De la Bretagne (et du Québec)

Jean Lecoulant et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, 2024, couverture

Plus tôt cette année, les éditions Le Robert lançaient, sous la direction de Médéric Gasquet-Cyrus, la collection «Ça se dit comme ça !» À ce jour, trois variétés du français hexagonal ont été abordées : à Marseille, dans le Nord et en Picardie, en Bretagne.

Allons voir du côté des Bretons.

Le livre est joli, sur du papier épais, avec de très nombreuses illustrations (dessins, cartes, photos). Les expressions propres à la Bretagne sont présentées de deux façons : par ordre alphabétique (de «ac’hi-ac’ha» [en bisbille] à «yec’hed mad» [bonne santé]») et par regroupements thématiques (oui, il y a deux pages sur les crêpes). S’ajoutent à cela un «Avant-propos» («Prêtons l’oreille à ce qui se dit et on aura du goût»), un index et une bibliographie. Les lecteurs sont interpelés à l’occasion.

Les auteurs, Jean Lecoulant et Ronan Calvez, sont constamment sensibles aux liens entre le «français standard», le breton et le gallo; c’est cela qui explique plusieurs particularités du «français régional» ou «local» de Bretagne. Ils donnent de nombreuses indications de prononciation et proposent des étymologies. Leur Bretagne n’est pas uniforme, mais plutôt faite de sous-régions.

Lu du Québec, l’ouvrage dépaysera souvent, mais pas toujours. Pour une oreille québécoise, en effet, quelques expressions ne posent aucun problème de compréhension : avoir de la misère (souffrir, avoir des difficultés, p. 14), chez nous (notre, p. 38), ramasser et serrer ses affaires (les ranger, p. 53), ce serait péché (ce serait dommage, p. 104), poquer (heurter, emboutir, p. 114), toujours (en tout cas, p. 128), trouver dur (avoir du mal, de la peine, p. 131), etc.

L’Oreille tendue a trouvé une expression qui la ravit en matière d’imbibition : «casser la soif» (p. 126). C’est adopté.

P.-S.—Déplorons une absence : l’entrée «menhir, dolmen» (p. 94-95) ne fait pas du tout allusion à Obélix.

 

[Complément du jour]

Au moment de mettre ceci en ligne, l’Oreille apprend la parution du quatrième volume de la collection… aujourd’hui : En Alsace ça se dit comme ça !

 

Références

Dawson, Alain et Liudmila Smirnova, Dans le Nord et la Picardie ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», 2024, 144 p. Ill.

Erhart, Pascale, En Alsace ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Gasquet-Cyrus, Médéric, À Marseille ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Lecoulant, Jean et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 143 p. Ill.

Repenser un certain Québec

Catherine Larochelle, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, 2024, couverture

À Rome, dans les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance, une association charitable fondée en France en 1843, devenue «œuvre pontificale missionnaire» en 1922 (p. 22), l’historienne Catherine Larochelle découvre environ 200 lettres de jeunes catholiques, surtout des filles et des femmes, souvent pauvres, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle résidant au Québec (plus largement, au Canada français). Ces lettres contenaient des dons, généralement modestes, pour sauver l’âme d’enfants bien éloignés, les «petits Chinois». Comment rendre compte du contenu de ces lettres ? De quelle façon les interpréter ? Quelles en sont les «lectures imaginables» (p. 75) ?

Catherine Larochelle a choisi la forme épistolaire : elle écrit à un ami, qui n’a fait «que des passages éphémères et irréguliers dans [sa] vie» (p. 59), mais qui compte pour elle, des lettres (titrées) dont on ne sait pas si elle les a envoyées ou pas. Ces lettres donnent à lire plusieurs extraits des archives romaines. Elles permettent de réfléchir à divers aspects de la société québécoise, notamment à son rapport à la religion et à son ouverture sur le monde.

Puisqu’il s’agit d’une correspondance, l’autrice livre d’elle-même un autoportrait. Son travail d’historienne est influencé par l’œuvre de non-historiens, Thierry Hentsch, Paolo Virno, Dalie Giroux, Emmanuel Lévinas, Susan Sontag, Sara Ahmed, Madeleine Ouellette-Michalska, Nicole Brossard. Sa «jeunesse» a été «catholique» et son adolescence, «humanitaire» (p. 24-25), mais elle a perdu la foi (p. 27, p. 61, p. 73). Elle a rêvé d’être un garçon (p. 52), avant de devenir féministe (p. 73). Elle vient d’une famille nombreuse : «Les deux idéologies qui m’ont été transmises sont le catholicisme humanitaire (qui n’est pas la même chose que le catholicisme de gauche) et le libéralisme-capitalisme. C’est ça, mon héritage familial» (p. 71). Elle ne se définit pas comme un «être national» (p. 72) : «Je ne reconnais pas l’héritage qu’on m’a transmis dans le récit de l’histoire nationale telle que l’école l’enseigne et que le pouvoir politique la transmet» (p. 142). La question de l’identité, individuelle et communautaire, la préoccupe.

Son destinataire ? Mathématicien, Thomas (ce n’est pas son vrai nom) vit sur la route depuis de nombreuses années. La littérature les unit (p. 45), de même que leur milieu familial (p. 71) et que leur pensée politique (p. 73). Il est «l’aventurier des grands espaces, le plaideur des causes difficiles» (p. 139). Le portrait d’ensemble reste cependant assez (et volontairement) flou : «Qui es-tu ?» (p. 139)

Le propos est ferme. La présence au Canada de l’Œuvre de la Sainte-Enfance est «inscrite dans la trame raciste de notre passé» (p. 27-28). Elle oblige à relativiser le concept de «Grande Noirceur» (p. 25, p. 28). Les «liens transnationaux» révélés par les archives romaines «brisent les frontières du roman national» (p. 62), de «notre récit collectif» (p. 64), d’un «récit national aux frontières étanches» (p. 75). Il faut déconstruire «le ressenti de la femme blanche» (p. 79), dont celui de l’autrice, qui le dit clairement. Affirmer des Québécois que ce ne sont pas des colonisés (p. 99) n’est guère recevable, ni dans la sphère publique ni dans la communauté historienne : «Il y a un raccourci dommageable dans le fait de résumer de la sorte l’histoire de ces francophones d’Amérique du Nord» (p. 100). Les lettres «La colonisation» — Larochelle y démonte le «projet génocidaire» canadien (p. 109) — et «L’humiliation» sont les plus inattendues de l’ensemble.

Larochelle consacre des passages à ses choix méthodologiques. Elle décrit les fonds consultés (p. 38-48), jusqu’à la matérialité des lettres (p. 47, p. 93). Elle explique pourquoi elle ne donne pas le véritable nom des personnes citées (p. 51). De façon plus significative, elle explique comment elle a mené ses recherches jusque-là : «Sais-tu pourquoi j’ai fait ma thèse de doctorat sur des archives aussi “sèches” que les archives scolaires ? […] J’ai pris cette voie parce que j’avais trop peur de choisir un sujet plus “humain”» (p. 91). Les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance ne lui permettent plus cette distance. Travaillant sur des publications éphémères, rarement conservées en bibliothèque, elle doit avoir recours à… eBay (p. 103). (L’Oreille tendue a beaucoup travaillé sur le sport et la culture au Québec. Elle a dû souvent procéder de la même façon.)

Voilà un livre bref mais important.

P.-S.—Pourquoi, dans le titre, «d’Afrique» ? Ce n’est pas expliqué, au-delà de ceci : «Beaucoup au Québec se rappellent avoir “acheté des petits Chinois” ou des “petits Chinois d’Afrique” à l’école» (p. 21).

 

Référence

Larochelle, Catherine, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. «Cadastres», 2024, 144 p.

Éloge de l’éloge (du bug)

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : à une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues; ils sont néanmoins restés amis.)

«le numérique est désormais devenu
notre espace principal de vie»

Marcello Vitali-Rosati n’aime pas les idées reçues en matière de numérique (mais pas que). Son Éloge du bug en déboulonne beaucoup.

On peut vivre sans téléphone intelligent (l’auteur, qui n’a pas que des qualités, parle de «smartphone»).

Le numérique, ce n’est pas du virtuel, mais du matériel, du concret : «la rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur». De plus, «la pensée et le sens émergent toujours de la matière».

À «l’impératif fonctionnel» («tout doit fonctionner»), on devrait préférer le «dysfonctionnement numérique» : «Et si nous privilégions le lent par rapport au rapide, le complexe par rapport au simple, le laborieux par rapport à l’intuitif ?»

Les GAFAM, par les «environnements limités» qu’ils «nous proposent», veulent notre bien. Ils sont d’ailleurs en train de l’obtenir. Il faut les critiquer : «L’hypothèse que je propose ici est que les bugs — et plus généralement toutes les formes de dysfonctionnement — seraient le point de départ parfait pour une analyse critique du discours des GAFAM et que l’on pourrait, à partir de cette analyse critique, esquisser des formes de résistance.»

Le capitalisme veut notre bien. Il l’a déjà.

Aucun logiciel n’est neutre : «le logiciel détermine justement à sa manière ce que l’on écrit». Les technologies «portent des valeurs».

Il n’y a pas que la productivité ou le progrès linéaire dans la vie.

La Covid devait changer le monde : «au lieu de déboucher sur une mise en question du système capitaliste, la crise de la Covid-19 a été un véritable catalyseur de ce système. Elle a permis une “amélioration” de la chaîne de production de la richesse.»

Ce que l’on donne à consommer n’est ni neutre ni naturel : «Ce phénomène peut être appelé “naturalisation” : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est “une” vision du monde et non pas “le” monde en tant que tel.»

La «littératie numérique» n’est pas du tout maîtrisée par la majorité des usagers. Il faut la développer en insistant sur trois «principes» : «La conscience de la multiplicité des modèles»; «La recherche de complexité»; «La maîtrise de l’activité». L’intérêt d’un «outil cassé» est qu’il peut «être questionné». Il faut que «nous cessions d’être des utilisateurs ou des utilisatrices et que nous devenions des bidouilleurs et des bidouilleuses, des bricoleurs et des bricoleuses».

Au clinquant numérique, on peut opposer le libre, les communs, le low tech, ce qui n’est pas, bien au contraire, la voie de la facilité : «une définition précise des besoins demande des compétences approfondies». Pareil choix peut aller jusqu’au non-numérique : «Low tech peut être aussi synonyme d’aucune technologie : se déconnecter devient la meilleure décision.»

Contre la délégation, toujours choisir l’appropriation. Contre la domination, la liberté.

On peut donc lire Éloge du bug pour ses (contre-)propositions. On peut aussi le lire pour son répertoire culturel — Franz Kafka, Aladdin, Sergio Leone, Socrate, Épicure (contre Henry Ford), la série Black Mirror —, pour ses excellents exemples et pour son approche pédagogique.

Quand on rend compte du livre d’un ami, il faut évidemment pinailler. Il y a une hésitation entre le je et le nous. Quand on parle de «machine de Turing» et qu’on vise un public large, ce ne serait pas plus mal d’expliquer ce que c’est. La phrase «Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons, par exemple, plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension» est contestable : sur le Mac de l’Oreille, tout cela est visible, mais très peu compréhensible, il est vrai, s’agissant du système d’exploitation au sens le plus limité du terme. Proposer une «typologie de bugs» est bienvenu, mais on on est en droit de se demander, comme le fait incidemment Marcello Vitali-Rosati lui-même, si «l’outil complexe» et «l’outil inutile» sont vraiment des bugs; c’est loin d’être sûr.

Allez-y voir par vous-même : c’est le conseil du jour.

P.-S.—Il a été question de l’art de l’incipit chez l’ex-jeune collègue ici.

P.-P.-S.—Le jardin de Candide fait quelques apparitions.

P.-P.-P.-S.—Comme il se doit, l’Oreille, en lisant le livre sur sa tablette, est tombée sur un bug.

Bug, iPad, PDF

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Charles Bruneau à la radio canadienne

Charles Bruneau, Grammaire et linguistique, 1949, couvertures recto et verso

De passage à Montréal et à Québec en 1939-1940, Charles Bruneau, «de la Sorbonne», prononce des conférences à Radio-Canada sur des questions de langue. Elles sont reprises dans Grammaire et linguistique, aux Éditions Bernard Valiquette.

Chaque conférence porte sur un thème précis, de «La langue française au Canada» à «De la clarté». Le recueil se clôt sur des «Adieux au Canada» (p. 150-154). Le conférencier s’adresse à ses auditeurs («Vous aurez remarqué», p. 84), rapporte des souvenirs («ma grand-mère employait», p. 113), fait preuve de légèreté : «Le verbe français possède six modes et un grand nombre de temps. Pour les temps, il serait imprudent de fixer un chiffre précis […]» (p. 70); «Vous me demanderez pourquoi : je n’en sais rien !» (p. 113); la conjonction et «est un mot vide dans le plein sens du terme» (p. 123). À plusieurs reprises, il affirme répondre à des «demandes» (p. 89, p. 101, p. 148). Il donne des conseils : «Donc [!], dans une classe ou dans une conférence, jamais assez de conjonctions : dans un roman, dans un poème, toujours trop de conjonctions» (p. 131). Il multiplie les citations d’écrivains du présent comme du passé, Victor Hugo en tête, avec de rares allusions à des auteurs du cru : Ringuet, Félix-Antoine Savard, Louis Fréchette. Le rapport du français à l’anglais nourrit plusieurs pages chez cet apôtre du bilinguisme, ce «trésor linguistique» (p. 15).

Certaines des positions de Bruneau restent parfaitement d’actualité.

Il n’existe pas de langue propre au Québec : «Tout d’abord, il n’y a pas de Parisien français et de Canadien français : il n’y a qu’un français» (p. 15).

Depuis quelques années, on discute beaucoup, dans la francophonie, d’écriture inclusive. En 1939-1940, sans en faire tout un plat, Bruneau en pratique une des formes, la double flexion :

Et je connais des Américaines et des Américains des États-Unis, installés en France depuis vingt-cinq ou trente ans, qui sont mariés à des Français ou à des Françaises, et dont la phrase est restée anglaise, ou plutôt américaine (p. 15).

L’accord du participe passé dépend d’une «règle artificielle» (p. 105, p. 109), dont le principe est «tout à fait étranger à nos habitudes françaises» (p. 105). Exemple :

Le plus amusant [des «traquenards» en matière de participe passé] est celui des trois jeunes filles et de la boîte de peinture. Comment accorder : «je les ai vues peindre» ? Attention. Si vous avez vu trois jeunes filles munies de toiles, de pinceaux, assises devant un paysage, vous accordez : vous avez vu les jeunes filles qui peignaient. Mais si les trois jeunes filles sont assises sur un canapé devant un artiste qui s’applique à reproduire leurs physionomies sympathiques : pas d’accord. Vous avez vu qu’on peignait les jeunes filles. Dans la première phrase, les est le complément de vues et le sujet de peindre; dans la seconde, les est le complément de vu peindre. Est-il nécessaire de vous dire que Mathusalem lui-même, au cours de sa longue existence, n’a sans doute jamais eu l’occasion d’appliquer la règle dite «des trois jeunes filles» ? (p. 107-108)

On devrait recommander la lecture du chapitre «Le participe» à certain commentateur du Devoir.

L’auteur, enfin, appelle de ses vœux la création d’une structure qui ressemble à celle qui sera créée en 1961, l’Office de la langue française du Québec, mais avec un personnel légèrement différent.

Le plus sage ne serait-il pas d’instituer une commission comprenant des professeurs, des journalistes, des écrivains, etc. Cette commission serait chargée officiellement de trouver un équivalent français aux termes anglais pour toutes les affiches publiques. Elle éviterait la création d’un abominable jargon, prétendument canadien-français, qui n’est qu’une grotesque caricature du véritable français (p. 30).

Qu’en est-il, justement, du français du Québec («le canadien») ? Bruneau essaie de faire preuve de bienveillance sans tomber dans la condescendance. Les régionalismes ne lui posent pas de problème : «Le Canada doit garder ses achigans et ses orignaux» (p. 31). Les Canadiens, de la même façon que les Français, «ont un accent, plus ou moins local, plus ou moins individuel» (p. 16); c’est comme ça. Le linguiste y va néanmoins de recommandations sur la prononciation, les anglicismes et, ce qui est plus étonnant, sur la préposition : «elle constitue, pour le Canadien français, une difficulté de tous les jours, de tous les instants» (p. 111). Il a même une mission pour son public : «Les Canadiens français doivent devenir les professeurs de français de toute l’Amérique» (p. 13).

Si le français du Québec n’est pas le sujet principal de Bruneau, il prend soin d’y faire discrètement allusion quand l’occasion se présente : «Pénétrons, la hache à la main, dans cette forêt grammaticale, et tâchons de ne pas nous écarter» (p. 55). A-t-il besoin d’une soupe, elle sera aux pois (p. 73-75).

Bruneau ne multiplie pas les jugements de valeur, malgré un sexisme et un élitisme d’époque. Les rares fois où il en formule, il n’y va pas de main morte.

Le mot anglais est acceptable — il est même recommandable — il est même indispensable ,— quand il s’agit de choses anglaises : un constable, un shériff. Il est abominable quand il se substitue à un mot français : le commerçant qui parle de poires en tin, la ménagère qui canne ses tomates sont, au point de vue linguistique, de véritables criminels (p. 27-28).

Et la faute de genre est sans doute, sinon la plus grave de toutes, du moins une des plus graves. C’est une de celles qui indignent le grammairien, qui font souffrir le puriste — et qui, chose pire encore, font rire la galerie. C’est une des fautes qui déclassent : dire : «j’ai vu une grosse incendie» est aussi déshonorant que de se moucher dans ses doigts au milieu d’un salon (p. 35).

«Boire le café» est une locution extrêmement répandue en France, où le repas de midi se termine généralement par une tasse de café noir; mais beaucoup de gens qui «boivent le café» chaque jour disent : «boire un apéritif». «Boire l’apéritif» est, dans la bouche d’un Français, une locution inquiétante, qui trahit des mœurs déplorables. Singulière puissance de l’article qui révèle au moraliste toute la psychologie d’un individu ! (p. 45)

Toute colère n’est pas bonne à dire. Heureusement, ce n’est pas le ton qui domine dans le livre.

 

[Complément du 9 novembre 2024]

En 2022, Cristina Brancaglion a publié un article sur le séjour canadien de Charles Bruneau. Il est particulièrement utile pour comprendre le cadre dans lequel il s’inscrivait — la coopération scientifique francoquébécoise — et pour mesurer sa fortune — jusque dans le Québec des années 1970 — notamment dans les médias.

Bruneau s’était aussi intéressé à la littérature, la française et la locale. Alex Gagnon, dans son étude du littéraire dans le quotidien le Devoir durant la deuxième moitié de l’année 1939, consacre quelques pages à cette question. Il résume ainsi les positions littéraires de Bruneau : «La perfection du style correspond […] à l’effacement maximal de la voix subjective» (p. 226); «Tel qu’il est présenté dans Le Devoir, le discours de Bruneau a valeur de confirmation historique : investi d’une autorité étonnante, doté d’un capital symbolique magnifié et littéralement adulé par le journal, Bruneau est présenté comme un démiurge débarqué de Paris et permettant aux Canadiens français de lever le dernier doute qu’ils avaient encore sur l’existence, la spécificité et la valeur de leur littérature nationale» (p. 227).

Le succès de la tournée de Bruneau a été immédiat et durable.

 

Références

Brancaglion, Cristina, «Un professeur de la Sorbonne au Canada : la mission montréalaise de Charles Bruneau», dans Gerardo Acerenza, Marco Modenesi et Myriam Vien (édit.), Regards croisés sur le Québec et la France, Castello, I libri di Emil, 2022, p. 27-50.

Bruneau, Charles, Grammaire et linguistique. Causeries prononcées aux postes du réseau français de la Société Radio-Canada, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940 ?], 154 p. «Avant-propos de L.H.» (Léopold Houlé).

Gagnon, Alex, «Culture écrite et survivance. Les représentations du livre, de la lecture et de la littérature dans Le Devoir», dans Micheline Cambron, Myriam Côté et Alex Gagnon (édit.), les Journaux québécois d’une guerre à l’autre. Deux états de la vie culturelle québécoise au XXe siècle, Québec, Codicille éditeur, coll. «Premières approches», 2018, p. 209-232.

Insécurité linguistique 101

Annette Boudreau, Insécurité linguistique dans la francophonie, 2023, couverture

«l’insécurité linguistique n’est pas une tare»

Qu’est-ce que l’insécurité linguistique ? Dans un court ouvrage de vulgarisation, Insécurité linguistique dans la francophonie (2023), la sociolinguiste acadienne Annette Boudreau propose plusieurs approches de cette question.

Parmi les définitions avancées, reprenons la première :

L’insécurité linguistique peut se caractériser comme une forme de malaise, plus ou moins accentué selon les personnes, lié à la crainte de ne pas parler sa langue comme il se doit ou selon la norme prescrite dans certaines situations. Elle est donc rattachée aux représentations qu’un groupe de gens ou que l’individu entretient à l’égard de sa/ses langues et celles des autres. Ces représentations sont fluctuantes chez un même individu qui peut se représenter sa langue positivement ou négativement selon les situations d’interactions dans lesquelles il se trouve. En même temps, ces représentations peuvent être partagées, inégalement, par les membres de sa communauté linguistique qui ont grosso modo les mêmes idées sur les langues qui les entourent, y compris la leur. Ces images mentales sont marquées par le milieu dans lequel elles apparaissent et sont traversées par les histoires des individus et de leurs collectivités, ce qui leur confère un certain degré de stabilité, stabilité qui sera plus forte dans les milieux plus homogènes, dans les milieux sociaux où les liens sont plus serrés, comparativement aux milieux urbains, par exemple, où se trouve une plus grande diversité de langues et de personnes aux doubles ou triples appartenances. Les représentations nourries à l’égard des langues sont tributaires des idéologies politiques et sociales qui circulent sur les langues, idéologies qui se traduisent par la cimentation de certains jugements sur la langue qui paraissent comme vrais et naturels. Par ailleurs, l’insécurité linguistique est fortement liée aux discriminations tenues sur les manières de parler des gens, procédé nommé «glottophobie» par Philippe Blanchet (2016); elle en est souvent la conséquence […] (p. 1-2).

Cette insécurité renvoie à des relations de pouvoir et à des interrogations identitaires, et, pour cette raison, elle peut se manifester dans toutes les langues, mais elle est particulièrement active en français. Cette langue est plus centralisée que d’autres et les relations du centre et de la périphérie sont déterminantes pour comprendre les formes de l’insécurité linguistique.

Boudreau trace l’historique du concept depuis les années 1970. Elle présente les travaux des principaux chercheurs à l’avoir exploré : William Labov, Pierre Bourdieu, Michel Francard, Philippe Blanchet, Charles Ferguson (malheureusement rebaptisé Fergusson…), Robert Lafont, Jean-Marie Klinkenberg, Louis-Jean Calvet, Françoise Gadet. Son approche est pédagogique : les chapitres sont courts, les sous-titres nombreux, les définitions précises («pratiques langagières», «répertoire linguistique», «langue standard», «langue légitime», «hypercorrection» et «hypocorrection», «marchés linguistiques», «glottophobie», «diglossie», «non-langue», etc.). Certaines de ses formules font mouche : «la stigmatisation produit une auto-stigmatisation» (p. 1); «Pratiquer le silence est une manière de dire sans dire […]» (p. 7); l’accent est «le premier lieu de la rencontre avec la différence» (p. 45). Elle aborde aussi bien les représentations que les comportements linguistiques. Ses exemples sont bien choisis.

Contre l’«idéologie du standard» (passim), «la vision monolithique du français» (p. 8), la «vision hégémonique de la langue» (p. 45), la «vision essentialiste et unitariste du français» (p. 51), l’autrice défend une position ferme :

S’il est essentiel de travailler sur les idées reçues pour réduire l’insécurité linguistique, il est tout aussi important de donner aux personnes les outils linguistiques nécessaires pour acquérir les divers registres exigés pour naviguer sur les marchés linguistiques régionaux, nationaux et internationaux, outils qui, conjugués avec une attitude acceptant les formes différenciées du français, permettront d’atténuer l’insécurité linguistique (p. 63).

Suivons-la.

P.-S.—L’Oreille tendue, on le sait, est volontiers pointilleuse. Il lui faut ici déplorer une syntaxe trop souvent raboteuse, quelques coquilles, une erreur de date (le rapport de l’abbé Grégoire date de la fin du XVIIIe siècle, pas du XIXe, p. 50), un nom propre écorché. Ce n’est pas la fin du monde, mais ça nuit à l’efficacité de ce livre par ailleurs si utile.

P.-P.-S.—Annette Boudreau a aussi écrit d’autres ouvrages sur le même sujet : Dire le silence (2021) et Parler comme du monde (2024).

P.-P.-P.S.—En effet, ce n’est pas la première fois que l’Oreille aborde la question de l’insécurité linguistique. Voyez ici et .

 

Références

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 228 p.

Boudreau, Annette, Insécurité linguistique dans la francophonie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. «101», 2023, vii/76 p.

Boudreau, Annette, Parler comme du monde, Sudbury, Prise de parole, coll. «Essai», 2024, 177 p.