Les deux solitudes

Ordre des pharmaciens du Québec, logo

L’autre jour, à la pharmacie du quartier, la laborantine avait du mal à déchiffrer une ordonnance. Manifestement, la graphie du médecin de l’Oreille tendue laissait à désirer. Tout le monde ne se comprend pas dans le monde de la santé.

L’Oreille a alors évidemment pensé à Olivier Niquet et à sa lettre d’information Tourniquet. Dans sa livraison du 8 février, il s’étonnait à juste titre de propos tenus par Bernard Cerquigilini sur les ondes de France Culture. Le linguiste français y présentait des expressions qui seraient propres au Québec, notamment celle-ci : «Écrire comme un pharmacien au Québec, ça veut dire avoir une écriture illisible.»

Commentaire de Niquet : «Bon, d’accord, il y a bien “écrire comme un médecin” que j’aurais accepté, mais je ne sais pas ce que les pharmaciens viennent faire là-dedans.»

L’Oreille n’est pas moins sceptique, d’autant qu’il est question dans l’entretien d’une chose qui n’existe pas, «la langue québécoise».

P.-S.—En effet, ce n’est pas la première fois que nous croisons Bernard Cerquiglini.

Un classique québécois

Sérafin, service financier numérique

«Moi, je mourrai un jour
mais Séraphin, lui, ne mourra jamais»
(Claude-Henri Grignon, 1969).

Du temps où elle était professeure, l’Oreille tendue a souvent donné des cours sur les classiques, histoire d’essayer de comprendre leur nature et leur évolution. Autrice, elle a écrit un livre sur ces questions, Nos Lumières (2020), pour une période, le XVIIIe siècle, surtout français.

Selon elle, le processus de «classicisation» peut tenir en deux mots : réduction; accumulation. On condense; on répète.

Réduction. Au Québec, Candide, le conte de Voltaire, est souvent ramené à une seule phrase, qui se trouve au début du vingt-troisième chapitre, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient». Candide discute alors avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

Accumulation. Reprenons un texte d’Edmond Paré paru en… 1899 : «Pour ma part, je commence à en avoir assez de ces quelques arpents de neige. Je n’aurais pas d’objection qu’on en parlât quatre à cinq mille fois. Mais en mentionnant cette fameuse phrase deux millions de fois, cela lui ôte beaucoup de son originalité.» Cela continue depuis. (Pour une vidéo explicative sur l’expression «arpents de neige», c’est ici. Pour un florilège, .)

En littérature québécoise, les choses ne sont pas différentes. À cet égard, le cas du roman Un homme et son péché, publié par Claude-Henri Grignon en 1933, est exemplaire.

Réduction I. Au Québec, un «séraphin» n’est pas un ange, mais un avare. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) connaît ce sens du mot, date son apparition de 1941 (pourquoi ?) et en explique ainsi l’étymologie : «du n. d’un personnage de roman». Il est facile d’être plus précis : Séraphin Poudrier est le héros (noir) d’Un homme et son péché. (L’Oreille en a déjà parlé de ce côté.) Voilà pourquoi on trouve le mot dans la presse — «le gardien protège ses mots comme Séraphin son argent» (la Presse+, 27 janvier 2021), «Vos réactions à la “Séraphinflation”» (la Presse+, 29 juillet 2022) — et dans la caricature — un éphémère chef du Parti conservateur du Canada, Andrew Scheer, aurait apprécié, selon Serge Chapleau, l’«approche budgétaire» de Séraphin (la Presse+, 17 octobre 2019). Même l’intelligence artificielle s’en mêle : «Le projet Sérafin […] vise à éclairer les Québécois sur leurs finances personnelles», économies (espérées) à la clé.

Réduction II. Séraphin avait un juron favori : «viande à chien». «Viande à chien Luc, chu ton père !» crie un personnage, appelé Poudrier, dans la bande dessinée Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque (p. 23). Dans sa novella Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock évoque une revue intitulée Viande à chiens.

Accumulation. Après sa parution en papier, le texte a été adapté à la radio (de 1939 à 1962), en bande dessinée (par Albert Chartier, de 1951 à 1970), à la télévision (de 1956 à 1970, puis de 2016 à 2021), au cinéma (en 1949, en 1950 et en 2002). Séraphin a eu son village (touristique) à Sainte-Adèle. Dans son livre l’Émergence des classiques, Daniel Chartier recensait, en 2000, 22 éditions d’Un homme et son péché, certaines avec plusieurs tirages (p. 56), dont une édition critique dans la prestigieuse collection «Bibliothèque du Nouveau Monde» en 1986. Il a été traduit en anglais (The Woman and the Miser). Des dizaines de travaux critiques lui ont été consacrés. Une statue de son auteur accueille les visiteurs à l’Espace Claude-Henri-Grignon de Saint-Jérôme. Vous souhaitez vous sustenter ? À quelques centaines de mètres de là, Un homme et son café vous offre ses services. La toponymie est généreuse : il y a des rues, des parcs, des bibliothèques Claude-Henri-Grignon. Les titreurs s’en donnent à cœur joie : «Une fonderie et son péché» (la Presse+, 22 juin 2022); «Arlette et son péché» (le Devoir, 4 août 2022); «Un diocèse et ses péchés» (Radio-Canada, 2 mars 2023).

Un homme et son café, Saint-Jérôme, Québec, été 2022

Toujours en matière d’accumulation, on cite Grignon (ses textes, ses adaptations, ses personnages) à l’envi, dans tous les registres.

«— Tu ne me dis pas, ma femme, que tu as réussi à ménager $750 ?
— Eh oui, je te le dis, grand fou…
— Adorable séraphine !» (le Hockey et l’amour, p. 15)

«Bien de l’eau a coulé par les moulins de la rivière du Nord depuis la mort du curé Labelle… Ne devrions-nous pas revisiter l’image que nous a laissée de ce personnage Claude-Henri Grignon, dans ses Belles Histoires des Pays-d’en-haut ?» (Coups de feu au Forum, p. 242)

«Henri, au nom de tous, encaissa les récriminations entremêlées de répliques des Belles histoires des pays d’en haut» (la Bête creuse, p. 605).

«Je m’étais donc forcée à penser à Marilyn Monroe, à Elizabeth Taylor, à Jenny Rock, qui n’actait pas mais fumait sûrement, et à Donalda, la femme de Séraphin, qui pouvait bien se permettre de fumer en cachette avant d’être canonisée […]» (Bondrée).

«C’est pas que j’aime mieux la télévision anglaise, c’est juste que le lundi soir à huit heures, quand ton père travaille de nuit pis qu’y est pas là pour insister pour qu’on regarde Les belles histoires des pays d’en haut, j’aime mieux regarder Lucille Ball faire ses grimaces que Donald laver son plancher en prenant des airs de martyre. Lucy, a’ me fait rire. Donalda, a’ m’énarve» (Conversations avec un enfant curieux, p. 131).

«mes draps forment un théâtre
tragique
où se démènent
enfants teigneuses
petites Aurores ébouillantées
Corriveau encagées
Donalda souffreteuses» (Mouron des champs, p. 77).

C’est ainsi que naissent et fleurissent les classiques, pas autrement.

P.-S.—N’oublions évidemment pas la séraphinade.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Brisebois, Robert W., Coups de feu au Forum, Montréal, Hurtubise, 2015, 244 p.

Chartier, Daniel, l’Émergence des classiques. La réception de la littérature québécoise des années 1930, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», 2000, 307 p. La citation de Grignon en épigraphe vient de cet ouvrage (p. 35).

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p.

Grignon, Claude-Henri, The Woman and the Miser, Toronto, Harvest House, coll. «French Writers of Canada», 1978, 112 p. Traduction d’Yves Brunelle.

Grignon, Claude-Henri, Un homme et son péché, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1986, 256 p. Édition critique par Antoine Sirois et Yvette Francoli. Édition numérique.

Loslier, Thérèse, le Hockey et l’amour. Roman d’amour mensuel, Montréal, Éditions PJ, numéro 22, s.d., 32 p.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition originale : 2014. Édition numérique.

Paré, Edmond, Lettres et opuscules, Québec, Dussault et Proulx, 1899, 253 p. Cité par Marcel Trudel dans l’Influence de Voltaire au Canada, Montréal, Fides, les Publications de l’Université Laval, 1945, t. II, p. 198.

Raymond Bock, Maxime, Des lames de pierre. Novella, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 104 p.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Statut de l’écrivain, Espace Claude-Henri-Grignon, Saint-Jérôme, été 2022

Divergences transatlantiques 074

Affiche de la série télévisée Cerebrum, 2019

Le correspondant de l’Oreille tendue dans la Cité des Anges a récemment regardé, sur TV5, la série télévisée québécoise Cerebrum. Cette série en français était sous-titrée en français.

Dans les sous-titres, le verbe aviser («Je vais aviser mon équipe») était remplacé par informer.

La chose étonne un brin : tant le Petit Robert que le Larousse donnent aviser et informer comme synonymes. Pourquoi remplacer le premier par le second ?

Québécois et français seraient-ils séparés par une langue commune ?

P.-S.—En matière de sous-titrage, citons cette perle de Jérôme Garcin dans la livraison du 19 novembre 2023 de l’émission de radio le Masque et la plume : «Simple comme Sylvain est un film en québécois sous-titré en français.» Rappelons pour ceux qui auraient dormi durant la leçon qu’il n’existe aucune langue qui s’appellerait «le québécois».

Enquête existentielle

Logo de ChatGPT

Il est beaucoup question dans l’actualité, depuis un an, des robots conversationnels, notamment de ChatGPT. Histoire de tester celui-ci, l’Oreille tendue lui a posé sept questions :

Qui est le professeur de littérature québécois Benoît Melançon ?

Quels sont les travaux du professeur Benoît Melançon sur la littérature française du XVIIIe siècle ?

Quels sont les travaux du professeur Benoît Melançon ?

Benoît Melançon a-t-il publié des textes sur le hockey ?

Benoît Melançon a-t-il publié des travaux sur la correspondance ?

Benoît Melançon a-t-il publié des travaux sur la culture numérique ?

Benoît Melançon est-il parfois invité à la radio de Radio-Canada ?

Résultats ?

ChaptGPT est convaincu que les travaux de l’Oreille tendue «portent sur divers sujets, notamment la littérature québécoise du XIXe siècle, la culture populaire, la bande dessinée et la littérature de voyage». Pour les trois dernières choses, ça va à peu près, encore que ce soit assez marginal dans sa production scientifique. En ce qui concerne le XIXe siècle québécois, le robot a tout faux : l’Oreille a consacré l’essentiel de ses travaux à la littérature française du XVIIIe siècle. Qu’en pense ChatGPT ? «À ma connaissance, Benoît Melançon est plutôt un spécialiste de littérature québécoise et de culture populaire, et il a moins d’implication dans la littérature française du XVIIIe siècle.»

L’Oreille a écrit des masses de choses sur la pratique de la lettre. ChatGPT l’ignore : «À ma connaissance, Benoît Melançon s’est principalement concentré sur des sujets tels que la littérature québécoise, la culture populaire, la littérature du XIXe siècle et d’autres domaines connexes. Cependant, il est possible qu’il ait abordé des questions de correspondance dans le cadre de ses recherches sur la littérature du XIXe siècle, où la correspondance épistolaire était souvent un élément important.»

Le numérique ? Rien.

Radio-Canada ? Rien non plus.

L’Oreille a (co)signé plus de vingt-cinq livres (ouvrages individuels ou collectifs). ChatGPT n’en connaît aucun. Au contraire, elle lui en prête six : l’Oreille n’a écrit aucun de ces six livres, ni celui sur «l’émergence et l’impact de la culture rock au Québec dans les années 1950 et 1960», ni le Hockey : une poésie.

ChatGPT reconnaît par avance ses erreurs : «ChatGPT can make mistakes. Consider checking important information.» C’est un euphémisme. C’est d’autant plus troublant que les travaux de l’Oreille sont partout sur le Web, ici ou .

Pour le dire poliment : peut mieux faire.

 

Illustration : logo de ChatGPT, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

[Complément du jour]

Alexandre Bazinet a soumis les mêmes questions à la version améliorée (et payante) de ChatGPT. Les résultats sont spectaculairement différents.

La recherche s’appuie sur Wikipédia, sur le site benoitmelancon.quebec, sur ce blogue, sur divers sites de l’Université de Montréal, sur le site de Radio-Canada, etc. On n’y trouve aucune erreur factuelle. C’est évidemment incomplet, mais tout à fait utile et moins délirant que la version gratuite. Ceci pose un vrai problème : comment expliquer de telles différences entre les deux versions ?

Autopromotion 737

Chaussettes, détail

En 2014, l’Oreille tendue collaborait à la conception du questionnaire «Culture générale» du quotidien montréalais la Presse+. Elle a raconté une partie de l’expérience ici.

Ce matin, autour de 9 h, elle sera au micro de Pénélope McQuade, à l’émission radiophonique Pénélope (Radio-Canada), pour parler encore une fois de cette «culture générale».

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.