[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Récit.]
«They rioted in the streets of Montreal when they benched Rocket Richard
It’s true»
(Jane Siberry, «Hockey», 1989)
Le 17 mars 1955, les Canadiens jouent un match au Forum de Montréal. Au cours de la journée, des voix se font entendre, qui demandent à Clarence Campbell, celui qui la veille a suspendu Maurice Richard pour les trois derniers matchs de la saison régulière et pour tous les matchs des séries éliminatoires, de ne pas y aller. On craint des débordements des partisans. Ceux-ci déplorent, pour ne pas dire plus, que la décision de Campbell prive Richard de ce qui aurait pu être le championnat des compteurs et ils redoutent que l’équipe, privée de sa vedette, ne parvienne pas à gagner la coupe Stanley, l’emblème du championnat nord-américain. Ils eurent doublement raison. Au moment de sa suspension, Richard était en tête des compteurs de la ligue, mais il sera dépassé, sous les huées, par son coéquipier Bernard Geoffrion. La coupe Stanley sera remportée par les Red Wings de Detroit, en sept matchs, contre les Canadiens dorénavant privés de Richard.
Le match commence à l’heure prévue, 20 heures 30. Les Red Wings, auxquels Montréal dispute le premier rang du classement dans la Ligue nationale, sont les visiteurs. L’équipe de Detroit prend rapidement les devants. Pendant la première période, tandis que les Red Wings dominent les Canadiens, Campbell se dirige vers son siège habituel, escorté de sa secrétaire, Phyllis King (qui deviendra sa femme), et de deux jeunes femmes. Cette présence a souvent été considérée, alors et depuis, comme une provocation. Dès le lendemain, le maire de Montréal, Jean Drapeau, reprochera à Campbell d’avoir assisté au match. N’avait-il pas été menacé de mort dans les heures le précédant ? Il devait se douter qu’il serait mal reçu. Mais à ce point ?
Campbell est pris à partie par des spectateurs — mais les récits varient considérablement. On le bombarde : programmes, bouteilles, couvre-chaussure et paletots, fruits et légumes, œufs (frais ou pourris), sacs d’arachides, cubes de glace, sacs remplis d’eau, pièces de monnaie, pieds de porc marinés. Un homme, dont on discute encore l’identité, s’approche de lui pour le frapper au visage. Une photo, constamment utilisée depuis, fait voir Campbell se protégeant, son chapeau d’une main et un programme de l’autre, pendant que des placiers retiennent son assaillant. (Maurice Richard possédait chez lui une reproduction encadrée de cette photo.) Quelques minutes plus tard, un spectateur écrase une tomate (ou deux) sur Campbell. Une chose est sûre : la position de ce dernier est périlleuse, comme le montrent les images fixes ou mobiles.
Dans les minutes qui suivent, une bombe lacrymogène explose. Le match est interrompu. Campbell se réfugie dans la salle du soigneur, où il croise Richard. Même s’il n’avait pas revêtu son uniforme, celui-ci avait tenu à être là pour encourager ses équipiers. Devant la cohue créée par les actes de violence à l’encontre de Campbell et par l’explosion de la bombe lacrymogène, le chef du service d’incendie de Montréal décide d’évacuer le Forum, ce qui se fera dans le calme. Detroit, qui menait 4 à 1, est décrété vainqueur du match, puisque l’équipe qui recevait n’a pas su assurer la sécurité de l’équipe adverse.
L’Émeute n’a pourtant pas lieu, pour l’essentiel, au Forum. C’est plutôt à l’extérieur qu’elle explose, rue Sainte-Catherine, une fois le Forum vidé de ses occupants (entre 14 et 16 000). Des manifestants s’y étaient regroupés dès avant le début du match, histoire d’exprimer leur mécontentement envers la sentence de Campbell. Ils brandissaient des pancartes : «Richard le persécuté», «Révoltante décision», «Injustice au Canada Français», «Injustice envers les sportifs», «Campbell» (avec des dessins de porc ou de… poire), «Stupid puppet Campbell», «Vive Richard», «Vive le Rocket», «On veut Richard», «Pas-de-Richard pas-de-Coupe», «Down with Campbell», «À bas Campbell», «Dehors Campbell!!», «J’y vais pas — et vous ? I’m not going, are you ?», «Tout-péché se pardonne. Campbell. Vive Richard», «Destruction du sport national». On promenait sur une camionnette une poupée géante à l’effigie de Richard, qu’on avait exhibée en des temps plus heureux, par exemple lors du 400e but du Rocket. Les manifestants sont rejoints par ceux qui quittent le Forum.
La violence avait commencé avant le début du match : des projectiles avaient été lancés dans les vitres du Forum et de nombreuses personnes s’étaient rassemblées dans le parc Cabot, situé en face. Après l’évacuation, elle éclate et elle prend des formes multiples. Des voitures sont renversées. Des tramways sont immobilisés. Des incendies sont allumés sur la chaussée. Des vitrines sont brisées. Des cabines téléphoniques et des kiosques à journaux sont vandalisés. Des commerces sont pillés, notamment des bijouteries. Des policiers et des civils sont blessés (aucun gravement). Du Forum, la foule se déplace vers l’est, en empruntant la rue Sainte-Catherine. Bilan : 100 000 $ de dégâts, avance-t-on le lendemain, avant de parler plus modestement de 30 000 $, quelques dizaines d’arrestations et d’inculpations, pour un événement qui aurait duré entre cinq et sept heures selon les récits. Maurice Richard ne sera pas témoin de ce que l’on appelle désormais l’Émeute Maurice-Richard : ayant quitté rapidement le Forum et ses environs, c’est par la radio qu’il apprendra qu’il y a eu émeute, et qu’il en suivra le déroulement.
Ajoutons deux choses.
En 2000, Brian McKenna réalise le documentaire Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard (60 minutes, production : Galafilm). Ce film a le mérite de dire explicitement ce que révèlent nombre d’images que l’on a conservées de la soirée du 17 mars et des reportages publiés le lendemain. En plus d’être un accès de violence, accès dont il n’y a pas lieu de diminuer l’importance, l’Émeute a été une fête. (Rappelons, pour mémoire, que les Irlandais, partout dans le monde, célèbrent le 17 mars leur fête nationale, la Saint-Patrick. Ceux de Montréal ne font pas exception.) McKenna montre deux fois la séquence d’un homme qui dansait dans la rue, devant des flammes. Il a retenu des images de jeunes gens souriant à la caméra ou s’amusant autour de feux de camp improvisés. McKenna insiste sur cet aspect, et de deux façons. Par sa narration: «À l’extérieur du Forum, c’est à moitié une émeute et à moitié une fête» («Outside the Forum, it is half-riot half-party»). Par les souvenirs du musicien Billy Georgette: il circulait avec un groupe d’étudiants ce soir-là et leur tramway a été arrêté devant le Forum; ils en sont descendus pour se joindre à la fête («We joined the party»). Les choses dégénéreront, certes. Cela étant, on ne le dit pas assez : l’Émeute n’a pas seulement été le drame qu’elle est devenue sous les plumes les mieux intentionnées; elle a été l’occasion de célébrer. Quoi ? Maurice Richard, au moins. La résistance à une injustice supposée, sans doute. Le simple fait, pour une fois, de relever la tête, peut-être. La lutte contre les méchants Anglais ? C’est moins sûr.
Le magazine américain Sport d’avril 1955 comporte une photo de Richard fort différente de celles qu’on voit habituellement. Une épaule le tirant vers le sol et l’autre vers le ciel, les yeux tournés vers ce ciel, son bâton le protégeant et pointant lui aussi vers le ciel, le visage couvert d’une légère couche de sueur, ce Maurice Richard-là a tout du saint Sébastien de Luca Giordano, le peintre baroque du XVIIe siècle. Entre le Richard de Sport et «Le martyre de saint Sébastien», on peut multiplier les points communs : la position des épaules est la même, le cou est en extension dans les deux cas, les yeux sont également à la limite de la révulsion, les deux corps se détachent d’un fond noir, là où l’un a une flèche au flanc, l’autre tient son bâton. À ces coïncidences, visuelles, s’en ajoute une autre, historique : la photo paraît dans la livraison d’avril 1955 du magazine américain, mais elle est visible sur les murs du Forum de Montréal dès le 17 mars 1955, puisqu’elle accompagne la publicité du magazine («Read in this month’s Sport “Montreal Flying Frenchman”»; ce «Montreal Flying Frenchman» est Richard). Sébastien aurait été un soldat de l’armée romaine et il aurait vécu à la fin du IIIe siècle; il aurait été transpercé de flèches par les ordres de l’empereur Dioclétien parce qu’il était chrétien. Maurice Richard, lui, n’a pas été victime de ses convictions religieuses, mais il est néanmoins, comme Sébastien, ce soldat de Dieu, un être fabuleux et un martyr. Allons plus loin : les participants à l’émeute du 17 mars 1955 avaient déjà sous les yeux l’image du martyr qu’allait devenir Richard ce soir-là.
P.-S. — Le sujet est populaire : sur le site eduessays («Free Essays and Term papers»), vous pouvez acheter un devoir tout fait pour 12 $ US. Il racontera l’Émeute à votre place.
[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]
[à suivre]
[Complément du 12 décembre 2018]
Références
Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard, documentaire de 60 minutes, 2000. Réalisation : Brian McKenna. Production : Galafilm.
Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.