Le cirque Lafleur

Deux macarons de Guy Lafleur

Avec son spectacle «Guy ! Guy ! Guy !», actuellement présenté à Trois-Rivières dans une mise en scène de Fernand Rainville, le Cirque du Soleil veut rendre hommage au hockeyeur Guy Lafleur (1951-2022).

L’Oreille tendue étant une fan de Lafleur (voir ici ou ), elle a fait le périple, en compagnie de sources conjugales proches d’elle, pour assister à la représentation du 2 août.

Les spectateurs étaient accueillis par des boutiques de souvenirs, une patinoire pour s’exercer à tirer au but, des numéros de mascottes et de personnages ambulants, des lieux de sustentation divers et une structure à l’image de Lafleur pour s’y faire photographier (réseaux sociaux oblige).

Les voix de René Lecavalier et de Gilles Tremblay résonnaient dans les toilettes.

Dans la salle, avant le spectacle, plusieurs chansons, parfois consacrées au hockey, étaient diffusées (Sylvain Lelièvre, Offenbach, Diane Dufresne, Robert Charlebois, Gilles Valiquette, Émile Bilodeau, Ginette Reno [?], etc.) et des écrans offraient deux types d’informations.

Commerciales. Des annonceurs y vantaient leurs produits et services, y compris le Salon de jeux de Trois-Rivières, dont la publicité contenait une juteuse faute de langue : «envie de prolongez» (au lieu de «prolonger»).

Sportives. Sous l’intitulé «Saviez-vous», des renseignements étaient donnés sur la carrière et la vie du héros de la soirée : son enfance, le nombre de bâtons qu’il utilisait par saison (quatre douzaines), ses exploits, son amour des hélicoptères (non, il n’en possédait pas), etc. Il y avait là au moins une approximation. Les spectateurs devaient «Placer dans l’ordre les joueurs ayant le plus de points pour les Canadiens de Montréal ?» (Le point d’interrogation final était évidemment fautif.) Quatre réponses étaient possibles : Maurice Richard, Jean Béliveau, Henri Richard, Guy Lafleur. La bonne réponse, affiche-t-on, serait : Lafleur, Béliveau, Henri Richard, Maurice Richard. C’est bien sûr faux : Lafleur a bel et bien eu 1246 points, mais pas seulement avec les Canadiens, puisque ce nombre inclut ses résultats avec les Rangers de New York et les Nordiques de Québec. Il faudrait encore ajouter que ces «points» sont uniquement ceux de la saison régulière, pas ceux de séries éliminatoires.

Les premières minutes du spectacle étaient occupées par des conversations d’un clown et de son acolyte musicien avec des membres du public, puis du même clown avec un spectateur (rebaptisé «Guy») appelé à servir de faire-valoir. C’était, semble-t-il, bon enfant. Sur scène, deux escaliers ayant la forme de bâtons de hockey rappelaient la façade de l’ancien Forum de Montréal.

«Guy ! Guy ! Guy !» était constitué de deux trames, souvent sans aucun lien entre les deux.

D’une part, la vie de Lafleur était racontée, y compris ses moments moins glorieux (un accident de voiture sous l’influence de l’alcool), statistiques à l’appui. Un enfant jouait son rôle tout au long de la pièce; c’était décoratif. On soulignait son étonnant rythme cardiaque (moins de quarante battements à la minute au repos). En haut de la scène, on pouvait lire quelques citations, sans véritable intérêt, sur l’homme qu’était Lafleur et sur son influence sur la société québécoise. Des enregistrements sonores et des images d’archives étaient mis à contribution. Un match était bien exploité : le septième de la finale de la conférence Prince-de-Galles de 1979, quand le numéro 10 des Canadiens avait fait tourner en bourrique l’inénarrable Don Cherry.

D’autre part, des numéros de cirque étaient présentés. Certains avaient un rapport avec Lafleur, quand, par exemple, les artistes démontraient leur stupéfiante agilité sur patins (à roues alignées). D’autres, strictement aucun : une contorsionniste, des voltigeurs, des acrobates avec roues et cerceaux ou filet aérien, des équilibristes, un fildefériste.

Le problème principal de «Guy ! Guy ! Guy !» était ce parallélisme. Les amateurs de Lafleur n’avaient pas grand-chose de nouveau à se mettre sous la dent (mais peut-être ne le souhaitaient-ils pas). Les amateurs de cirque se retrouvaient encombrés de souvenirs du hockey.

Musicalement, à côté des bruits traditionnels de ce sport (sifflet, sirène, orgue, thème de la Soirée du hockey) et des extraits de la (pauvre) poésie de Lafleur, les années 1970 et 1980 dominaient : Boule Noire, Gerry Boulet, Diane Dufresne, Robert Charlebois. Parmi les chansons les plus récentes, il y avait «Le but» de Loco Locass. Visuellement, c’était fréquemment très réussi : on était bien au Cirque du Soleil. On a aussi profité de l’occasion pour faire un clin d’œil à la Ligue nationale d’improvisation et à la passion disco. Le spectacle se terminait sur l’élévation du chandail numéro 10.

Tout au long du spectacle, l’Oreille pensait à un de ses anciens collègues. Celui-ci lui avait exposé un jour sa théorie sur certaines vedettes internationales du théâtre québécois : elles étaient incapables, selon lui, de passer de l’image au symbole, de l’habileté à l’art, du savoir-faire au sens.

Conclusion de la soirée : l’Oreille n’est pas faite pour le cirque et ses images.

L’amour de la balle

Andrew Forbes, De l’utilité de l’ennui, 2017, couverture

«l’amour du baseball
n’est pas à la portée de tout le monde»
Serge Bouchard, les Yeux tristes de mon camion

Qui n’a pas, un après-midi d’août 1996, sous un soleil de plomb, à Reno, avec sa compagne, assisté à un concours de traite de vaches entre deux manches d’un match de baseball, lequel opposait des équipes d’une ligue semi-professionnelle ? Qui n’a pas, au milieu des années 1980, au parc de Vincennes, avec un de ses étudiants, suivi un match éliminatoire du championnat de France de baseball ? C’est à ces situations communes que songeait l’Oreille tendue en lisant le recueil d’Andrew Forbes De l’utilité de l’ennui, particulièrement le chapitre «Les gradins». Tout le monde le sait : l’amour du baseball est fait de moments comme ceux-là.

Or Andrew Forbes aime le baseball : ses rituels (les collections de cartes de joueurs, les camps d’entraînement, les saisons de 162 matchs), son histoire (il collectionne les casquettes d’équipes «défuntes», il s’attache à quelques carrières brisées), son rythme, ses lieux (stades, gradins, divans, voitures), son ennui. Dès le premier chapitre, «Sanctuaire», le baseball est décrit comme une pratique religieuse, et cela revient tout au long des textes : «besoin de croire», «chose sacrée et vibrante», «dessein spirituel». La psychologie du partisan est auscultée sous toutes les coutures. L’auteur a une équipe favorite, les Blue Jays de Toronto, et deux héros («Vous avez vos héros et moi j’ai les miens»), un contemporain, Ichiro Suzuki, et un plus ancien, Roberto Clemente. À ce sujet, on peut ne pas partager son avis : «Je ne vois pas d’autres joueurs plus dignes de cet honneur [être un héros] que Roberto Clemente.» L’Oreille, si : Jackie Robinson (peut-être pas plus, mais au moins autant). Forbes sait tout ce que le baseball doit à la radio : «Essayez de vous imaginer en train de vaquer tranquillement à vos occupations pendant l’après-midi tout en écoutant un match de hockey. L’ambiance et le décor ne concordent pas»; le baseball, c’est le contraire.

Forbes parles d’«essais»; ses traducteurs, de «textes de balle». Peu importe : se mêlent, sous sa plume, des analyses et des souvenirs, des parallèles entre la vie et le sport ainsi que des allusions au travail des écrivains. Plusieurs phrases emportent l’adhésion de l’amateur et du lecteur : «le baseball est affaire d’épiphanies»; «La saison est longue, mais l’hiver est encore plus long»; «L’échec est l’oxygène du baseball»; «Je regarde le baseball dans l’espoir d’assister à la perfection»; «Le cœur s’ennuie tendrement de tout ce qui disparaît sans promesse de retour.»

Les traducteurs de De l’utilité de l’ennui, Daniel Grenier et William S. Messier, sont deux écrivains québécois dont l’Oreille tendue a déjà loué le travail (le premier, le second, entre autres lectures). Leur traduction ne déroutera pas leurs compatriotes. Leur lexique est fait de plusieurs mots du français du Québec : «perdu dans la brume» (littéralement et au figuré), «philo de cégep», «s’obstiner» (discuter vivement), «pas à peu près», «tout croche», «prendre pour une équipe», «poser un geste», «chaudières» (seaux), «pinottes» (arachides), «sacre» (jure). C’est même vrai d’emplois parfois critiqués : «excessivement» (pour extrêmement), «dispendieux» (cher), «marié» (épousé). À un moment, l’Oreille serait allée plus loin qu’eux : au lieu de «l’accumulation de la gadoue et de la glace», elle aurait écrit «l’accumulation de la slotche et de la glace» — mais c’est affaire de goût.

Il va de soi que Grenier et Messier maîtrisent le vocabulaire technique du baseball en français du Québec; on ne les prendra pas en défaut sur ce plan. On signalera aussi quelques allusions bienvenues. Dans un monde où le gant est parfois appelé mite, on notera avec plaisir la présence de «boules à mites». Les lanceurs doivent lancer des prises, mais vient un moment dans leur carrière où ils doivent manier le «lâcher-prise». Cela étant, on peut bien sûr discutailler. À leur «cogne», l’Oreille préfère spontanément la frappe ou la claque, mais cela n’engage qu’elle (et encore). Un circuit ? Nos traducteurs : «la voilà qui s’en va». L’Oreille : «elle est partie». Pour le duo, un lanceur qui n’a plus tous ses moyens a «perdu le marbre de vue». Or ce lanceur voit encore le marbre, mais il n’arrive pas à y placer la balle comme il le voudrait. Pourquoi ne pas se contenter de la formule, plus habituelle, «il a perdu le marbre» ? Une «balle à changement de vitesse», n’est-ce pas, plus économiquement, «un changement de vitesse», surtout quand on parle, au même endroit, de «lancer» ? Bagatelles que tout cela.

Que faire après avoir lu De l’utilité de l’ennui ? Lire, du même auteur et des mêmes traducteurs, la Constance d’Ichiro et autres textes de balle (2022). Allons-y.

 

[Complément du 5 septembre 2023]

Quand elle a rédigé ce qui précède, l’Oreille tendue croyait avoir perdu les notes qu’elle avait prises en 1996. Depuis, elle les a retrouvées; elles étaient rangées dans un dossier nommé… «Baseball»… Elle peut donc préciser ses souvenirs.

Ce n’était pas en août 1996, mais le 21 juillet, au Moana Stadium de Reno. Il faisait plus de 33 degrés Celsius. Les places coûtaient 4 $. C’était le «John Coats Day», en l’honneur d’un joueur local.

Dans un match de la Western Baseball League, les Chukars de Reno ont, ce jour-là, défait les Bandits de Bend par la marque de 9 à 3, devant 1127 spectateurs, dont deux Montréalais.

Il était bien question d’une vache, mais pas d’une vache réelle. Il s’agissait plutôt d’une mascotte.

Le concours était lacté, mais sans traite; les concurrents devaient, selon les moments du match, ingurgiter la plus grande quantité possible de crème glacée ou boire un litre de lait plus rapidement que leurs opposants.

En l’occurrence, tout ce qui entourait le match était placé sous le thème du lait.

Il y eut aussi une demande en mariage : devaient convoler un instructeur des Chukars (le numéro 4, Jacques Bolton) et une dénommée Selina (orthographe approximative).

La mémoire est bien la faculté qui oublie.

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

Forbes, Andrew, De l’utilité de l’ennui. Textes de balle, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2017, 196 p. Édition originale : 2016. Traduction de Daniel Grenier et William S. Messier. Édition numérique.

Forbes, Andrew, la Constance d’Ichiro. Nouveaux textes de balle !, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2022, 312 p. Édition originale : 2021. Traduction de Daniel Grenier et William S. Messier.

Quel français enseigner ?

Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?, 2021, couverture

«L’histoire de la langue française serait-elle terminée ?»

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), des Linguistes atterré(e)s (compte rendu), de Médéric Gasquet-Cyrus (compte rendu) et de l’Oreille tendue.

Dans Qui veut la peau du français ? (2021) — un titre qui ne rend pas justice au contenu de son livre —, Christophe Benzitoun apporte sa pierre à l’édifice de déconstruction : il s’en prend au purisme, aux «idées reçues» (p. 13), aux «confortables certitudes» (p. 22), à ceux qui alimentent le «sentiment de crise perpétuelle que traverserait le français» (p. 36), au «discours ambiant sur une dégradation récente de la langue» (p. 158), à l’«idéologie normative contemporaine» (p. 131), au «discours culpabilisant» (p. 145), à la «défense immodérée de la norme» (p. 156). Son analyse a cependant pour objet principal les difficultés de l’enseignement du français aujourd’hui.

Le point de départ est fermement posé : le niveau en orthographe des élèves a clairement baissé dans la Francophonie (p. 13-19, p. 114-115). Une précision est capitale ici : Benzitoun parle d’une baisse du niveau en orthographe; en revanche, «le niveau en langue n’est pas en train de baisser» (p. 158). Dans une entrevue donnée cette semaine au quotidien Libération, il déclare même ceci : «On constate par exemple une nette progression des élèves en rédaction.»

Pour expliquer ces paradoxes apparents, l’approche est triple.

D’une part, Benzitoun propose une série de distinctions essentielles. La langue n’est pas l’orthographe. La langue n’est pas la grammaire; on peut même parler de «grammaire normative» et de «grammaire spontanée» (p. 173 et suiv.). La langue n’est pas la norme, pas plus qu’elle ne serait uniquement l’usage. La langue, ce n’est seulement ni l’écrit ni l’oral; or «Le français est dans une situation préoccupante du point de vue de la distance qui existe entre ses formes orale et écrite» (p. 10).

D’autre part, l’auteur démontre que l’orthographe du français n’est ni régulière, ni prévisible, ni transparente, ni systématique, ni rationnelle. Le chapitre «L’orthographe : pourquoi tant de N ?» (p. 119-138) est éclairant sur les «incongruités de l’orthographe du français» (p. 126). Pourtant, c’est vers elle que tous les regards se tournent.

Enfin, si l’on veut comprendre la situation actuelle, une perspective historique est indispensable. Benzitoun situe dans le temps long — il se réclame de Ferdinand Brunot — les facteurs qui rendent si difficile l’enseignement de l’orthographe («L’orthographe du français est sans doute une des plus complexes au monde», p. 119). Pour comprendre cet état de fait, il distingue nettement deux histoires de la langue, celle de la langue écrite (la plus normée) et celle de la langue orale (qui l’est nécessairement moins) : «Les tournures non normatives exhibent […] parfois l’histoire souterraine du français à côté de la norme qui se veut être l’histoire officielle des recommandations pour écrire correctement» (p. 239). La leçon, appuyée sur plusieurs exemples, est particulièrement utile.

L’auteur déplore un «blocage total» (p. 267) et il ne s’illusionne pas. Il ne s’attend pas à court terme à une «rationalisation de l’orthographe» (p. 268) ni à une transformation radicale (et nécessaire) des méthodes pédagogiques en matière d’enseignement du français. Cela ne l’empêche pas de contribuer utilement, par ce livre, à «une plus grande démocratisation du français» (p. 272).

P.-S.—Le chapitre le plus étonnant de l’ouvrage est probablement le dernier, «Un risque de rupture entre l’oral et l’écrit» (p. 257-263). Incipit : «De nombreux signaux convergent et devraient nous alerter concernant le futur du français. Il est sans doute trop tôt pour affirmer que notre langue est en danger, mais c’est une perspective que nous devons envisager et qu’il ne faut pas sous-estimer» (p. 257). L’image du «péril mortel» (p. 262) est convoquée. Cela devrait faire jaser dans les chaumières linguistiques.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue est parfois vétilleuse. Ainsi, elle aurait allègrement sabré dans les mots de transition, notamment les «donc». En effet, c’est une de ses lubies.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 282 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Parler comme jamais. La langue : ce qu’on croit et ce qu’on en sait, Paris, Le Robert et Binge audio, 2021, 324 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Jouyet, Anna, «Baccalauréat. Sanctionner les fautes au bac : “Le niveau en langue française ne se résume pas à l’orthographe”», Libération, 11 juillet 2023.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

L’ouvrage des Sisyphe

Médéric Gasquet-Cyrus, En finir avec les idées fausses sur la langue française, 2023, couverture

«Mais lorsque les gendarmes,
en tenue ou en civil,
menacent de vous mettre une amende à chaque mètre,
c’est qu’il y a un problème.»

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), des Linguistes atterré(e)s (compte rendu) et de l’Oreille tendue.

Sur le même rayon, il faudra désormais ranger En finir avec les idées fausses sur la langue française, de Médéric Gasquet-Cyrus (2023).

L’ouvrage est organisé en trois parties : «Le français est en danger», «Le français est une langue pure et unique», «Bien parler français, c’est respecter les normes». Certains sujets y sont attendus (et bienvenus) : les menaces supposées contre la langue, le rapport du français aux autres langues, et notamment à l’anglais et à l’arabe, l’écriture inclusive, la langue des «jeunes», qui que soient les «jeunes», les accents, la pureté, la logique, le génie et la beauté de la langue, le dictionnaire, l’Académie française («Si c’est l’Académie qui le dit, c’est que ça doit être faux. Ou très exagéré», p. 37). D’autres sont moins souvent abordés, par exemple le respect (p. 22-25) qu’il faudrait vouer à la langue (André Belleau a des pages décisives là-dessus), la construction de la condition avec si (p. 40-43), la «diversité linguistique de la France» (p. 83), les «glossonymes» (les noms des langues, p. 85-89) ou la langue des signes (p. 91-95).

Qu’est-ce qui distingue En finir avec les idées fausses sur la langue française des ouvrages semblables ?

Son rythme, d’abord. En 150 pages, 39 idées reçues : ça va vite, et droit au but.

Son humour, ensuite. Quiconque suit Médéric Gasquet-Cyrus sur Twitter sait qu’il ne peut résister à un (mauvais) jeu de mots. Dans son plus récent ouvrage et sur ce plan, il est (relativement) sobre. Citons toutefois ceci, digne du marquis de Bièvre : «À défaut d’être décisifs, soyons des Sisyphe» (p. 12). L’humour tend ici surtout à s’exprimer dans les parenthèses, où l’auteur corrige immédiatement des passages où on pourrait lui reprocher de faire des fautes : «non, c’était pour voir si vous suiviez, et si vous étiez sur le point de crier à la grosse faute; pas vrai ?» (p. 10); «pardon pour l’anglicisme» (p. 14); «oui, l’emploi de malgré que est volontaire…» (p. 16); «pour ne pas choquer…» (p. 125); etc.

Son engagement, enfin. Écrire sur des questions de langue, c’est nécessairement écrire sur autre chose que la langue — sur la société, sur la politique, sur le monde. C’est peut-être sur ce plan que Médéric Gasquet-Cyrus se singularise le plus clairement. Il ne cesse de rappeler que les conservatismes linguistiques auxquels il s’en prend renvoient à des conservatismes politiques, autrement plus profonds et autrement plus dangereux, à «une récupération politique, nationaliste discriminatoire, xénophobe, voire raciste, de la langue» (p. 10). C’est l’«instrumentalisation» (p. 66, p. 147) de la langue dont on doit se méfier.

Comme on disait à une autre époque : ce n’est qu’un début, continuons le combat. Nous sommes en bonne compagnie, surtout, comme le dit l’auteur, que «le travail de déminage des idées est un éternel recommencement» (p. 151).

P.-S.—Médéric Gasquet-Cyrus, à quelques reprises, insiste sur «l’amour du français» (par exemple, p. 11). Voilà quelque chose que l’Oreille tendue ne comprend pas bien : pourquoi faudrait-il aimer une langue en particulier et, au premier chef, la langue que l’on parle le plus souvent ? Comment utiliser, sous la même forme qu’eux, un argument qui est aussi celui de ses adversaires ? Il est vrai que, là-dessus, elle se sent bien seule : d’Alain Rey (2007) à Maria Candea et Laélia Véron (2019), cela semble faire consensus. Le problème, c’est peut-être l’Oreille.

P.-P.-S.—Twitter est un excellent observatoire linguistique. Médéric Gasquet-Cyrus ne manque pas d’y avoir recours.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Parler comme jamais. La langue : ce qu’on croit et ce qu’on en sait, Paris, Le Robert et Binge audio, 2021, 324 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rey, Alain, l’Amour du français. Contre les puristes et autres censeurs de la langue, Paris, Denoël, 2007, 313 p.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.

Invitation bienvenue à respirer par le nez

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue est citée dans le livre dont il sera question ci-dessous et ledit livre est cosigné par quelques collègues-et-néanmoins-amis.)

Depuis Marina Yaguello dans les années 1980, nous sommes nombreux à avoir voulu lutter, dans de courts ouvrages accessibles, contre les idées reçues en matière de langue. C’est le cas, entre autres auteurs francophones, de Chantal Rittaud-Hutinet (compte rendu), d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin (compte rendu), de Michel Francard, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron (comptes rendus un et deux), de Maria Candea et Laélia Véron (compte rendu), de Mireille Elchacar (compte rendu), de Médéric Gasquet-Cyrus et de l’Oreille tendue.

C’est en partie dans cette optique qu’un collectif, Les linguistes atterré(e)s, vient de faire paraître, dans la collection «Tracts» des éditions Gallimard, un petit livre intitulé Le français va très bien, merci. On y trouve dix idées reçues à combattre, des jugements à laisser tomber, des «contrevérités ou des pseudo-théories sur la langue» à déconstruire (p. 6). Cela prend la forme de propositions brièvement exposées, appuyées sur des recherches récentes, des considérations sur l’évolution normale des langues et des comparaisons avec d’autres langues. Voici ces propositions.

Le français n’est plus «la langue de Molière».

Le français n’appartient pas à la France.

Le français n’est pas «envahi» par l’anglais.

Le français n’est pas règlementé par l’Académie française.

Le français n’a pas une orthographe parfaite.

L’écriture numérique n’@bime pas le français.

Le français parlé n’est pas déficient.

Le français n’est pas «massacré» par les jeunes, les provinciaux, les pauvres ou les belges.

Le français n’est pas en «péril» face à l’extension du féminin.

Linguiste, c’est un métier.

Quel que soit le sujet abordé, le mot d’ordre est toujours le même : «Dédramatisons les débats et précisons les choses» (p. 49). Chaque section se termine par des suggestions («Et si») et par une courte liste de «Ressources». (Les lecteurs de ce blogue l’auront remarqué : l’Oreille tendue et Les linguistes atterré(e)s tapent souvent sur les mêmes clous.)

Pourquoi ce livre n’est-il qu’«en partie» ce qu’on vient de voir ? Parce que les dix-huit cosignataires souhaitent aussi faire entendre plus fortement dans l’espace public la voix des «scientifiques de la langue» (p. 6, p. 54) à une époque où règnent les «discours catastrophistes» (p. 3) et les «rengaines déclinistes» (quatrième de couverture). Tout le monde a une opinion sur la langue; tout le monde n’a pas un discours informé sur la langue; les linguistes, si (c’est leur travail). Où ce travail doit-il se faire voir ? Dans les médias — «Le débat public sur la langue, souvent sclérosé, mérite de placer au centre de l’attention les travaux scientifiques» (p. 59) —, mais aussi à l’école — «Il est impératif de renforcer la culture linguistique dans l’enseignement secondaire français» (p. 10; pour le Québec, voir ceci). Ce «Tract» a valeur de démonstration et de manifeste.

Comment lire cet ouvrage à partir du Québec ? Certains exemples sont éloignés des locuteurs du français au Québec («la trop fameuse “clause Molière”», p. 9; la publicité Banania, p. 14). Des tournures qui demanderaient explication en France («J’ai pensé vomir» pour «J’ai failli vomir», p. 7) ne posent aucun problème ici. «Pourriel» (pour spam) n’aurait pas été retenu «par l’usage» (p. 20) ? Ça dépend du lieu où l’on mesure cet usage. Rien de plus banal : en fonction du point d’observation, les perspectives varient.

C’est peut-être le titre, Le français va très bien, merci, qui va étonner, voire choquer, le plus au Québec. Comment reconnaître l’«immense vitalité» du français (p. 3), alors que le gouvernement provincial multiplie les déclarations et publicités sur son «déclin», comme si ce «déclin» allait de soi et qu’il touchait tous les aspects de la langue ? Les menaces qui pèsent sur le français au Québec — il en existe — ne sont évidemment pas les mêmes qu’ailleurs dans la francophonie, mais le français a des ressources, bien plus qu’on ne le dit généralement, pour essayer de résister à ce qui est trop souvent présenté comme une déchéance programmée.

«L’usage, “bon” ou pas, ce sont les francophones qui, au quotidien, le fabriquent, le façonnent, le font évoluer» (p. 24) : Les linguistes atterré(e)s le démontrent par l’exemple. Écoutons-les. En matière de langue, nous n’aurons jamais trop de bons exemples de vulgarisation.

P.-S.—On peut rejoindre le collectif ici.

P.-P.-S.—«Respirer par le nez» ? Par .

 

[Complément du 17 juin 2023]

En une image, pour les publics jeunes et pour les autres.

Résumé en une image du tract Le français va très bien, merci (2023)

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2017, 122 p. Ill. Préface de Matthieu Dugal.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue racontée. S’approprier l’histoire du français, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2019, 150 p. Ill. Préface de Laurent Turcot. Postface de Valérie Lessard.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Elchacar, Mireille, Délier la langue. Pour un nouveau discours sur le français au Québec, Montréal, Éditions Alias, 2022, 160 p. Ill.

Francard, Michel, Vous avez de ces mots… Le français d’aujourd’hui et de demain !, Bruxelles, Racine, 2018, 192 p. Illustrations de Jean Bourguignon.

Gasquet-Cyrus, Médéric, En finir avec les idées fausses sur la langue française, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier, 2023, 158 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, la Convivialité. La faute de l’orthographe, Paris, Éditions Textuel, 2017, 143 p. Préface de Philippe Blanchet. Illustrations de Kevin Matagne.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

Les linguistes atterré(e)s, Le français va très bien, merci, Paris, Gallimard, coll. «Tracts», 49, 2023, 60 p.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p. Ill.