Autopromotion 850

Ken Dryden, The Class, éd. de 2024, couverture

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de parler ici de deux des livres précédents de Ken Dryden : Scotty (2019) et The Series (2022).

Dans le Devoir de ce matin, elle en présente un troisième, The Class (2023), sous le titre «1947-2025. Le dernier Ken Dryden» (p. A7).

Ken Dryden vient de mourir, à 78 ans.

P.-S.—L’Oreille n’a cependant pas eu l’occasion de donner sa citation préférée de ce livre : «On the eve of the first game against Boston, I received a telegram from my father. It read : “Ruin the Bruins. Love, Dad.” After we’d beaten them in game seven, I telegrammed back : “Bruins ruined. Love, Ken“» (p. 248 n.). Traduction libre : «La veille du premier match contre Boston, j’ai reçu un télégramme de mon père. Ça disait : “Écrapoutis les Bruins. Je t’aime, Papa.” Après les avoir battus dans le septième match, je lui ai répondu, aussi par télégramme : “Bruins écrapoutis. Je t’aime, Ken”.»

 

Références

Dryden, Ken, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill. Traduction : Scotty. Une vie de hockey d’exception, Montréal, Éditions de l’Homme, 2019, 439 p. Préface de Robert Charlebois.

Dryden, Ken, The Series. What I Remember, What it Felt Like, What it Feels Like Now, Toronto, McClelland & Stewart, 2022, 191 p. Ill. Traduction : la Série du siècle. Telle que je l’ai vécue, Montréal, Éditions de l’Homme, 2022, 204 p.

Dryden, Ken, The Class. A Memoir of a Place, a Time, and Us, Toronto, McClelland & Stewart, 2024, 479 p. Édition originale : 2023.

Foglia à l’écran

Image de Pierre Foglia dans le film Albédo, de Jacques Leduc et Renée Roy, 1982

En 1982, Jacques Leduc et Renée Roy lancent, pour l’Office national du film du Canada, un moyen métrage (54 minutes), Albédo. Pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que le chroniqueur Pierre Foglia, qui vient de mourir, y joue.

L’Oreille tendue avait vu ce film à sa sortie, ce qui ne rajeunit personne, et elle n’en gardait qu’un seul souvenir; elle avait oublié tout le reste.

Elle avait oublié la facture du film. S’y mêlent des trames narratives en apparence fort différentes. La fiction met en scène la vie, la mort (par suicide) et la vie familiale d’un photographe et archiviste sourd, qui a réellement existé, David W. Marvin (1930-1975), ainsi que les discussions et pérégrinations d’un couple sans nom, joué par Paule Baillargeon et Foglia. La partie documentaire raconte le quartier montréalais de Griffintown, l’immigration dans la métropole et le monde du travail (à défaut d’un emploi, on peut toujours s’enrôler dans l’armée). L’intersection de la fiction et du documentaire a dérouté le critique de cinéma du quotidien la Presse, où écrivait Foglia, Luc Perreault. Celui-ci voit dans le film une «certaine prétention moderniste fort discutable» (9 octobre 1982, p. C14) et de l’«ésotérisme» (17 novembre 1984, p. E18).

De quoi l’Oreille se souvenait-elle alors ? D’une scène d’une soixantaine de secondes, vers la 18e minute, quand le personnage joué par Foglia se retrouve dans une imprimerie et que les gestes du typographe lui reviennent «automatiquement» («C’est mon seul métier. J’en ai pas appris d’autre pour vrai. C’est le seul qu’j’ai aimé»). Des pinces lui étaient indispensables et il les rangeait toujours au même endroit, dans sa poche arrière droite. La mémoire professionnelle est une mémoire corporelle, ici digitale. Avant le numérique, les mots ont longtemps été des lettres que l’on touchait pour les assembler et les rendre lisibles (Foglia compose un seul mot pour Baillargeon, «un mot doux» : «marmelade»). Les typographes ne sauraient l’oublier.

On peut (re)voir le film ici.

P.-S.—Quelqu’un aurait-il pu penser à proposer la candidature de Pierre Foglia à un prix d’interprétation ? C’est bien peu probable.

P.-P.-S.—Que signifie albédo ? La définition du mot apparaît à l’écran au début du film et il est expliqué plus tard par un professeur donnant cours dans un amphithéâtre : «Fraction diffusée ou réfléchie par un corps de l’énergie de rayonnement incidente.» D’où l’importance de la lumière, du blanc et de la neige dans le film.

P.-P.-S.—Alain-N. Moffat a consacré une étude à ce film, «Histoire et contrepoint dans les œuvres récentes de Jacques Leduc» (Copie zéro, 37, juillet 1988); on peut la lire . Celle de Denis Bellemare, «Albédo. Le dernier objet» (Copie zéro, 30, octobre 1986), se trouve de ce côté.

Lecture normande

Giuliano da Empoli, l’Heure des prédateurs, 2025, couverture

Il y a du pour.

Dans l’Heure des prédateurs (2025), Giuliano da Empoli est très habile à mettre en lumière les comportements politiques contemporains. «Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives» (p. 46), écrit-il; aujourd’hui les techniques offensives dominent. Il faut toujours agir, de préférence de façon irréfléchie, si on veut rester en position de domination (p. 62-63) : «le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants» (p. 75). Les tenants de la gauche (les «avocats») sont de plus en plus dépassés par les événements : «Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et […] les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend» (p. 49). Cela est particulièrement vrai du développement, non régulé par les États, de l’intelligence artificielle. Le classement des situations politiques qui va, en descendant, de The West Wing à House of Cards puis à The Thick of It ou Veep amuse (p. 23). Des rappels sont utiles : «il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique» (p. 77).

Il y a du contre.

Le livre serait écrit «du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place» (p. 13); ce «scribe aztèque» est une affèterie, dont l’auteur aurait pu faire l’économie sans aucun mal. Montrer sa culture, c’est bien; l’étendre, un brin moins. Faut-il vraiment, dans un livre aussi bref, histoire de contrer la «vague illibérale» (p. 86), convoquer à la barre Sándor Márai, Curzio Malaparte, Prosper Mérimée, Dany Laferrière, Stendhal, Jean Renoir, Gustave Flaubert, Woody Allen, Ortega y Gasset, Thomas Hobbes, Léon Tolstoï, Federico Fellini, Johann Wolfgang von Goethe, Alezandre Kojève, Vasari, Léonard de Vinci, François Guichardin, Roger Nimier, Plutarque, Suétone, William Shakespeare, Dante, Fénelon, Daniel Halévy, Jean Guéhenno, Thomas Mann, Joseph de Maistre, Jean-Paul Sartre, William Gibson, Søren Kierkegaard, Italo Calvino et Franz Kafka (l’Oreille tendue s’excuse par avance auprès de ceux qu’elle aurait oubliés) ? Machiavel est indispensable à la démonstration — nous vivons entourés de personnes inspirées par César Borgia, les «borgiens» —, mais les autres, c’est moins sûr. L’énumération ci-dessus ne comporte pas les noms des politiques innombrables avec qui fraie l’essayiste, de capitale en capitale : il fréquente du beau monde et il accumule les air miles; on a compris.

Il y a du triste : le mot «digitale» mis pour «numérique» (p. 74), l’absence de majuscule à «Mémoires» (p. 81). Chez Gallimard…

 

Référence

Da Empoli, Giuliano, l’Heure des prédateurs, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2025, 151 p.

Le latin de Cleo Birdwell

Cleo Birdwell, Amazons, 1980, couverture

«I don’t know who wrote it.
Who writes these things ?
Does anybody know ?
»

En 1980 paraît à New York Amazons. An Intimate Memoir by the First Woman Ever to Play in the National Hockey League. Ces Mémoires (majuscule, masculin, merci) fictifs sont signés Cleo Birdwell, mais leurs auteurs sont en fait Don DeLillo et Sue Buck. (DeLillo a mis du temps à reconnaître sa copaternité; voir, par exemple, l’entretien donné à David Marchese pour le New York Times en 2020.)

Ceux qui s’attendraient à des propos sportifs soutenus seront déçu : «La première femme à jamais jouer dans la Ligue nationale de hockey», à sa première saison, à 23 ans, score beaucoup plus souvent sexuellement que sur la glace, d’où le «Intimate» du sous-titre.

Le roman est très souvent désopilant. La satire du charlatanisme médical réjouit. L’Oreille tendue ne connaissait pas les vertus anti-érectiles du mot «Watergate». Quand son père explique à la jeune Cleo le sens des expressions vulgaires qu’elle va sûrement entendre dans les vestiaires et sur la glace, on se croirait chez François Blais. Les relations tentaculaire de la mafia et de la motoneige sont inattendues. Certain duel, pas seulement à l’épée, dans l’église en ruine d’une plantation du vieux Sud vaut le détour. Quand son équipe change de main et passe sous le contrôle de mystérieux «men in the Gulf», Cleo donne un nouveau sens à l’expression «tir voilé». L’ailière des Rangers de New York est un aimant à confession : tout un chacun se confie à elle; c’est le cas de son entraîneur, Jean-Paul Larousse (!), qui insiste pour lui parler en français, langue qu’elle ne maîtrise pourtant pas. Cela se termine souvent au lit, ce qui ne fait que rarement taire la hockeyeuse : écouter ne l’empêche jamais de parler. Bémol : la fin du roman est complètement bâclée.

Ce qui nous amène au latin. La mère de Cleo enseignait cette langue dans la ville où elle a élevé sa famille, Banger (Ohio). Sa fille a bien suivi ses enseignements : «“That’s my penis.” / “I know what it is. It’s from the Latin”» (p. 27); «“Does it have a Latin name ?” […] “Frenulum,” I said. “And that technique isn’t for impotence, it’s for premature ejaculation”» (p. 65); «Sanders licked me everywhere, nuzzled my labia, from the Latin […]» (p. 72); «I guess he felt that an intake of air would give his silhouette a touch of extra sveltness, from the Latin» (284).

Cleo Birdwell a plus d’une langue dans son sac.

P.-S.—En papier, Amazons est rare comme de la marde de pape, et donc cher : Don DeLillo en a toujours refusé la réédition. Heureusement, il est disponible gratuitement en ligne grâce aux bienfaiteurs de l’humanité d’Internet Archive.

 

Références

DeLillo, Don et Sue Buck, Amazons. An Intimate Memoir by the First Woman Ever to Play in the National Hockey League, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1980, 390 p. Sous le pseudonyme de Cleo Birdwell. https://archive.org/details/amazonsintimatem00deli/page/n5/mode/2up

Marchise, David, «We All Live in Don DeLillo’s World. He’s Confused by It Too», The New York Times, 11 octobre 2020.

Un nouveau disque d’Ella Fitzgerald

Ella Fitzgerald, The Moment of Truth. Ella at the Coliseum, 2025, pochette

The Moment of Truth. Ella at the Coliseum a récemment paru. Le disque contient neuf pièces enregistrées au Oakland Coliseum le 30 juin 1967. Il dormait, inédit, dans les archives de Norman Granz, le fondateur des disques Verve et l’agent de Fitzgerald pendant de nombreuses années. Il s’agit de la partie finale d’un spectacle collectif (elle annonce «our part of the show»).

Accompagnée par ses musiciens (Jimmy Jones, Bob Cranshaw et Sam Woodyard) et par le Duke Ellington Orchestra (Cat Anderson, Cootie Williams, Harry Carney, Paul Gonsalves, Jimmy Hamilton, Johnny Hodges et Russell Procope), la chanteuse interprète des pièces classiques de son répertoire, «Mack The Knife», «In a Mellow Tone» et «You’ve Changed». Elle actualise la fin de «Let’s Do It (Let’s Fall In Love)» en y faisant apparaître les Beatles, les Animals, Sonny and Cher, Elizabeth Taylor et Richard Burton, et James Bond, Elle reprend aussi des pièces populaires des années 1960, «Alfie» (Burt Bacharach et Hal David) et «Music To Watch Girls By» (Andy Williams).

Fitzgerald s’amuse sur scène. Après la première pièce, «The Moment of Truth», elle apostrophe un spectateur en retard : «You missed the first song.» Elle remercie la personne qui lui apporte à boire : «Merci beaucoup, dear. Thank you.» Pour «In a Mellow Tone», elle demande un éclairage tamisé à un technicien : «Sexy lights, dear

Une chose étonne à l’écoute de «Don’t Be That Way». Fitzgerald est reconnue pour sa pratique du scat, ce style vocal, par nature improvisé, fait de sons plutôt que de mots. La définition de Wikipédia est un peu dure, mais juste : «the use of nonsense syllables in jazz music». Ici, elle mêle le scat aux paroles de la chanson, par exemple en se lançant dans un scat qui se termine par des mots parfaitement clairs : il ne s’agit donc pas seulement de «syllabes sans sens». L’Oreille tendue ne connaît pas d’autres cas où Fitzgerald chante de cette façon.

Il nous reste des choses à apprendre sur la First Lady of Jazz.

P.-S.—Pour en savoir plus, on va de ce côté.