Allez voir dans le livre

Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey, Va voir dans le dico si j’y suis !, 2024, couverture

On a tendance, du moins en français, à choisir comme arbitre en matière de langue un type d’ouvrage : «Va voir dans le dictionnaire.» Dans leur livre Va voir dans le dico si j’y suis ! (2024), Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey ne cessent de rappeler à juste titre qu’il n’existe pas un dictionnaire, mais des dictionnaires, chacun avec son «programme linguistique» (p. 144). Ce sont des ouvrages de référence qui évoluent dans le temps et selon les sociétés où ils naissent, d’où le sous-titre Ce que les dictionnaires racontent de nos sociétés. Ils ne sont jamais neutres, car les mots «sont chargés de toutes les tensions sociales» (p. 13). Aucun dictionnaire ne peut prétendre détenir la vérité sur la langue.

Après un premier chapitre consacré à la définition du dictionnaire, les auteurs proposent un découpage thématique : les «Sexes et genres» (ch. 2), les «races» (ch. 3), la religion (ch. 4), le sport (ch. 5), la sexualité (ch. 6), la cuisine (ch. 7), l’ordre social (ch. 8), la science et la technologie (ch. 9) et les gros mots (p. 10). Le livre est tout plein d’exemples tirés de dictionnaires anciens (Richelet, Furetière, l’Encyclopédie, Littré), mais aussi contemporains (le Wiktionnaire, les Larousse, les Robert). Les différentes éditions du dictionnaire de l’Académie française sont souvent comparées; malgré d’évidentes réserves sur le «purisme descriptif des académiciens» (p. 140), les auteurs essaient de ne pas être outrés. Certains des exemples font hurler (notamment dans le troisième chapitre, «Les uns et les autres»), mais ils sont nécessaires : les dictionnaires contiennent parfois des pages «nauséabondes et insupportables» (p. 89). L’actualité est présente : «iel» (p. 76-80) et «woke» (p. 76-80, p. 101-104) y sont, par exemple. Aux analyses elles-mêmes sont greffés des encadrés et des illustrations.

Le ton des auteurs est engagé contre les «préjugés» (p. 75) et «stéréotypes» (p. 168). Les jeux de mots sont nombreux. Comme l’Oreille tendue suit Médéric Gasquet-Cyrus sur les réseaux sociaux (Bluesky, Mastodon), elle connaît son humour; elle a tendance à lui imputer les plus spectaculaires. Exemple : «Puisque nous sommes en Provence, plongeons dans la lexicoc’graphie (lexicographie en langue d’oc) qui pourrait être (nous tentons un deuxième mauvais jeu de mots) une lexicock’graphie avec deux ouvrages dédiés aux mots du sexe […]» (p. 142). Ce sont peut-être les préjugés de l’Oreille qui parlent. Il n’est pas impossible que Christophe Rey soit atteint aussi gravement que son collègue.

Le corpus étudié par les auteurs est surtout celui des dictionnaires du français «hexagonal», mais il y a des ouvertures vers la francophonie et notamment le Québec. Le français de Marseille est bien représenté, Médéric Gasquet-Cyrus en étant spécialiste. Le rôle des illustrations (p. 31-33) et le poids des exemples dans les dictionnaires (p. 186) sont abordés, mais assez peu les questions d’étymologie, de prononciation et de classement par registre, du «vulgaire» au «littéraire», malgré quelques allusions (p. 120, p. 157, p. 217, p. 222-223, p. 225).

L’évolution des dictionnaires, cette «histoire sans fin» (p. 235), nécessite une veille constante. En offrant une «histoire culturelle lexicale» (p. 189) en mouvement, Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey font œuvre utile. Suivons-les dans leur «parcours au fil des dictionnaires» (p. 226).

P.-S.—Oui, c’est le même Médéric Gasquet-Cyrus.

P.-P.-S.—Une fois de plus, l’Oreille tendue va mettre sa casquette de dix-huitiémiste et râler sur le traitement réservé à l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (les spécialistes contemporains de l’œuvre de ce dernier ont choisi la graphie avec la majuscule initiale).

Page 36, il est question «de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Arts et des Sciences», ce qui est une erreur : le sous-titre est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. L’erreur, au-delà de l’inversion des deux premiers termes, est d’autant plus ennuyeuse qu’un des apports principaux de l’Encyclopédie à l’histoire du genre encyclopédique est précisément l’ajout des «métiers» à sa nomenclature.

Page 32 et page 46, on donne les dates suivantes pour «l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert» : 1751-1780. C’est encore une erreur. L’Encyclopédie publiée par Diderot et (de moins en moins au fil du temps) par D’Alembert l’a été de 1751 à 1772. Un Supplément a été publié de 1776 à 1780, mais ni Diderot ni D’Alembert n’y ont été associés.

Page 241, le titre et les dates sont, enfin, corrects.

Ça fait désordre.

 

Référence

Gasquet-Cyrus, Médéric et Christophe Rey, Va voir dans le dico si j’y suis ! Ce que les dictionnaires racontent de nos sociétés, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2024, 242 p. Ill.

Page de titre de l’Encyclopédie, 1751

Puissance du roman

Julia Deck, Ann d’Angleterre, 2024, couverture

«Le roman est l’instrument de la connaissance.»

Il y a plusieurs mystères dans la vie. Pourquoi, par exemple, Caroline Dawson a-t-elle sous-titré «roman» Là où je me terre et Jean-Philippe Pleau «roman (mettons)» Rue Duplessis ? Ce sont à l’évidence deux récits de transfuge de classe. Leur dimension romanesque, si tant est qu’elle existe, est fort mince.

Ce n’est pas le cas d’Ann d’Angleterre de Julia Deck. Celle-ci parle de sa vie et de sa relation avec sa mère, qui vient d’être victime d’un accident cérébral, et de leur parcours de combattantes dans le système hospitalier français. On est alors du côté du témoignage, des souvenirs, de l’autobiographie ou de l’autoportrait (la narratrice ne cache pas ses torts et ses tares). Pourtant, le livre relève clairement du genre romanesque par plusieurs aspects.

Ann d’Angleterre est un roman d’abord par la reconstruction que propose Deck du récit de sa famille maternelle britannique. Dans quel milieu sa mère (la Ann du titre) a-t-elle grandi ? Qui étaient ses parents, sa sœur, ses nièces ? Qu’a-t-elle vécu avant de devenir sa mère ? Par la force des choses, la narratrice ne peut proposer que sa propre version, longtemps à posteriori, de ces divers parcours.

Il y a aussi que la Julia qui écrit à la première personne devient, à un moment du livre, une Julia à la troisième personne — à la fois celle qui raconte et celle qui est racontée. La narratrice devient son propre personnage. Cette prise de distance concourt à problématiser ce qui se dit.

Il y a encore que le genre romanesque, pour Julia Deck, qui a publié à ce jour cinq romans, est par excellence celui de de l’indétermination finale : «Mes livres se terminent toujours de manière incertaine. Je ne cherche pas la réponse, vécut-elle heureuse jusqu’à son dernier jour ou misérable comme un caillou. Je cherche la résolution, le point où la vague retombe pour donner naissance à une autre. Les réponses ne servent à rien, c’est l’artifice et la mort» (p. 237). Or une des intrigues d’Ann d’Angleterre repose sur un «trouble de la filiation» (p. 247) qui ne sera pas résolu. Au lecteur de juger, avec ce que la romancière a choisi de lui donner à lire.

On pourrait enfin souligner le fait que tout, dans ce livre, passe par le langage et par une réflexion sur le langage. Comment la narratrice pourrait-elle «remplir» sa «mission» auprès de sa mère (p. 191) quand elle ne maîtrise pas l’«idiome» (p. 200) hospitalier et ses «éléments de langage» (p. 177-178) ? Que cela se déroule en France n’est pas innocent : «Je suis née à Paris, et je peux révéler des secrets bien gardés : ici, la monnaie d’échange n’est pas l’argent, c’est la maîtrise du langage» (p. 121).

Une phrase énoncée deux fois dans des termes presque identiques, à un bout et à l’autre du roman, révèle précisément où loge l’autrice : «Que les choses soient claires. Je ne crois pas aux flashes, aux visions, à toutes ces fariboles fabriquées pas cher pour augmenter le réel à peu de frais quand il n’y a que le langage pour lui donner corps, épaisseur, direction» (p. 17; voir également p. 220). On dirait un art romanesque, comme on dit un art poétique.

P.-S.—Si l’Oreille tendue avait lu ce livre plus tôt, il aurait évidemment été retenu ici.

P.-P.-S.—De Julia Deck, l’Oreille a présenté Propriété privée de ce côté et Sigma de celui-là.

 

Références

Dawson, Caroline, Là où je me terre. Roman, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022, 201 p. Édition originale : 2020.

Deck, Julia, Ann d’Angleterre. Roman, Paris, Seuil, 2024, 250 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

De la Bretagne (et du Québec)

Jean Lecoulant et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, 2024, couverture

Plus tôt cette année, les éditions Le Robert lançaient, sous la direction de Médéric Gasquet-Cyrus, la collection «Ça se dit comme ça !» À ce jour, trois variétés du français hexagonal ont été abordées : à Marseille, dans le Nord et en Picardie, en Bretagne.

Allons voir du côté des Bretons.

Le livre est joli, sur du papier épais, avec de très nombreuses illustrations (dessins, cartes, photos). Les expressions propres à la Bretagne sont présentées de deux façons : par ordre alphabétique (de «ac’hi-ac’ha» [en bisbille] à «yec’hed mad» [bonne santé]») et par regroupements thématiques (oui, il y a deux pages sur les crêpes). S’ajoutent à cela un «Avant-propos» («Prêtons l’oreille à ce qui se dit et on aura du goût»), un index et une bibliographie. Les lecteurs sont interpelés à l’occasion.

Les auteurs, Jean Lecoulant et Ronan Calvez, sont constamment sensibles aux liens entre le «français standard», le breton et le gallo; c’est cela qui explique plusieurs particularités du «français régional» ou «local» de Bretagne. Ils donnent de nombreuses indications de prononciation et proposent des étymologies. Leur Bretagne n’est pas uniforme, mais plutôt faite de sous-régions.

Lu du Québec, l’ouvrage dépaysera souvent, mais pas toujours. Pour une oreille québécoise, en effet, quelques expressions ne posent aucun problème de compréhension : avoir de la misère (souffrir, avoir des difficultés, p. 14), chez nous (notre, p. 38), ramasser et serrer ses affaires (les ranger, p. 53), ce serait péché (ce serait dommage, p. 104), poquer (heurter, emboutir, p. 114), toujours (en tout cas, p. 128), trouver dur (avoir du mal, de la peine, p. 131), etc.

L’Oreille tendue a trouvé une expression qui la ravit en matière d’imbibition : «casser la soif» (p. 126). C’est adopté.

P.-S.—Déplorons une absence : l’entrée «menhir, dolmen» (p. 94-95) ne fait pas du tout allusion à Obélix.

 

[Complément du jour]

Au moment de mettre ceci en ligne, l’Oreille apprend la parution du quatrième volume de la collection… aujourd’hui : En Alsace ça se dit comme ça !

 

Références

Dawson, Alain et Liudmila Smirnova, Dans le Nord et la Picardie ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», 2024, 144 p. Ill.

Erhart, Pascale, En Alsace ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Gasquet-Cyrus, Médéric, À Marseille ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 144 p. Ill.

Lecoulant, Jean et Ronan Calvez, En Bretagne ça se dit comme ça !, Paris, Le Robert, coll. «Ça se dit comme ça !», », 2024, 143 p. Ill.

Repenser un certain Québec

Catherine Larochelle, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, 2024, couverture

À Rome, dans les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance, une association charitable fondée en France en 1843, devenue «œuvre pontificale missionnaire» en 1922 (p. 22), l’historienne Catherine Larochelle découvre environ 200 lettres de jeunes catholiques, surtout des filles et des femmes, souvent pauvres, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle résidant au Québec (plus largement, au Canada français). Ces lettres contenaient des dons, généralement modestes, pour sauver l’âme d’enfants bien éloignés, les «petits Chinois». Comment rendre compte du contenu de ces lettres ? De quelle façon les interpréter ? Quelles en sont les «lectures imaginables» (p. 75) ?

Catherine Larochelle a choisi la forme épistolaire : elle écrit à un ami, qui n’a fait «que des passages éphémères et irréguliers dans [sa] vie» (p. 59), mais qui compte pour elle, des lettres (titrées) dont on ne sait pas si elle les a envoyées ou pas. Ces lettres donnent à lire plusieurs extraits des archives romaines. Elles permettent de réfléchir à divers aspects de la société québécoise, notamment à son rapport à la religion et à son ouverture sur le monde.

Puisqu’il s’agit d’une correspondance, l’autrice livre d’elle-même un autoportrait. Son travail d’historienne est influencé par l’œuvre de non-historiens, Thierry Hentsch, Paolo Virno, Dalie Giroux, Emmanuel Lévinas, Susan Sontag, Sara Ahmed, Madeleine Ouellette-Michalska, Nicole Brossard. Sa «jeunesse» a été «catholique» et son adolescence, «humanitaire» (p. 24-25), mais elle a perdu la foi (p. 27, p. 61, p. 73). Elle a rêvé d’être un garçon (p. 52), avant de devenir féministe (p. 73). Elle vient d’une famille nombreuse : «Les deux idéologies qui m’ont été transmises sont le catholicisme humanitaire (qui n’est pas la même chose que le catholicisme de gauche) et le libéralisme-capitalisme. C’est ça, mon héritage familial» (p. 71). Elle ne se définit pas comme un «être national» (p. 72) : «Je ne reconnais pas l’héritage qu’on m’a transmis dans le récit de l’histoire nationale telle que l’école l’enseigne et que le pouvoir politique la transmet» (p. 142). La question de l’identité, individuelle et communautaire, la préoccupe.

Son destinataire ? Mathématicien, Thomas (ce n’est pas son vrai nom) vit sur la route depuis de nombreuses années. La littérature les unit (p. 45), de même que leur milieu familial (p. 71) et que leur pensée politique (p. 73). Il est «l’aventurier des grands espaces, le plaideur des causes difficiles» (p. 139). Le portrait d’ensemble reste cependant assez (et volontairement) flou : «Qui es-tu ?» (p. 139)

Le propos est ferme. La présence au Canada de l’Œuvre de la Sainte-Enfance est «inscrite dans la trame raciste de notre passé» (p. 27-28). Elle oblige à relativiser le concept de «Grande Noirceur» (p. 25, p. 28). Les «liens transnationaux» révélés par les archives romaines «brisent les frontières du roman national» (p. 62), de «notre récit collectif» (p. 64), d’un «récit national aux frontières étanches» (p. 75). Il faut déconstruire «le ressenti de la femme blanche» (p. 79), dont celui de l’autrice, qui le dit clairement. Affirmer des Québécois que ce ne sont pas des colonisés (p. 99) n’est guère recevable, ni dans la sphère publique ni dans la communauté historienne : «Il y a un raccourci dommageable dans le fait de résumer de la sorte l’histoire de ces francophones d’Amérique du Nord» (p. 100). Les lettres «La colonisation» — Larochelle y démonte le «projet génocidaire» canadien (p. 109) — et «L’humiliation» sont les plus inattendues de l’ensemble.

Larochelle consacre des passages à ses choix méthodologiques. Elle décrit les fonds consultés (p. 38-48), jusqu’à la matérialité des lettres (p. 47, p. 93). Elle explique pourquoi elle ne donne pas le véritable nom des personnes citées (p. 51). De façon plus significative, elle explique comment elle a mené ses recherches jusque-là : «Sais-tu pourquoi j’ai fait ma thèse de doctorat sur des archives aussi “sèches” que les archives scolaires ? […] J’ai pris cette voie parce que j’avais trop peur de choisir un sujet plus “humain”» (p. 91). Les archives de l’Œuvre de la Sainte-Enfance ne lui permettent plus cette distance. Travaillant sur des publications éphémères, rarement conservées en bibliothèque, elle doit avoir recours à… eBay (p. 103). (L’Oreille tendue a beaucoup travaillé sur le sport et la culture au Québec. Elle a dû souvent procéder de la même façon.)

Voilà un livre bref mais important.

P.-S.—Pourquoi, dans le titre, «d’Afrique» ? Ce n’est pas expliqué, au-delà de ceci : «Beaucoup au Québec se rappellent avoir “acheté des petits Chinois” ou des “petits Chinois d’Afrique” à l’école» (p. 21).

 

Référence

Larochelle, Catherine, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. «Cadastres», 2024, 144 p.

Éloge de l’éloge (du bug)

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : à une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues; ils sont néanmoins restés amis.)

«le numérique est désormais devenu
notre espace principal de vie»

Marcello Vitali-Rosati n’aime pas les idées reçues en matière de numérique (mais pas que). Son Éloge du bug en déboulonne beaucoup.

On peut vivre sans téléphone intelligent (l’auteur, qui n’a pas que des qualités, parle de «smartphone»).

Le numérique, ce n’est pas du virtuel, mais du matériel, du concret : «la rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur». De plus, «la pensée et le sens émergent toujours de la matière».

À «l’impératif fonctionnel» («tout doit fonctionner»), on devrait préférer le «dysfonctionnement numérique» : «Et si nous privilégions le lent par rapport au rapide, le complexe par rapport au simple, le laborieux par rapport à l’intuitif ?»

Les GAFAM, par les «environnements limités» qu’ils «nous proposent», veulent notre bien. Ils sont d’ailleurs en train de l’obtenir. Il faut les critiquer : «L’hypothèse que je propose ici est que les bugs — et plus généralement toutes les formes de dysfonctionnement — seraient le point de départ parfait pour une analyse critique du discours des GAFAM et que l’on pourrait, à partir de cette analyse critique, esquisser des formes de résistance.»

Le capitalisme veut notre bien. Il l’a déjà.

Aucun logiciel n’est neutre : «le logiciel détermine justement à sa manière ce que l’on écrit». Les technologies «portent des valeurs».

Il n’y a pas que la productivité ou le progrès linéaire dans la vie.

La Covid devait changer le monde : «au lieu de déboucher sur une mise en question du système capitaliste, la crise de la Covid-19 a été un véritable catalyseur de ce système. Elle a permis une “amélioration” de la chaîne de production de la richesse.»

Ce que l’on donne à consommer n’est ni neutre ni naturel : «Ce phénomène peut être appelé “naturalisation” : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est “une” vision du monde et non pas “le” monde en tant que tel.»

La «littératie numérique» n’est pas du tout maîtrisée par la majorité des usagers. Il faut la développer en insistant sur trois «principes» : «La conscience de la multiplicité des modèles»; «La recherche de complexité»; «La maîtrise de l’activité». L’intérêt d’un «outil cassé» est qu’il peut «être questionné». Il faut que «nous cessions d’être des utilisateurs ou des utilisatrices et que nous devenions des bidouilleurs et des bidouilleuses, des bricoleurs et des bricoleuses».

Au clinquant numérique, on peut opposer le libre, les communs, le low tech, ce qui n’est pas, bien au contraire, la voie de la facilité : «une définition précise des besoins demande des compétences approfondies». Pareil choix peut aller jusqu’au non-numérique : «Low tech peut être aussi synonyme d’aucune technologie : se déconnecter devient la meilleure décision.»

Contre la délégation, toujours choisir l’appropriation. Contre la domination, la liberté.

On peut donc lire Éloge du bug pour ses (contre-)propositions. On peut aussi le lire pour son répertoire culturel — Franz Kafka, Aladdin, Sergio Leone, Socrate, Épicure (contre Henry Ford), la série Black Mirror —, pour ses excellents exemples et pour son approche pédagogique.

Quand on rend compte du livre d’un ami, il faut évidemment pinailler. Il y a une hésitation entre le je et le nous. Quand on parle de «machine de Turing» et qu’on vise un public large, ce ne serait pas plus mal d’expliquer ce que c’est. La phrase «Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons, par exemple, plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension» est contestable : sur le Mac de l’Oreille, tout cela est visible, mais très peu compréhensible, il est vrai, s’agissant du système d’exploitation au sens le plus limité du terme. Proposer une «typologie de bugs» est bienvenu, mais on on est en droit de se demander, comme le fait incidemment Marcello Vitali-Rosati lui-même, si «l’outil complexe» et «l’outil inutile» sont vraiment des bugs; c’est loin d’être sûr.

Allez-y voir par vous-même : c’est le conseil du jour.

P.-S.—Il a été question de l’art de l’incipit chez l’ex-jeune collègue ici.

P.-P.-S.—Le jardin de Candide fait quelques apparitions.

P.-P.-P.-S.—Comme il se doit, l’Oreille, en lisant le livre sur sa tablette, est tombée sur un bug.

Bug, iPad, PDF

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF