La 313e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.
Illustration : Deux jeunes chercheurs dans une bibliothèque, Abraham Delfos, 1741-1780, Rijksmuseum, Amsterdam
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
La 313e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.
Illustration : Deux jeunes chercheurs dans une bibliothèque, Abraham Delfos, 1741-1780, Rijksmuseum, Amsterdam
«Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l’érudition prêtes à se rompre.
“Maître, fis-je d’une voix émue, j’ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l’art pingouin ?
— Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l’art, vous m’entendez, tout l’art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s’y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.”
J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et, de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’aux genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d’épouvante.
“Que d’art !” s’écria-t-il.
Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu’aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis, durant l’espace d’une seconde, dans le gouffre, le crâne poli du savant et ses petites mains grasses; puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.»
Anatole France, l’Île des Pingouins, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 406, 1994, tome IV, p. 1-248, «Préface», p. 10-11. Édition établie, présentée et annotée par Marie-Claire Bancquart. Édition originale : 1908.
Soit la phrase suivante, tirée du Devoir du 29 mars 2017 :
Le Canada est connu pour son caractère aimable, poli et politiquement correct. C’est le sujet d’innombrables blagues, d’ailleurs, cette façon qu’ont les Canadiens de s’excuser après s’être fait piler sur les pieds (p. A9).
«Se faire piler sur les pieds» ? Se les faire écraser. Ce sens, commun au Québec, est relevé par le Petit Robert (édition numérique de 2014) : «RÉGIONAL (Gironde, Ouest; Canada) Écraser, fouler. • Piler sur les pieds de qqn, marcher dessus.»
Dans son Multi (édition numérique de 2017), Marie-Éva de Villers donne deux locutions familières dérivées de ce sens : «Piler sur son orgueil. Mettre son orgueil de côté. Se piler sur les pieds. Se trouver dans un espace restreint où il y a affluence.»
Bref, chers Canadiens, il vaut mieux, dans la mesure du possible, si ça n’ennuie personne, ne pas vous laisser marcher sur les pieds.
Le gouvernement du Québec déposait hier son budget. Manon Massé, la députée de la circonscription de Sainte-Marie–Saint-Jacques pour Québec solidaire, n’a pas été convaincue (euphémisme) par ce qu’elle a découvert, d’où cette déclaration :
Ça prend pas le pogo le plus dégelé de la boîte pour comprendre qu’après avoir mis le feu dans la bâtisse, ce n’est pas un coup de peinture et des nouveaux rideaux qui vont changer les choses.
«Ça prend pas le pogo le plus dégelé de la boîte» ? Traduction libre : pas besoin d’être spécialement allumé. (Pogo ? Par ici.) Synonyme (ancien) : ça prend pas la tête à Papineau.
La langue de Donald Trump regorge d’expressions de même nature (source) :
Not the sharpest knife in the drawer.
Got into the gene pool while the lifeguard wasn’t watching.
A room temperature IQ.
Got a full 6-pack, but lacks the plastic thingy to hold it all together.
A gross ignoramus — 144 times worse than an ordinary ignoramus.
A photographic memory but with the lens cover glued on.
A prime candidate for natural deselection.
Bright as Alaska in December.
One-celled organisms out-score him in IQ tests.
Donated his body to science before he was done using it.
Fell out of the family tree.
Gates are down, the lights are flashing, but the train isn’t coming.
Has two brains; one is lost and the other is out looking for it.
He’s so dense, light bends around him.
If brains were taxed, he’d get a rebate.
If he were any more stupid, he’d have to be watered twice a week.
If you give him a penny for his thoughts, you’d get change.
If you stand close enough to him, you can hear the ocean.
It’s hard to believe that he beat out 1,000,000 other sperm.
One neuron short of a synapse.
Some drink from the fountain of knowledge; he only gargled.
Takes him 1 1/2 hours to watch 60 minutes.
Was left on the Tilt-A-Whirl a bit too long as a baby.
Wheel is turning, but the hamster is dead.
Variante : «No one is asking him to bring the potato salad to the Mensa picnic» (merci à @catheoret).
Le pogo dégelé est en bonne compagnie.
[Complément du jour]
@maxdenoncourt (merci) indique à l’Oreille tendue deux autres occurrences de l’expression, l’une dans la Presse+, l’autre sur Twitter, les deux datant de l’automne 2016.
[Complément du 2 avril 2017]
Variation radiophonique, entendue tout à l’heure à l’émission La soirée est (encore) jeune, à Radio-Canada, dans la bouche de Jean-Sébastien Girard : «Pas besoin d’être le condom le plus lubrifié dans la boîte.»
[Complément du 10 septembre 2019]
Emploi romanesque, dans Querelle de Roberval, de Kevin Lambert, en 2018 : «C’est pas le pogo le plus dégelé de la boîte, la Kathleen, Christian le dit quand elle est pas là, il la connaît depuis la maternelle, elle vient de Mashteuiatsh elle aussi : quand elle se met à boquer sur quelque chose, il y a rien à faire» (p. 28).
[Complément du 24 octobre 2019]
Le pogo peu dégelé n’est pas très brillant, d’où la variation suivante, tirée de la Presse+ du 22 octobre : «Disons que l’ex bellâtre Kevin Fontaine, ruiné et déprimé sexuellement, n’est pas le tube le plus fluorescent du lit de bronzage.»
[Complément du 28 novembre 2020]
Sur le plan politique, cela peut donner «Les crayons les moins aiguisés de l’isoloir», chez les excellents David Robichaud et Patrick Turmel (2020, p. 37).
Références
Lambert, Kevin, Querelle de Roberval. Fiction syndicale, Montréal, Héliotrope, 2018, 277 p.
Robichaud, David et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 18, 2020, 103 p. Ill.
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