De l’apocope

Tout le monde fréquente l’apocope. Le Petit Robert la définit ainsi : «Chute d’un phonème, d’une ou plusieurs syllabes à la fin d’un mot» (édition numérique de 2007). Exemples ? Télé pour télévision, cinéma pour cinématographe, taxi pour taximètre.

Dans 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (2009), Jean-Loup Chiflet ne paraît guère apprécier ce type de troncation : l’«homme pressé» est «si pressé qu’il écourte tout, vivant à l’heure de l’apocope qui mutile les adolescents pour en faire des ados à vélo ou à moto qui vont au ciné porno même s’ils sont cathos» (p. 11).

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de relever quelques formes nouvelles de l’apocope : diff pour difficile, confo pour confortable.

Dialogue à la radio, il y a peu : «Elle.— Je vous remercie. Lui. — C’est moi.» Comment désigner pareille coupure, chère aux garçons de café hexagonaux, non pas d’un phonème, d’une syllabe ou de plusieurs «à la fin d’un mot», mais de mots complets à la fin d’une phrase (C’est moi mis pour C’est moi qui vous remercie) ?

Doit-on parler d’apocope syntaxique ? Question full de diff.

 

[Complément du 15 novembre 2017]

Cette apocope, repérée par @jeanphipayette en Finlande, ne pousse guère à la consommation.

Produit alimentaire nommé «gastro» en Finlande

 

Référence

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Inconfort linguistique

Le vendeur de chaussures, tout à l’heure : «Celles-là, elles sont confo.» Encore heureux qu’il n’ait pas dit «Elles sont conf’.»

 

[Complément du 8 février 2015]

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire du bien des publicités de la Maison Corbeille (voir ici). En voici une nouvelle, pour ses meubles en cuir (de vache).

Publicité de la Maison Corbeil, février 2015

 

 

Une société distincte

Certaines expressions, qui étonnent peu dans la conversation, sont particulièrement incongrues à l’écrit.

Consommer, employé sans complément, est de celles-là. L’Oreille tendue en a donné quelques exemples tirés de la presse quotidienne ici.

Dans la prose savante, cet emploi porte à confusion. Soit l’article suivant : Natacha Brunelle, Chantal Plourde, Michel Landry et Annie Gendron, «Regards de Nunavimmiuts sur les raisons de la consommation et ses effets», Criminologie, 42, 2, 2009, p. 9-29. https://doi.org/10.7202/038597ar

Qui s’imaginerait un texte sur le commerce ou l’économie se tromperait : «Dans le présent article sont exposés les résultats d’une étude sur la consommation de substances psychoactives au Nunavik» (p. 9).

Au moins une société distincte (celle qui emploie absolument consommation), peut-être deux (celle qui consomme trop).

 

[Complément du 10 octobre 2015]

Si consommation de drogue peut donner consommation, il va de soi que substances psychoactives peut donner substances. Exemple, tiré de la Presse+ du jour : «C’est une belle occasion de s’amuser ensemble, car oui, c’est possible d’avoir du plaisir sans substances !»

Et mon complément, vous l’avez vu ?

Les occasions ne manquent jamais de déplorer l’emploi de quitter sans complément. Ce verbe n’est pourtant pas seul dans la triste catégorie du verbe orphelin.

Il y a évidemment, et banalement, consommer — de l’alcool, de la drogue, des médicaments, des substances interdites, toutes choses qu’il n’est pas nécessaire de nommer. Exemples : «Avec trois matchs en trois soirs, l’équipe qui compte aucun joueur qui consomme va avoir de la misère» (la Presse, 10 décembre 2003); «Une initiative surprenante, d’autant plus que Presley lui-même ne buvait pas d’alcool… même s’il consommait pas mal !» (la Presse, 17 juin 2004, cahier LP2, p. 2)

Moins banalement, on voit désormais, employés de façon absolue, faire une tentative (de suicide), consulter (le psy de son obédience) et rencontrer (quelqu’un d’un sexe qui nous sied) — comme dans Son mari est mort le mois dernier. Elle veut attendre encore un peu avant de rencontrer.

Un autre cas de ces économies lexicales qui nous entourent ?

 

[Complément du 1er décembre 2012]

L’Oreille tendue avait spontanément cru que consulter sans complément était un québécisme. L’illustration ci-dessous, tirée de l’excellent tumblr Chers voisins, la force à revoir cette croyance.

Merci à chersvoisins.tumblr.com

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Dans la Presse+ du jour, ceci :

«Rencontrer», selon la Presse+

 

[Complément du 26 janvier 2018]

Dans certains cas, il est fortement recommandé de consulter.

Consulter, mais en bibliothèque

 

[Complément du 26 août 2024]

Les exemples littéraires de consulter pris absolument en contexte médical foisonnent, et pas seulement au Québec.

«On connut donc une période difficile où Béliard se mit à geindre tant, tout le temps, qu’on tenta tout pour lui. On lui conseilla de consulter — mais la médecine des âmes, il n’avait pas confiance» (Au piano, p. 215).

«Impossible de convaincre sa mère d’aller consulter […]» (Fleurs de crachat, 76).

«il se demande si, tout compte fait, il n’aurait pas mieux valu consulter» (la Ballade de Nicolas Jones, 30).

«Yvonne a suggéré presque calmement à ma collègue de consulter, pendant que nous nous mettions à trois pour la retenir» (Sous pression, p. 79).

«Après dix jours de dandinement dans la ville, boiteuse au bord du climax de la douleur, je dois me résoudre à aller consulter» (le Parfum de Janis, p. 57).

 

Références

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Echenoz, Jean, Au piano, Paris, Éditions de Minuit, 2003, 222 p.

Larochelle, Corinne, le Parfum de Janis. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 139 p.

Mavrikakis, Catherine, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.