La filature immobile

Georges Simenon, Monsieur La Souris, 1938, couverture

Les occasions de sourire sont bien rares dans l’œuvre de Simenon. Signalons néanmoins ce passage, tiré de Monsieur La Souris :

Est-ce que le commissaire Lucas prenait les mots à la lettre quand il avait dit à l’inspecteur [Lognon] :

— Il y a peut-être quelque chose… Mettez vous sur le bonhomme [le clochard surnommé Monsieur La Souris]…

Le fait est que Lognon était presque dessus, au sens littéral du terme. […] Dès le matin, il avait suivi le vieux à moins de trois mètres et il n’avait pas bronché quand La Souris s’était arrêté.

— Dites donc, monsieur l’inspecteur… Vous ne croyez pas que nous avons l’air bête à nous suivre ainsi sans un mot ?… Sii vous voulez, on pourrait marcher ensemble… Sans compter que ce serait plus gai…

Lognon s’était contenté de tourner la tête de l’autre côté et de rester debout au milieu du trottoir, comme si on ne lui eût pas adressé la parole.

— Bon !… C’est comme vous voudrez !… Ce que j’en disais, c’était autant pour vous que pour moi… Paraît-il que, dans le temps, les grands seigneurs se faisaient suivre dans la rue par un larbin…

La Souris enrageait ! Il ne savait où aller, ni que faire et il essaya d’écœurer l’inspecteur par les allées et venues les plus fantaisistes, se mettant soudain à courir, s’arrêtant un quart d’heure au même endroit, repartant au ralenti pour entrer soudain dans une boutique (p. 427-428).

On n’a plus les filatures policières qu’on avait.

 

Référence

Simenon, Monsieur La Souris, dans Tout Simenon 21, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, 383-481. Édition originale : 1938.

Ce qui monte doit redescendre

Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, 1991, couverture

«De même que les aéronautes jettent du lest quand ils veulent remonter, de même Durdles a allégé la gourde d’osier au fur et à mesure qu’il montait. Le sommeil l’assaille et lui coupe la parole. Un léger accès de délire s’empare même de lui; il se figure que le sol tout en bas est de niveau avec la plate-forme de la tour, et il quitterait bien celle-ci en marchant dans les airs. Il est dans cet état quand ils entreprennent la descente. Tout comme les aéronautes s’alourdissent quand ils veulent descendre, Durdles s’alourdit avec une nouvelle quantité de liquide empruntée à la gourde pour descendre plus facilement.»

Charles Dickens, le Mystère d’Edwin Drood (1870, inachevé), dans Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, Paris, Seuil, 1991, 473 p., p. 205-206. Édition originale : 1989. Traduction de Simone Darses. La traduction du texte de Dickens est de Charles-Bernard Derosne (1874), revue et corrigée par Gérard Hug.

Portrait paradoxal

Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, 1991, couverture

«Mr. Grewgious avait été parfaitement choisi pour la mission qu’il avait à remplir, car c’était un homme d’une intégrité incorruptible, mais, à première vue, il n’avait aucune autre qualité particulière. Qu’on imagine un homme aride et sec, qui, s’il avait été pressé dans un moule, aurait produit une poudre aussi fine que du tabac à priser. Mr. Grewgious avait sur la tête de rares cheveux, qui présentaient la consistance et la couleur de la filasse; cela ressemblait si peu à une chevelure humaine qu’on aurait plutôt cru que c’était une perruque; mais comment supposer que quelqu’un pût volontairement se faire une pareille tête ! Les traits de son visage peu expressif semblaient n’avoir été que grossièrement ébauchés; certaine entaille sur son front faisait penser que la Nature, au moment de mettre sur cette figure une touche de sensibilité et de raffinement, de colère avait jeté le ciseau en disant : “Véritablement, je ne me donnerai pas la peine d’achever cet homme; qu’il reste comme il est.”

En haut, le cou de Mr. Grewgious était trop long; en bas, ses chevilles et ses talons étaient trop osseux; il avait, des pieds à la tête, un air gauche et embarrassé, une démarche contrainte, et avec cela la vue si courte qu’il était incapable de voir lui-même le contraste déplaisant que ses longs bas blancs formaient avec ses vêtements noirs. Et pourtant, Mr. Grewgious avait en lui je ne sais quel étrange privilège qui faisait que l’ensemble de sa personne produisait presque une agréable impression.»

Charles Dickens, le Mystère d’Edwin Drood (1870, inachevé), dans Dickens, Fruttero & Lucentini, l’Affaire D. ou le crime du faux vagabond, Paris, Seuil, 1991, 473 p., p. 139-140. Édition originale : 1989. Traduction de Simone Darses. La traduction du texte de Dickens est de Charles-Bernard Derosne (1874), revue et corrigée par Gérard Hug.

Le zeugme du dimanche matin et d’Henning Mankell

Henning Mankell, la Lionne blanche, 2024, couverture

«Et lui, Wallander, reprendrait bientôt la traque. Mais pas encore, pas ce jour-là, alors que sa fille venait de lui revenir de la nuit, du silence et de la peur.»

Henning Mankell, la Lionne blanche. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P1306, 2024, 487 p., p. 415. Édition originale : 1993. Traduction d’Anna Gibson.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Méfiez-vous de vos propres stratagèmes

Carlo Fruttero, Des femmes bien informées, 2007, couverture

«Turin n’est pas précisément le Paris
de Diderot et de Mme du Deffand.»
Carlo Fruttero
Des femmes bien informées

Une amoureuse déçue décide de se venger d’un amant qui s’est détournée d’elle en lui faisant épouser, sans qu’il le sache, une ex-prostituée. Cela donne l’épisode de Mme de la Pommeraye dans Jacques le fataliste, de Diderot, le roman Des femmes bien informées, de Carlo Fruttero, et le film Mademoiselle de Jonquières, d’Emmanuel Mouret.

À chacun sa conclusion et sa morale.

 

Référence

Fruttero, Carlo, Des femmes bien informées. Roman, Paris, Robert Laffont, 2007, 231 p. Édition originale : 2006. Traduction de François Rosso.