Curiosité voltairienne (et divine)

François Hébert, Frank va parler, 2023, couverture

«À tort les divinités sont-elles louches de nos jours, en nos arpents de neige aux bonhommes à chapeau de paille, nez de carotte, boutons de cailloux et bras de ramilles, qui fondent de plus en plus vite avec le réchauffement de la planète, tandis que les ondes 5G occupent un ciel signé Samsung que patrouillent les vrombissants drones d’Amazon aux yeux de chauves-souris.»

François Hébert, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p., p. 103.

 

Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

 

Voltaire est toujours bien vivant.

Autopromotion (indirecte) 855

J’écris comme ça, moi. Hommage à François Hébert, ouvrage collectif, 2025, couverture

François Hébert — qui a droit à sa rubrique ici — est mort en 2023.

Sous la direction de Nathalie Watteyne, des amis se sont rassemblés pour saluer sa mémoire dans un ouvrage collectif, J’écris comme ça, moi. Hommage à François Hébert (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2025, 312 p., illustré). L’Oreille tendue en est. Voyez la table des matières ci-dessous.

En plus de lire l’ouvrage, on peut visiter une exposition de ses œuvres, sous le titre «François Hébert, les collages : rétrospective», à l’Université de Montréal, jusqu’au 12 décembre 2025.

Table des matières

Nathalie Watteyne, «L’oiseau rare»

Robert Melançon, «Éloge d’un écrivain singulier»

Pierre Hébert, «Lettre de Louis Dantin à François Hébert»

Benoît Melançon, «Facéties sportives, avec et pour François»

Gilles Dupuis, «Le Jeu de François et Montréal. Une balade à travers l’œuvre urbaine de son auteur»

Peter Klaus, «Lettre à un ami québécois»

Han Daekyun, «Lettre à François»

François Hébert et Gilles Cyr, «Tu reviens d’où ? Vas où ? François Hébert et Gilles Cyr. Correspondance 2008-2023, extraits»

Yvon Rivard, «Comment saluer ce mort-là»

Pierre Popovic, «L’appel du fugitif. “À François, pour l’amour de la poésie”»

Annie Tanguay, «Toute l’œuvre incomplète ou les rouages d’un voyage dantesque»

Michael Brophy, «François Hébert : la main tendue du poème»

Nicoletta Dolce, «Où aller : l’errance et l’instant suspendu. Entre ironie, hybridation et amour de la langue»

Antoine Boisclair, «Un poète sachant chasser»

Emmanuelle Brault, «Poète à l’affût»

François Dumont, «Une amitié joueuse»

Ursula Mathis-Moser, «De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi. François Hébert et le récit de voyage à l’ère du postmoderne»

Lise Gauvin, «Les Miniatures indiennes ou l’aventure du récit»

Dominique Garand, «La littérature est un voyage»

Stéphanie Kaufmann, «Une lecture de Frank va parler»

Daniel Marcheix, «“Capistrano” : l’envolée d’une parole consolatrice»

Louise Dupré, «François Hébert, poète lyrique ?»

Vincent Lambert, «Le rien de tout ça»

Judith Elaine Cowan, «François Hébert, quelques bribes en guise de salut»

Laurier Lacroix, «Assis avec François»

Affiche de l’exposition «François Hébert, les collages : rétrospective», 2025

Curiosité voltairienne (et sylvicole)

François Hébert, Homo plasticus, 1987, couverture

«Voici qu’on annonce le départ du Boeing d’Air Canada
Vers le pays nommé Canada par ce qu’il n’y a nada
Là, hormis des arpents d’épinettes et de rares bipèdes […]».

François Hébert, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p., p. 68.

 

Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

 

Voltaire est toujours bien vivant.

 

[Complément du 27 octobre 2025]

Le même François Hébert, les mêmes épinettes, mais dans un livre différent, Miniatures indiennes (2019) : «Ça le touchera, notre lecteur, le bazar indien, en le sortant de soi et son petit confort. De nos petites Rocheuses, nos arpents d’épinettes» (p. 51).

 

Référence

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Emma Bovary au Québec

T-shirt de Madame Bovary

«“Emma Bovary, c’est moi.” — Emma Bovary.»
(Nicolas Guay,
l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être),
2015)

Vous avez bien raison. Le temps est venu de se poser la question : quelle est la place d’Emma Bovary au Québec aujourd’hui ?

Elle a un restaurant à son nom. Le succès de son prénom ne se dément pas. Grâce à doctorak.co, on peut la porter (voir l’illustration ci-dessus). Allons plutôt voir les romanciers et essayistes.

I.

François Hébert était professeur et écrivain. Dans son roman le Rendez-vous (1980), Eugène Maloin demande à ses élèves une dissertation sur «Le réalisme de Flaubert». Noémie Truchon n’a rien à dire sur le sujet : «Ça ne l’inspirait pas. Outre qu’elle n’aimait pas Flaubert, elle ne comprenait rien au problème du réalisme» (p. 211). Cela est bien ennuyeux, car elle est amoureuse de Maloin.

À défaut de rédiger un bon devoir, elle l’invite à dîner chez elle. La rencontre prend un tour inattendu :

Noémie invita son hôte à passer dans le boudoir. Son parfum était très odorant. Du musc ? Toute cette mise en scène ! Que cherchait-elle à obtenir de lui ? Une bonne note ? Probablement pas, trop gros. Le séduire ? Ça restait à voir. Ils jouaient un jeu, c’était évident; restait à en découvrir les règles et l’enjeu. Il prit un sherry. Il fut un peu question de Flaubert, mais elle le rassura, se défendit bien de l’avoir invité pour qu’il lui dicte sa dissertation. Il y eut une pause, et puis Noémie lança, d’une voix fière :
— Madame Bovary, c’est moi.
Que voulait-elle dire par là ? Maloin la soupçonna de vouloir le tenter, le piéger en hasardant de tels propos, vagues, susceptibles de mille interprétations, gluants comme du papier à mouches. Il feignit un sourire. Elle baissa les yeux. Maloin se demanda si elle n’était pas simplement idiote (p. 229).

La tentative de séduction — si tant est qu’il s’agisse de cela — n’aura pas de suite et la dissertation ne sera jamais rédigée, l’étudiante ayant été assassinée par sa bonne avant d’en avoir eu le temps.

II.

Catherine Mavrikakis donne un autoportrait, «Je ne renierai jamais la femme qui me hante», à la revue Lettres québécoises (2017).

Contrairement à la formule apocryphe de Gustave Flaubert, Madame Bovary, ce n’est pas moi ! Personne ne m’a jamais traitée de sentimentale : les Léon ou les Rodolphe de ce monde me laissent indifférente et je n’éprouve aucune tristesse à avoir mis au monde une fille. Je porte un amour infini à ma Savannah-Lou et je suis persuadée qu’elle ne m’oubliera pas aussi vite que Berthe s’est défaite de sa mère.
J’ai pourtant longtemps entretenu l’idée que j’avais plutôt un petit quelque chose de Charles Bovary. Comme lui, j’étais de la race des grotesques. À l’école, on se moquait déjà de moi. Ma conversation pouvait être «plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient». Je savais facilement susciter l’ennui, si on m’en donnait l’occasion, et il me semble qu’en moi couvait un tempérament un peu bonasse, qui me rendait par moments singulièrement pathétique. Pour me secouer de ma torpeur, je me suis imaginée en Bouvard et Pécuchet, m’exaltant pour un savoir ridicule, le cœur en fête alors que j’allais d’échec en échec.
[…]
Non, vraiment, je ne ressemble pas à Madame Bovary. Je suis bien plus casse-pieds. Toutefois, je dois l’avouer, j’ai, comme la belle Emma, trempé trop longtemps dans la soupe littéraire pour ne pas la régurgiter de temps à autre.

III.

En 1996, Régine Robin publie un recueil de nouvelles intitulé l’Immense Fatigue des pierres. Dans une des nouvelles, «Journal de déglingue entre le Select et Compuserve» (p.105-141), elle évoque un commerce (fictif ?) nommé «Biographie sur mesure». Description :

Peut-on jouer ainsi avec la vie des gens ? Ce qu’elle avait voulu au départ, c’était leur fournir un texte biographique les concernant et voilà qu’après quelques années de pratique, elle gagnait bien sa vie, mais écrivait des textes qui mêlaient délibérément et parfois sur demande de vrais souvenirs et des fantasmes invraisemblables mais qui transfiguraient le texte biographique, qui lui donnaient une âme, un style, un allant auquel le client ne pouvait pas résister. Il lui arrivait même de mêler à son texte des citations d’auteurs célèbres d’abord entre guillemets, puis sans guillemets. C’est ainsi que, une femme lui ayant confié qu’elle avait été élevée au couvent et s’était nourrie de lectures romanesques, elle n’avait pas hésité à faire figurer en bonne place dans sa biographie : «Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel et la voix de l’Éternel discourant dans les vallons.» Cette phrase fut merveilleusement bien accueillie par la cliente qui lui dit : «Ah! c’est tout à fait ça ! J’aurais pu appeler ma boutique : Emma Bovary, c’est moi», se dit-elle comme sa cliente la quittait, manifestement ravie du portrait qu’elle avait fait d’elle. Peu à peu, elle transformait ses clients en personnages littéraires. Un tel était Bouvard, un autre Pécuchet, un troisième Frédéric Moreau. Telle femme, plutôt Eugénie Grandet, telle autre Mathilde de La Mole, toutes étaient des Emma Bovary et le savaient (p. 127-128).

IV.

Alex Gagnon signe le 26 janvier 2014 une entrée du blogue Littéraires après tout, «Madame Bovary, c’est nous. Essai en quinze actes». Il joue des pronoms personnels dans une réflexion sur l’enseignement de la littérature :

À l’université, les spécialistes et moins spécialistes le répètent souvent — d’autres, lorsqu’ils sont à l’aéroport, sortent aussi des passeports. Flaubert a déjà écrit : «Madame Bovary, c’est moi.» Cette phrase sacrée te laisse probablement, toi aussi, dans l’indifférence la plus intégrale puisque, ce qui compte bien davantage, en revanche, c’est que Madame Bovary, c’est nous.

V.

Claude La Charité écrit des romans imaginatifs et érudits, dans lesquels les noms propres ne manquent jamais. Un exemple, dans le Meilleur Dernier Roman (2018) ?

Vernal portait une chemise à carreaux, ouverte sur une camisole pas franchement immaculée. En l’apercevant, j’eus une impression obsédante de difformité indéfinissable, comme devant un troglodyte. J’en éprouvai un vide et un froid dans les mœlles, comme quand on se regarde sur un selfie et qu’on ne se reconnaît pas parce que nos traits sont inversés par rapport au miroir et que tout ce que l’on aperçoit est l’effarante dissymétrie de notre apparence. Je est un autre, disait Rimbaud dans une lettre du voyant. Madame Bovary, c’est moi, aurait dit Flaubert (p. 18-19).

 

Pour récapituler, donc : «Madame Bovary, c’est moi.» Non, désolé, cinq fois non, au Québec comme ailleurs.

 

P.-S.—Les érudits se souviendront de la présence du restaurant Madame Bovary, de Boucherville, dans le roman Un lien familial de Nadine Bismuth (2018, p. 167-169). On y boit des Bloody Bovary.

P.-P.-S.—La majorité des citations qui précèdent a d’abord paru dans le Bulletin Flaubert. Merci à Yvan Leclerc de les accueillir, celles-ci et d’autres, depuis tant d’années.

 

Références

Bismuth, Nadine, Un lien familial. Roman, Montréal, Boréal, 2018, 317 p.

Gagnon, Alex, «Madame Bovary, c’est nous. Essai en quinze actes», entrée de blogue, Littéraires après tout, 26 janvier 2014.

Guay, Nicolas, l’Insoutenable Gravité de l’être (ou ne pas être), Chez l’auteur, 2015, 100 p. Deuxième édition.

Hébert, François, le Rendez-vous. Roman, Montréal, Quinze, coll. « Prose entière », 1980, 234 p.

La Charité, Claude, le Meilleur Dernier Roman, Longueuil, L’instant même, 2018, 177 p. Ill.

Mavrikakis, Catherine, «Je ne renierai jamais la femme qui me hante», Lettres québécoises, 166, été 2017, p. 6-7. https://www.erudit.org/fr/revues/lq/2017-n166-lq03179/86171ac/

Robin, Régine, l’Immense Fatigue des pierres. Biofictions, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Étoiles variables», 1996, 189 p. Ill.

Curiosité voltairienne (et pédestre)

François Hébert, Holyoke, 1978, couverture

«Donc, mon auto ayant brûlé, je me suis retrouvé sur mes jambes et… eh bien, j’ai marché. Et si je n’avais pas marché / j’ai l’air de faire des petites prouesses logiques comme le Pangloss de Voltaire / mais ce n’est pas ça / pas du tout / m’est avis que Pangloss ne savait rien / que c’était un snob / pas un Noble / enfin… / si donc je n’avais pas marché, je n’aurais pas / peut-être pas / trouvé la métaphore du

CHEMIN
DES PETITS RIENS.»

François Hébert, Holyoke. Les ongles noirs de Pierre. Roman, Montréal, Quinze, coll. «Prose entière», 1978, 300 p., p. 283.

 

Candide, dans le conte éponyme (1759), de Voltaire, a un précepteur : «Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles» (chapitre premier).

 

Voltaire est toujours bien vivant.