Autopromotion 365

«Petites bibliothèques ambulantes», gravure de Jean-Baptiste Bichard, 1772-1779

La 347e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.

La bibliographie existe depuis le 16 mai 1992. Elle compte 40 222 titres.

Illustration : «Petites bibliothèques ambulantes», gravure de Jean-Baptiste Bichard, Paris, Charles Le Père & Pierre-Michel Avaulez, 1772-1779, Rijksmuseum, Amsterdam

Changer d’identité familiale

Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu, 2018, couvertureEn 1760, Jean-Philippe Rameau, «le grand compositeur et célèbre théoricien de l’harmonie» (p. 9), se transforme, du moins brièvement, en «RAMEAU, l’oncle» (p. 96). C’est André Magnan qui raconte la chose dans son ouvrage Rameau le neveu. Textes et documents (1993). La réputation du neveu, Jean-François, a entraîné un changement d’identité familiale chez l’oncle, Jean-Philippe. (Voir ici.)

Soit la phrase suivante, tirée de Gens du milieu. Légendes vivantes, que fait paraître ces jours-ci Charles-Philippe Laperrière au Quartanier : «Sofika considère aussi qu’à la base de la politique officielle du multiculturalisme de 1971, dont Trudeau père est l’illustre porte-couleurs, il y a cette idée [etc.]» (p. 41). Il s’appelait Pierre Elliott Trudeau; il a été premier ministre du Canada; son patronyme suffisait. Il a eu des enfants; un de ceux-ci, Justin, est devenu premier ministre du Canada; son patronyme ne suffit plus; il est devenu «Trudeau père».

Parlera-t-on de conversion onomastique rétroactive ? De rétroconversion onomastique ?

 

Références

Laperrière, Charles-Philippe, Gens du milieu. Légendes vivantes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 121, 2018, 178 p.

Magnan, André, Rameau le neveu. Textes et documents, Paris et Saint-Étienne, CNRS éditions et Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. «Lire le XVIIIe siècle», 11, 1993, 246 p. Ill.

Canne(s)

Patrice Desbiens, désâmé, 2005, couverture

Dans certains cas, ce sont des jambes, comme ailleurs dans la francophonie. C’est ainsi chez Catherine Lalonde, dans la Dévoration des fées (2017) : «La p’tite dort les yeux ouverts, ses bras et longues cannes pendouillent hors de son tiroir» (p. 43).

Dans d’autres, il s’agit de boîtes de conserve (de l’anglais can). Voilà pourquoi il y a des bines en canne dans Tiroir no 24 de Michael Delisle (2010, p. 67, p. 72, p. 83, p. 86). Dans le même ordre d’idées, qui met en conserve fruits et légumes prépare des cannages.

Il y a enfin les rires préenregistrés, à la télévision, les rires en canne(s).

Voyez le poète Patrice Desbiens, dans désâmé (2005) :

Elle ouvre une boîte de
rires en canne.
Il n’y en a pas assez pour
tout le monde (p. 8).

Ou Simon Brousseau, dans une nouvelle de sa série «E-confessions» (les Fins Heureuses, 2018) :

Ils sont devenus durs et froids, ces dernières années, les yeux des gens heureux. En bruit de fond, sous les éclats de rire, on peut entendre leurs appétits, leurs envies, qui se moquent de ce qu’ils sont devenus. Ce sont des rires en cannes, des rires desséchés qui appartiennent à l’époque où on vivait encore avec abandon (p. 131).

Ce son n’est guère agréable : ça sonne la kécanne.

 

[Complément du 2 août 2024]

Qui, au ballon-chasseur, vise les membres inférieurs de l’adversaire serait, foi de François Blais, un «canneux». C’est répréhensible : «l’honneur [interdit] de viser les jambes» (la Classe madame Valérie).

 

Références

Blais, François, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Brousseau, Simon, les Fins heureuses. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 196 p.

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Desbiens, Patrice, désâmé. Poésie, Sudbury, Prise de parole, 2005, 60 p.

Lalonde, Catherine, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.

Actualité de Jacques Godbout, bis

Jacques Godbout, l’Écran du bonheur, 1990, couverture

L’autre jour, à l’occasion de la parution des Mémoires de Jacques Godbout, De l’avantage d’être né, l’Oreille tendue évoquait les deux comptes rendus que, jeune, elle a consacrés à des livres de Godbout. Jean-François Nadeau, dans le Devoir du jour («1995», p. A3), revient sur ces Mémoires.

Ci-dessous, le deuxième texte écrit par l’Oreille. Ça date de 1990, c’est paru dans le magazine culturel Spirale et ça s’intitule «Godbout trinitaire».

*****

Avec l’Écran du bonheur, Jacques Godbout fait une fois de plus la démonstration qu’il est attiré par trois lieux institutionnels (les seuls qui lui échappent encore) : l’Université, la Presse, la Chaire. L’écrivain ne rêve pas de succès littéraires (les commissions scolaires du Québec y veillent), mais voudrait influencer l’Opinion, se faire entendre de la Cité, devenir la Voix de la Raison. On ne saurait lui reprocher d’aussi respectables intentions. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité qui pousse Godbout, non seulement à se prononcer sur n’importe quel sujet, mais encore à conserver les traces de ses prises de position. Le Livre hypnotise Godbout : un objet doit témoigner de sa Parole. Mais toute opinion mérite-t-elle de passer à la Postérité ?

Bien qu’il ait une dent contre les professeurs et autres «sociologues», l’auteur de l’Écran du bonheur ne manque pas, surtout dans la première partie de son ouvrage (ces «Courts métrages» étaient à l’origine des conférences), de pontifier, références à l’appui, sur des sujets aussi savants que le mythe et la mystification, la culture et la civilisation, le nationalisme et le patriotisme. Toujours prêt à citer une autorité (Guy Debord, Marshall McLuhan, Claude Lévi-Strauss, Jacques Attali, d’autres), Godbout se lance à l’assaut des grands problèmes des sociétés modernes : les transformations induites par la technique, la domination du «spectacle primaire de l’audiovisuel», les menaces contre la «vie spirituelle», la mollesse morale. Il s’intéresse également à des phénomènes proprement québécois, tels l’influence de la pilule anticonceptionnelle et de la télévision sur l’éclosion de la Révolution tranquille. Godbout publie depuis bientôt trente ans sur ces sujets (il décrivait dès 1964 le rôle de la télévision dans la création du «mythe» de René Lévesque, «professeur» et journaliste qui évitait de se lancer dans une «guerre sainte»). Ces centres d’intérêt n’ont pas à être jugés : tout écrivain peut bien faire ce qu’il veut et se chauffer du bois qui lui plaît. Il reste que l’on ne peut sans inconséquence déplorer l’anti-intellectualisme québécois (comme le fait Godbout étudiant le «discours de la bière»), moquer les professeurs et universitaires, et tenter de les rejoindre sur leur propre terrain (en s’annexant leur prestige réflexif). Le confusionnisme que dénonce Godbout dans les médias ne frappe pas, de toute évidence, que le monde de l’audiovisuel.

La deuxième partie du recueil est fort justement intitulée «Clips» : c’est court (dans tous les sens du terme), branché («câblé», dirait François Mitterrand), fragmenté à souhait. Et ça s’oublie aussitôt consommé. D’abord parues dans le magazine l’Actualité, ces chroniques montrent à l’évidence la fascination de Godbout pour le rôle de la Presse et, plus encore, pour une de ses pratiques spécifiques : l’Éditorial. Cette forme, dont il fait d’ailleurs explicitement l’éloge, permet, selon lui, de «changer le cours des choses». De plus, elle laisse ouvert l’éventail des sujets à couvrir. Ainsi l’habile Godbout, investi de la mission de montrer la voie à suivre, peut-il livrer ses impressions sur l’éducation des enfants, les subventions privées et publiques aux arts, la mode de l’humour au Québec, l’histoire démographique de la Nouvelle-France, les Hassidim d’Outremont, le rôle du musée dans une civilisation sans mémoire ou l’évolution des sciences (il faut citer : «Il y a de bonnes raisons de croire que la science ne nous offrira pas de découvertes majeures dans les années à venir»…). La cohérence thématique de la première partie du recueil — tout y tourne autour de la place et du statut des médias, et surtout du «spectacle télévisé»; c’est l’«écran du bonheur» — s’estompe, pour ne laisser place qu’à une kyrielle de flashes dictés par l’actualité. Godbout s’exprime.

Les probabilités littéraires

Malgré la diversité des sujets abordés, une constante unit néanmoins les textes : la dénonciation d’un monde dont les valeurs humanistes sont progressivement exclues. Parce que l’Église québécoise n’est plus ce qu’elle était, et que par conséquent les chaires sont devenues plus rares, Godbout cherche toujours de nouvelles tribunes où moraliser : professeur invité aux États-Unis, conférencier recherché un peu partout ou chroniqueur à l’Actualité, il s’agite sur toutes les scènes pour livrer sa vision du monde (avant de reprendre ses diverses prestations en recueil). On peut se demander s’il est parvenu, lui pourtant si hostile au cléricalisme, à se défaire du moule d’une pensée religieuse. Les valeurs qu’il prêche — le laïcisme, par exemple — peuvent être à cent lieues du catholicisme traditionnel québécois, il n’empêche que la pensée de Godbout relève d’un semblable manichéisme : il faut combattre le Mal — hier c’était Satan et ses pompes, aujourd’hui c’est Hollywood, l’Inculture, l’Image.

Dans Une histoire américaine (Seuil, 1986), Gregory Francœur, parti enquêter sur le bonheur dans une université californienne, devait traverser une «forêt de signes»; tel son personnage, Godbout reprend le bâton du pèlerin pour explorer le monde peuplé d’icones que sont les sociétés modernes, mais sans parvenir à s’extirper des images pieuses de son enfance. «Tout se passe comme si j’avais consacré le premier tiers de ma vie à dénoncer le cléricalisme et le second à démystifier le murmure marchand. Ce n’est peut-être pas si étonnant qu’il y paraît : l’Église abusait de notre confiance, et font de même les nouveaux clercs au service de l’Argent.» Qui a dit que c’était «étonnant» ?

Il arrive parfois que Godbout, avec l’art de la formule qu’on lui connaît, vise juste (il y a aussi une loi des probabilités littéraires), mais ce n’est pas ce que l’on retiendra d’abord de l’Écran du bonheur. La nostalgie y tient une place qui ne cessera d’étonner, chez quelqu’un aussi passionné que l’est Godbout par l’air du temps, les modes et l’évolution accélérée des signes de la culture : «L’homme a inventé une nouvelle réalité, l’audiovisuel, qui est l’esprit de notre civilisation. La lettre, la littérature, la pensée, sont l’âme des civilisations disparues». Le discours humaniste réintroduit dans le champ intellectuel des concepts et des idéaux longtemps tus : la «qualité» des œuvres artistiques, la subordination du «monde du surnaturel» à l’«avidité», la quête de valeurs universelles car raisonnables, etc.

Comme il l’indiquait dans l’avant-propos de son recueil précédent, le Murmure marchand (Boréal Express, 1984), Godbout «essaie de raisonner (d’avoir raison) alors que la raison semble morte»; «avoir raison» paraît même avoir pour lui plus d’importance que «raisonner». Or, les deux expressions ne sont pas synonymes et le lapsus godboutien est parlant : la seconde suppose le recours à une argumentation serrée et une volonté de subordonner l’expression personnelle à la compréhension du monde; la première (thèse, éditorial, prêche), le désir d’être entendu et cru. Cette tension entre ce qui est rationnel et ce qui est personnel fait de l’Écran du bonheur un livre hésitant, déchiré, voire contradictoire. Il n’en sera pas moins louangé par ceux qu’il attaque : c’est le lot de tous les «fous du roi», fussent-ils trinitaires.

 

Références

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, Une histoire américaine. Roman, Paris, Seuil, 1986, 182 p.

Gobdout, Jacques, l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1990, 198 p. Ill.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «Godbout trinitaire : l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990 / Jacques Godbout», Spirale, 103, février 1991, p. 21.