my way / I’ll do my best to make him stay» («The Man I Love», 1959).

Il peut être évocateur. Oui, dans ce «Small hotel», il y a une «Bridle Bridal suite» — «one room bright and neat / complete for us to share» —, mais on n’en saura pas plus («There’s A Small Hotel», 1956). Ailleurs, on rêve : «I’d like to gain complete control of you» («All of You», 1956).

Il peut être bien plus cru.

Chez celle qui annonce «Love for Sale» (1956) : «Who would like to sample my supply ? / Who’s prepared to pay the price / For a trip to paradise ?» Voilà qui a le mérite d’être clair. (Il y a plusieurs versions de cette chanson, notamment une brève, sur Mack the Knife. The Complete Ella in Berlin, en 1960; une longue en 1956; deux intermédiaires, avec Joe Pass à la guitare, en 1986.)

Dans «Bewitched» (1956), malgré l’alcool, ou à cause de lui, il y a celle qui se souvient : «Men are not a new sensation / I’ve done pretty well I think», tout en se projetant dans le futur, pour l’homme qu’elle attend, auquel elle veut s’accrocher, au sens propre : «and long for the day when I’ll cling to him». Elle dit les choses comme elles sont : «I’ve sinned a lot / I mean a lot / But I’m like sweet seventeen a lot»; «and worship the trousers that cling to him». Ce qu’elle lui trouve à ce bon à rien ? «Horizontally speaking he’s at his very best.» Cela lui convient manifestement : «Thank God I can be oversexed again.» Et pourtant elle ne cédera pas : «Those ants that invaded my pants, fini / Bewitched, bothered, and bewildered no more». (Situation initiale semblable dans «That Old Black Magic» [1960] : «I hear your name and I’m aflame / Aflame with such a burning desire / That only your kiss can put out the fire / For you’re the lover I have waited for».)

Comment mesurer aujourd’hui le scandale de pareilles affirmations, écrites par des hommes blancs (Richard Rodgers et Lorenz Hart, Cole Porter), dans la bouche d’une femme, noire, dans les années 1950-1960, aux États-Unis ?

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]