Glace conversationnelle

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, 2024, couverture

Soit l’extrait suivant du roman policier québécois le Fugitif, le flic et Bill Ballantine (2024) :

«Elle sourit.
—Ah, ça… De l’imagination, il en a pour dix, ce môme !
—Ça fait longtemps qu’il… euh… t’aide à… (Il toussote dans sa main.) Que tu l’utilises pour… euh…
Chénier patine, mal à l’aise. Il ne veut surtout pas qu’elle croie qu’il la juge.
—Que je l’utilise pour mes casses ?» (p. 172-173)

Que vient faire le patinage dans cette affaire ? Réponse du Petit Robert (édition numérique de 2018), sous patiner : «Fig. Région. (Canada). Éluder une question, éviter d’y répondre.»

À votre service.

P.-S.—En effet : il est question de patin par là.

 

Référence

Forbes, Éric, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2024, 274 p.

Ne pas le devenir, si possible

Tee-shirt «Unreliable narrator»

La semaine dernière, l’Oreille tendue mangeait avec un ex-collègue et néanmoins ami. Celui-portait un t-shirt où on pouvait lire «Unreliable Narrator». Depuis, elle se demande si ce qu’il lui a raconté est vrai. Était-il de confiance («reliable») ?

Le narrateur du roman les Bottes suédoises, lui, paraît fiable. En revanche, il est constamment désagréable.

Parfois, c’est amusant.

Je me suis assis à l’endroit qu’elle m’avait indiqué et j’ai contemplé le portrait du couple royal. Le cadre était de travers. Je me suis levé et j’ai accentué un peu l’inclinaison (p. 217).

La plupart du temps, c’est plus grave : Fredrik Welin est plein de ressentiment, assez peu sensible à la souffrance des autres, pleutre, mesquin, manipulateur, menteur, cruel.

Welin a 70 ans et ne cesse de se plaindre des méfaits de la vieillesse. En lisant ce roman d’Henning Mankell, l’Oreille a tout de suite caractérisé le personnage en utilisant une figure venue de son familiolecte : c’est un vieux déplaisant.

Essayez de ne pas le devenir. De son côté, l’Oreille s’y applique.

P.-S.—Le marabout peut se corriger. C’est plus difficile pour le vieux déplaisant.

P.-P.-S.—Interrogation transatlantique : le vieux déplaisant québécois serait-il le laid p’tit vieux belge ?

 

[Complément du 31 juillet 2024]

Synonymes québécois : «vieux haïssable» (Twitter), «vieux malcommode» (l’Oreille).

Synonymes wallons : «vî strouk» («“vieille branche” (plutôt “vieux moignon” ou “vieille souche”)», Nicolas Ancion), «vîreûs» («grincheux, grognon», Michel Francard).

 

[Complément du 1er novembre 2024]

Chez Simenon, dans Malempin : «Est-ce que tante Élise, qui avait épousé son laid vieux Tesson pour…» (p. 328)

 

Références

Mankell, Henning, les Bottes suédoises. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4600, 2017, 363 p. Édition originale : 2015. Traduction d’Anna Gibson.

Simenon, Georges, Malempin. Roman, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 223-328 et 1526-1539, p. 262. Édition originale : 1940. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.

Olympe aux Olympiques

Statut d’Olympe de Gouges, Jeux olympiques de Paris, 2024

Une séquence de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, vendredi dernier, s’intitulait «Sororité». Dix statues de femmes sont sorties des eaux de la Seine, près du pont Alexandre-III, devant l’Assemblée nationale. Parmi elles, Olympe de Gouges.

De qui s’agit-il ? Pourquoi lui accorder pareille importance ?

Marie Gouzes, qui prend le nom d’Olympe de Gouges dans les années 1770, est une femme de lettres née à Montauban en 1748 et morte sur l’échafaud en 1793.

On lui doit plusieurs pièces de théâtre, souvent courtes, les dernières étant fortement liées à l’actualité de la Révolution française, dont une suite du Mariage de Figaro de Beaumarchais — le Mariage inattendu de Chérubin (1786) —, Molière chez Ninon, ou le siècle des grands hommes (1788), l’Esclavage des Noirs, ou l’heureux naufrage (1789), le Couvent, ou les vœux forcés (1790). Mirabeau aux Champs-Élysées (1791) est un dialogue des morts où se côtoient Mirabeau, Rousseau (en fait : «J. Jacques»), Voltaire, Montesquieu, Franklin, Henri IV, Louis XIV, le cardinal d’Amboise, Mme Deshoulières, Mme de Sévigné, Ninon de Lenclos, ainsi qu’«Une multitude d’ombres des quatre parties du monde».

Olympe de Gouges est surtout connue aujourd’hui pour sa «Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne» de septembre 1791. Elle y reprend, en le modifiant, le premier article de la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» de 1789 : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune» devient «La Femme naît libre et demeure égale à l’Homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.» Le dixième article de sa «Déclaration» est particulièrement fort (et prémonitoire) : «la Femme a le droit de monter sur l’échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune».

Pendant longtemps, le nom d’Olympe de Gouges a été absent des mémoires. Deux phénomènes ont permis sa réhabilitation. D’une part, les spécialistes de la culture sous la Révolution ont voulu montrer, depuis quelques décennies, que celle-ci n’avait pas été «le tombeau des arts» : il y a des œuvres littéraires à cette époque et il faut les lire. D’autre part, le patrimoine s’est progressivement ouvert — mais encore de façon insuffisante — à la contribution des femmes dans tous les domaines de la vie sociale. Sur ce double plan, Olympe de Gouges pourrait être un cas d’école.

On a commencé à la rééditer et à la commenter de façon plus systématique au moment du bicentenaire de la Révolution, mais c’est surtout depuis une quinzaine d’années qu’elle a été redécouverte et honorée de toutes sortes de façons, tant par la critique savante que dans l’espace public. La Monnaie de Paris a frappé une pièce à son effigie en 2017. Quatre ans plus tard, les Archives nationales de France ont procédé à l’encodage sur ADN de deux textes, la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» et la «Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne». Son empreinte toponymique s’accroît sans cesse : il y a des dizaines de lieux à son nom en France; une galerie d’art parisienne l’a pris. On lui a consacré une bande dessinée, au moins huit pièces de théâtre et quatre romans, une chanson (par Femmouzes T.), des émissions de télévision.

L’année 2021 a été marquante dans la renaissance éditoriale d’Olympe de Gouges. Le ministère d’Éducation de la France ayant mis son œuvre au programme du baccalauréat général, on a alors publié au moins neuf éditions de poche de son œuvre. Le Québec n’a pas été en reste : le ministère de l’Éducation a proposé la «Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne» parmi ses choix de textes pour l’Épreuve uniforme de français au collégial.

Dans un recueil de textes paru en 2020, l’Oreille tendue s’est penchée sur le processus de «classicisation». Elle y a mis en lumière deux processus par lesquels une œuvre peut aspirer à devenir classique : réduction; accumulation. On condense; on répète. C’est bien ce qui est arrivé à Olympe de Gouges : on l’a réduite à une œuvre, la «Déclaration», et on ne cesse de se concentrer sur cette œuvre — jusqu’aux Olympiques.

P.-S.—Ce texte vous rappelle quelque chose ? Vous avez bonne mémoire. Bravo.

 

Références

Gouges, Olympe de, Théâtre politique, Paris, côté-femmes éditions, coll. «Des femmes dans l’histoire», 1991, 244 p. Préface de Gisela Thiele Knobloch. Le Couvent, ou les vœux forcés (1790-1792), Mirabeau aux Champs-Élysées (1791), l’Entrée de Dumouriez à Bruxelles ou les Vivandiers (1793).

Gouges, Olympe de, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et autres écrits, dans Opinions de femmes de la veille au lendemain de la Révolution française, Paris, Côté-femmes éditions, 1989, 176 p., p. 47-62. Préface de Geneviève Fraisse.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Pièces de monnaie en l’honneur d’Olympe de Gouges, Monnaie de Paris, 2021

L’oreille tendue de… Martin McGuire

Martin McGuire et Dany Dubé, Bon match !, 2023, couverture

«J’entre donc et je tombe sur le responsable de l’équipement, Pierre Gervais, qui ramasse ses affaires. Il me regarde avec des points d’interrogation dans les yeux, l’air de dire : “Pourquoi t’arrives par cette porte-là, toi ?” Je lui demande si le vestiaire est ouvert, il me répond par la négative. Je tends l’oreille et j’entends les joueurs du Canadien chanter.»

Martin McGuire et Dany Dubé, avec la collaboration de François Couture, Bon match !, Montréal, Éditions de l’Homme, 2023, 233 p., chapitre 12. Ill. Préface de Ron Fournier. Introduction de François Couture. Édition numérique.