«Mr. Grewgious avait été parfaitement choisi pour la mission qu’il avait à remplir, car c’était un homme d’une intégrité incorruptible, mais, à première vue, il n’avait aucune autre qualité particulière. Qu’on imagine un homme aride et sec, qui, s’il avait été pressé dans un moule, aurait produit une poudre aussi fine que du tabac à priser. Mr. Grewgious avait sur la tête de rares cheveux, qui présentaient la consistance et la couleur de la filasse; cela ressemblait si peu à une chevelure humaine qu’on aurait plutôt cru que c’était une perruque; mais comment supposer que quelqu’un pût volontairement se faire une pareille tête ! Les traits de son visage peu expressif semblaient n’avoir été que grossièrement ébauchés; certaine entaille sur son front faisait penser que la Nature, au moment de mettre sur cette figure une touche de sensibilité et de raffinement, de colère avait jeté le ciseau en disant : “Véritablement, je ne me donnerai pas la peine d’achever cet homme; qu’il reste comme il est.”
En haut, le cou de Mr. Grewgious était trop long; en bas, ses chevilles et ses talons étaient trop osseux; il avait, des pieds à la tête, un air gauche et embarrassé, une démarche contrainte, et avec cela la vue si courte qu’il était incapable de voir lui-même le contraste déplaisant que ses longs bas blancs formaient avec ses vêtements noirs. Et pourtant, Mr. Grewgious avait en lui je ne sais quel étrange privilège qui faisait que l’ensemble de sa personne produisait presque une agréable impression.»
Charles Dickens, le Mystère d’Edwin Drood (1870, inachevé), dans Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, Paris, Seuil, 1991, 473 p., p. 139-140. Édition originale : 1989. Traduction de Simone Darses. La traduction du texte de Dickens est de Charles-Bernard Derosne (1874), revue et corrigée par Gérard Hug.