Langue de bomme

Samuel Archibald, Quinze pour cent, 2013, couverture

Soit les deux énumérations suivantes, tirées de Quinze pour cent (2013) de Samuel Archibald.

«[Dave “Yawatha” Rathé] avait aussi le réseau d’informateurs le plus étendu de toute la [Sûreté du Québec], composé d’enfants de chiennes, de gibiers de potence et de gars de béciks, de voleurs, d’apaches, de crosseurs, de coppeurses, de receleurs, de pyromanes et de mangeux de marde, de coupe-jarrets, de bandits, de tueurs, de proxénètes et de vendeux de drogue, de bums et de trimpes» (p. 39).

«Son travail [de policier] était d’isoler et de contenir une race éternelle et transhumante de demi-gitans et d’éclopés, d’orphelins et de vagabonds, d’Indiens et de bien-êtres, une race désargentée et bannie» (p. 55).

Ces litanies des «classes dangereuses», suivant le titre de Louis Chevalier (1958), mêlent trois registres.

Il y a les termes neutres : «informateurs», «voleurs», «receleurs», «pyromanes», «bandits», «tueurs», «proxénètes», «éclopés», «orphelins», «vagabonds».

Il y a ceux qui sont légèrement désuets ou, du moins, peu courants, même dans la langue policière : «gibiers de potence», «apaches», «coupe-jarrets», «demi-gitans».

Et il y a les mots propres à la langue populaire du Québec.

Certains devraient être familiers aux lecteurs de l’Oreille tendue. «Mangeux de marde» et «crosseurs» ont déjà été présentés ici. Les «gars de béciks» (bicycle) sont des motards : on les dit parfois criminalisés; criminels leur sied mieux.

Quelques-uns font leur entrée dans ce blogue. Ils viennent parfois de l’anglais, tels «enfant de chienne» (son of a bitch), «bum» et «trimpe» (tramp). Il y a des variations sur la prononciation : «vendeux» pour «vendeurs». Les «Indiens» sont des Amérindiens, et les «bien-êtres», des BS.

L’Oreille a reconnu, venu de son enfance, le mot «trimpes». (Il y a une autre occurrence du terme, p. 43.) Qu’est-ce qui distingue le «bum» du (de la) «trimpe» ? Dans son Dictionnaire de la langue québécoise (1980), Léandre Bergeron donne «Bomme» et «Vagabond» comme synonymes de «Trimpe» (p. 500). La suite logicielle Antidote est plus précise : «Voyou, vagabond.»

En revanche, «coppeurses» n’évoque strictement rien à l’oreille de l’Oreille. Dis, @ArvidaMan, tu nous expliques ? (Ah, si, peut-être : receleur de coppe, le cuivre ?)

Pendant que tu y es, que / qui sont les «mottés» (p. 43) ? Ils font manifestement partie de la même «race désargentée et bannie».

P.-S. — Quinze pour cent porte, notamment, sur les «classes dangereuses». Publié quelques mois plus tôt, le Sel de la terre est un portrait des «classes laborieuses» (p. 13 et 26).

P.-P.-S. — Oui, bien sûr, c’est le Samuel Archibald d’Arvida (2011).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Archibald, Samuel, Quinze pour cent, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 1, 2013, 67 p.

Archibald, Samuel, le Sel de la terre. Confessions d’un enfant de la classe moyenne, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 3, 2013, 87 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Chevalier, Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, coll. «Civilisations d’hier et d’aujourd’hui», 1958, xxviii/566 p.

Message d’intérêt public, venu du passé

Alex Harvey est un des meilleurs fondeurs au monde. Les médias québécois parlent souvent de lui, car c’est un compatriote.

C’était le cas à la radio de Radio-Canada l’autre jour. L’oreille de l’Oreille s’est fortement tendue ce jour-là. L’annonceur parlait en effet d’une personne nommée «Hââârvé», transformant un patronyme français en patronyme anglais. (Pensez, de même, au Suisse «Rôôdgeurr» Federer.)

La situation n’est pas nouvelle. Dans un brillantissime texte de 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», André Belleau avait montré ce que cache parfois quelque chose d’aussi banal (en apparence) que la prononciation, en l’occurrence «l’étonnante phonologie radio-canadienne» (éd. de 1986, p. 111).

Le point de départ de Belleau était une question : pourquoi Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ? Par sa façon, entre autres exemples, de dire I.R.A. («Aille-âre-ré», p. 109), Camp David («Kèmm’p Dééveude», p. 110) ou Robert Mugabe («Rââbeurte», p. 111), Derome parlait anglais «à travers le français» (p. 110).

D’un trait linguistique, Belleau parvenait à faire un trait idéologique, chez l’animateur en premier lieu, mais pas uniquement. La prononciation de Derome était «une forme particulièrement efficace de mépris et de dégradation d’une langue par le biais d’interventions sur le signifiant» (p. 113) et le signe d’une «colonisation culturelle» (p. 114). Elle ramenait toutes les formes d’altérité à une seule, l’anglaise, au détriment de la diversité du monde :

L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. C’est la carte opposée que joue Radio-Canada (p. 113).

Ce qui était «obscène» en 1980 (p. 110) — cette alternance codique devenue naturelle — ne l’est pas moins aujourd’hui.

P.-S. — Peut-être était-ce le même «effet Derome» qui, l’été dernier, a poussé une animatrice de la radio de Radio-Canada à prononcer «slogeune» le mot «slogan».

 

[Complément du 24 octobre 2014]

L’Oreille tendue connaît, et recommande, «L’effet Derome» depuis de nombreuses années. Travaillant à sa bibliographie des écrits d’André Belleau, elle découvre une version antérieure de ce texte, sans le nom de Derome. Il s’agit d’un texte de vingt-neuf lignes paru dans la rubrique collective «À suivre» de la revue Liberté en 1976.

Extrait :

On dira : ce sont des broutilles. Certes, sauf que si un peintre allemand [Max Ernst], une œuvre musicale russe [de Moussorgsky], un livre allemand [d’Oswald Spengler] se voient curieusement relayés par l’anglais, c’est peut-être que l’altérité elle-même est anglaise, qu’elle forme tout l’horizon. Ne pas pouvoir accueillir l’autre directement, cela s’appelle être colonisé.

La leçon méritait déjà d’être apprise.

 

[Complément du 14 septembre 2015]

Quelques années après Belleau, le philosophe Laurent-Michel Vacher, sur un mode plus léger, enfonce le même clou. Ça se trouve dans son livre Histoire d’idées (1994) :

«Quand vous rencontrez un nom étranger bizarre et inconnu, ne le prononcez pas aussitôt avec l’accent anglais comme si vous étiez commentateur de hockey à la radio : tous les étrangers ne sont pas des Anglais ! Et d’ailleurs, tant qu’à massacrer un nom, mieux vaut le massacrer en français, non ? Essayez de vous y habituer en prononçant avec des sons purement français des noms comme Georges Friedmann, Judith Miller, Saint-John Perse (trois Français, d’ailleurs) ou Élisabeth Kubler-Ross — “Cu-blair-rosse” et non pas “Keuh-bleuw-Waass”» (p. 19)

«Prononcez [Georges Berkeley] “bair-clé” avec des sons bien français» (p. 23).

«Sigmund Freud, médecin autrichien (1856-1939). Prononcer “freude” comme si c’était un mot français (seuls les snobs essaient de dire “zigmunt-froït” en singeant l’accent allemand)» (p. 149).

 

Références

Belleau, André, [s.t.], Liberté, 106-107 (18, 4-5), juillet-octobre 1976, p. 384. https://id.erudit.org/iderudit/30915ac

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Vacher, Laurent-Michel, Histoire d’idées à l’usage des cégépiens et autres apprentis de tout poil, jeunes ou vieux, Montréal, Liber, 1994, 259 p.

Woody Allen aurait dû aller à Nicolet

C’est dans Take the Money and Run (1969), le film de Woody Allen. Virgil Starkwell, le personnage joué par Allen, entre dans une banque pour la braquer. Il glisse au caissier une note sur laquelle est écrit, entre autres choses, «I have a gun», mais sans lui montrer tout de suite ledit pistolet. S’ensuit un de ces dialogues absurdes si chers au cinéaste.

Caissier numéro 1 : «Does this look like “gub” or “gun” ?»

Caissier numéro 2 : «Gun. See ? But what’s “abt” mean ?»

Virgil Starkwell : «It’s “act”. A-C-T. Act natural. Please put fifty thousand dollars into this bag, act natural

Caissier numéro 1 : «Oh, I see. This is a holdup ?»

Virgil Starkwell : «Yes

Caissier numéro 1 : «May I see your gun ?»

À l’École nationale de police du Québec, à Nicolet, les choses sont plus claires.

Caché derrière un arbre, [le futur policier] Filippo Dori ordonne [à un faux criminel] de jeter son arme : «Drop ton gun !» lui crie-t-il, avant de revenir au vouvoiement : «Dropez votre gun, monsieur !» L’homme finit par obtempérer, et l’élève lui passe les menottes (la Presse, 1er décembre 2012, p. A3).

On pourra déplorer l’alternance codique entre le français et l’anglais, mais on sera sensible à l’utilisation de la deuxième personne du pluriel. Elle fait partie des règles à suivre à Nicolet :

Ici, on demande aux élèves de vouvoyer tout le monde, même leurs confrères et consœurs, durant tout le stage, souligne Jean-Luc Gélinas, responsable du programme de formation initiale en patrouille-gendarmerie. On les encourage à continuer à le faire après. Dans une intervention, le fait de vouvoyer montre du respect (la Presse, 1er décembre 2012, p. A2).

Tous les (futurs) policiers n’ont pas la langue de Stéfanie Trudeau, la célèbre «Matricule 728». Et ils savent ne pas confondre «gun» et «gub».

 

 

[Complément du 23 mars 2023]

Nicolet s’inspirerait-elle de la France ? «Le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement» (Code de la sécurité intérieure, article R434-14).

Les ploucs

Ce samedi, l’Oreille tendue, une fois de plus, roulait sur l’autoroute des Laurentides. Elle y découvre la vie nocturne au Mont Saint-Sauveur :

«Samedi insomniacs», publicité, 2012

Insomniacs, donc. Insomniaques aurait fait trop plouc ? Pas assez mondialisé ? Pire : français ?

Conseil vestimentaire du jour

Sandra Gordon, les Corpuscules de Krause, 2010, couverture

Soit la phrase suivante, tirée des Corpuscules de Krause de Sandra Gordon (2010) : «Du point de vue de l’automobiliste, ça devait être quelque chose de faire pleins feux sur une flâneuse livide fringuée comme la chienne à Jacques, pince-monseigneur à la main, à dix heures du soir» (p. 202).

Fringuée comme la chienne à Jacques ? On y peut voir un exemple d’alternance codique entre variétés du français, du plus hexagonal («fringuée») au moins hexagonal («la chienne à Jacques»). Il faut surtout y entendre un conseil : qui que soit Jacques, il ne faut pas s’habiller comme sa chienne. Qui s’habille comme elle n’est jamais à son avantage.

On ne l’oubliera pas.

 

[Complément du 24 novembre 2017]

Deux exemples théâtraux, tirés de J’aime Hydro de Christine Beaulieu (2017) :

«Il y avait à peu près juste 25 personnes, 90 % d’hommes, tous habillés chez Moores. Quand je suis entrée, ils m’ont tous regardée comme si j’étais la chienne à Jacques» (p. 62);

«je me suis dit “Moores, ç’a beau avoir un bon prix, une bonne coupe et une bonne réputation, c’est pas nécessairement imperméable, tandis que la chienne à Jacques, elle, au moins, elle est en phase avec la nature !”» (p. 67)

P.-S.—Oui : s’agissant de «Moores», l’auteure fait directement allusion à une publicité télévisée.

 

Références

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 13, 2017, 253 p. Illustrations de Mathilde Corbeil.

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.