Perplexité capitale

L’Oreille tendue a pu le vérifier à plusieurs reprises : le Canada multiplie les capitales, certaines officieuses, d’autres officielles. Parmi ces dernières, il y a Ottawa, la capitale du pays. Ça devrait être simple. Ça ne l’est pas. Le Devoir du 14-15 mai dit en effet une chose et son contraire.

Page D4, on s’y réjouit d’un prix attribué à un article paru dans ce journal le 19 juin 2010, sous la signature de Benoit Legault, «Ottawa. La non-capitale».

Page G8, on trouve un texte intitulé «Ottawa : capitale culturelle du patrimoine et de l’histoire».

Alors : oui ou non ?

Les bits dans les cieux

En titre : «Montréal, capitale des nuées ?»

En surtitre : «Le nuage informatique est là !»

C’était en première page d’un cahier spécial de la Presse du 10 mars, intitulé «Portrait sectoriel annuel. TIC [Technologies de l’information et des communications]. Printemps 2011.»

Ce n’est pas là qu’on attendait une image aussi aérienne.

La capitale des capitales ?

Québec — qui aime de moins en moins qu’on l’appelle comme ça — est souvent désignée par l’expression la Vieille Capitale.

Ce n’est pas tout. Il lui arrive de se dire «capitale mondiale de la planche à neige» (le Devoir, 16 mars 2007, p. B1), «capitale de Noël» (le Devoir, 16 décembre 2009, p. A1), «capitale littéraire favorisant la création en émergence» (programme Première ovation), «capitale de la joie de vivre» (publicité de la bière la Quatre-centième), «capitale des lettres et de l’édition» (Lettres québécoises, numéro 137, printemps 2010, p. 14) ou capitale gastronomique, selon le titre du livre d’Anne L. Desjardins (Montréal, Éditions La Presse, 2008).

Le quotidien la Presse, en première page de son édition d’hier, posait une question plus fâcheuse pour les Québecquois : «Québec, capitale de la droite ? Non, affirment les résidants de la Vieille Capitale.»

Qui croire ?

La bosse de la publicité

Le Réseau de transport de la Capitale — il s’agit évidemment de Québec — est en campagne publicitaire.

Publicité pour les transports en commun, Ville de Québec, 2010

Celle-ci permet de rappeler une fois de plus la forte présence du tutoiement dans la publicité québécoise : «ton quotidien», «essaie-le».

Elle donne l’occasion d’indiquer au non-autochtone que le mot bus au Québec rime parfois avec prépuce (le busse), mais aussi avec crosse (le bosse). Par ailleurs, le verbe bosser désigne moins le travail («T’as intérêt à bosser») que le fait de donner des ordres («Arrête de me bosser»).

Cette campagne publicitaire oblige surtout à se poser une question : que fait là le mot «bus» ? Est-il simplement juxtaposé à «ton quotidien» ? Faut-il plutôt l’entendre comme un verbe, ce qui nécessiterait la prononciation en –osse ? Busse ton quotidien n’aurait, en effet, aucun sens. Bosse ton quotidien, guère plus, objectera-t-on, mais ce ne serait pas la première fois qu’un publicitaire sacrifierait le sens à un effet de manche.

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers

Au Québec, ce qui est tricoté serré est sans faille.

Il peut s’agir d’une société : «Et puis, c’est qu’on nous la sert monolithique et tricotée serrée, cette société québécoise. Tous blancs, mignons, sortis de la souche de nos aïeux défricheurs, les lofteurs. À d’autres, le fameux vote ethnique. Mais passons…» (le Devoir, 11-12 octobre 2003). Il peut aussi s’agir d’une de ses parties — «L’Asie métissée serrée à Montréal» (le Devoir, 10 août 2010, p. A2) — ou d’une de ses villes — «[La] Vieille Capitale — surtout au niveau des cercles dirigeants — est un petit milieu tricoté serré» (la Presse, 11 janvier 2001).

Laine oblige, l’expression s’appliquerait à l’équipe de hockey dite nationale, les Canadiens de Montréal : «Preuve que la Flanelle est encore tricotée serré dans le cœur des Québécois» (la Presse, 15 janvier 2004, p. S4).

Comme il arrive souvent dès qu’une expression devient populaire, celle-ci connaît de nouveaux emplois.

Soit on l’utilise dans des contextes étonnants, par exemple pour désigner un ensemble de voitures : «Multisegments. Une catégorie métissée serré» (la Presse, 22 avril 2008, cahier Auto, p. 4).

Soit on la modifie juste assez légèrement pour qu’elle reste repérable : on montre par là qu’on sait distinguer les clichés sans y sombrer. Dans Peaux de chagrins, Diane Vincent dit de sa masseuse et de son policier qu’ils sont «crochetés serré» (p. 25). Renald Bérubé évoque, lui, dans les Caprices du sport, des «obligations nombreuses et tressées bien serré» (p. 137). Dans un des quotidiens de l’Oreille tendue hier : «C’est de l’entre nous twitté serré» (le Devoir, 1er novembre 2010, p. B9).

Puis arrive le moment où on lit ceci, dans la Respiration du monde de Marie-Pascale Huglo : «Elle en connaissait un rayon, côté marine, son père était capitaine, elle savait distinguer les authentiques (tricotés serré) des copies et ne plaisantait pas là-dessus : Miss O’Hara ne plaisantait jamais sur la marchandise» (p. 8). Pour une fois que l’expression tricoté serré est utilisée pour désigner proprement des travaux d’aiguille, en l’occurrence un bonnet de marin, c’est à peine si on la reconnaît.

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Dans la Presse+ du jour, rubrique cinéma, ceci :

«Famille métissée serrée», la Presse+, 26 juillet 2014

 

 

[Complément du 12 mai 2015]

Existe également en version «Tressé serré» (la Presse, 9 mai 2015, cahier Arts, p. 16).

 

[Complément du 19 septembre 2018]

Lundi soir, à Montréal, un débat télévisé réunissait les aspirants premiers ministres du Québec; c’était une première. Certains se sont opposés à la tenue de ce débat, mais pas Francine Pelletier. Dans le Devoir du jour, elle parle des «Anglos tricotés serrés» qui ont pu s’y reconnaître (p. A11).

 

[Complément du 26 mars 2020]

La publicité aussi, bien sûr.

«Tissés serrés», publicité, mars 2020

 

[Complément du 16 septembre 2021]

En version techno :

«Connectés serrés», publicité de Vidéotron, septembre 2021

 

[Complément du 29 avril 2023]

En version pour bricoleurs.

«Nos clients et nous, on est vissés serrés», publicité, Simplex, 29 avril 2023

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.