Le Québec d’à côté

L’Oreille tendue est donc allée en vacances. La semaine dernière, elle en faisait le récit (côté pile, face b). Ce n’était pas précisé, mais qui connaît le Québec aura probablement reconnu la région des Cantons-de-l’Est.

À quelques reprises, par le mélange des langues comme par le décor, l’Oreille se serait crue dans l’excellent Dixie de William S. Messier (2013), mais jamais autant qu’au Château Acropole de Coaticook, quand, lisant attentivement son napperon, elle a découvert que, sous les auspices de la Société d’agriculture du comté de Stanstead et de la Société d’horticulture du comté de Standstead, se tiendrait, du 21 au 24 août 2014, l’Exposition Ayer’s Cliff Fair («Since / depuis 1845»). Indécrottable montréalaise, elle a alors entraperçu un monde qui lui est parfaitement étranger. «Where the city meets the country — Où la ville rencontre la campagne», disait la publicité. Ni «meets» ni «rencontre» ne sont des verbes assez forts.

S’être rendue à l’Exposition, l’Oreille, qui n’en a pas eu l’occasion, aurait pu assister à la «Course du cochon graissé», au «Concours de berger et bergère», à la «Parade de chevaux et dindes par le 4H de Hatley au bénéfice de la Fondation Rêves d’enfants» ou au «Tire [sic] de camion». Surtout, elle aurait pu parfaire sa connaissance du monde équestre.

Les courses de chevaux constituaient le gros du menu de l’Exposition, pour toutes sortes de bêtes (chevaux légers, chevaux de trait, poneys, Clydesdales) et pour toutes sortes d’attelages (selle anglaise, selle western, voiture, voiture à deux roues, «en flèche», «en arbalète»), en combinaisons diverses (un cheval, deux chevaux, «trioka» [sic ?], quatre chevaux, six chevaux).

Les catégories d’âge n’étaient pas moins détaillées : «enfants de moins de 8 ans», «une fille ou un garçon de moins de 12 ans», «une fille ou un garçon entre 13 et 17 ans». Il y avait des activités pour les «dames» (marquées comme telles), d’autres pour les hommes (le reste, suppose-t-on).

L’activité de 10 h 30 le samedi matin a toutefois troublé l’Oreille : «Paire de chevaux de trait conduite par une femme (légère & lourde).» Elle a beau la prendre dans tous les sens, la parenthèse ne lui paraît pas de la toute première clarté.

N’allez pas croire : elle se serait sûrement amusée quand même.

P.-S. — Le 26 août, @Doctorakgo recommandait la bande annonce de Shenley, le recueil de poèmes d’Alexandre Dostie (Éditions de l’Écrou, 2014). Retweetant son message, @reneaudet y ajoutait le mot-clic «#tchénssâ». Il y a de ça, et de la foire agricole.

 

 

 

Référence

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Notes de périple II

Suite du récit entrepris hier.

Trame onomastique

Une ferme qui s’appelle Philmardo ? Vraiment ?

À Coaticook, Moment Factory a créé Foresta Lumina. La langue abénaquise rencontre l’anglais et le latin. (Dans un ordre d’idées différent : le «tableau» final de cette création était fabuleux.)

Foresta Lumina, Coaticook, Québec, août 2014

Trame lexicale

Devant telle affiche, l’Oreille perd les siens.

Repère ou repaire ? (Coaticook, Québec, août 2014)

Trame poétique

Poésie syndicale :

Le gouvernement a aucune ouverture
I va comme un bulldozure
(Yves Francœur, Radio-Canada, 21 août)

Poésie banlieusarde (le long de l’autoroute 10, juste à l’extérieur de Montréal, ces trois œuvres) :

4-5-0
Boulot
Apéro

Maison
Réunion
Sans
Juron

Prospère
Repaire
D’affaires

Trame sonore

Ah ! le calme de la campagne ! Pour résumer (au risque de quelques oublis) : hors-bord, tondeuse, tchén’ssâ, marteau, voisins, cloueuse et son compresseur, taille-bordures, rétrocaveuse, enfants («Ah ! J’ai du sable dans les fesses !»). La sainte paix, quoi.

Heureusement qu’il y avait France Culture et ses baladodiffusions, notamment celles de Place de la toile. S’agissant de cette émission, l’Oreille avait un considérable retard. Elle a découvert des livraisons fascinantes : sur le bitcoin, la photo («Nous sommes devenus des touristes du quotidien», André Gunthert), le règne des logiciels (avec Lev Manovich), la propriété intellectuelle, l’inexistence du virtuel, beaucoup d’autres.

Elle regrettera cette série aujourd’hui disparue. La cloueuse, moins.

Trame gastronomique

Pourquoi et quand le spaghetti dit «italien» des restaurants servant des «mets canadiens» du Québec est-il devenu immangeable ?

Trame architecturale

Comment reconnaître une maison construite récemment au Québec ? Par l’absence d’arbres autour d’elle. C’est tellement pratique pour passer la tondeuse.

Comment mesurer l’analphabétisme au Québec ? Par l’absence d’éclairage adéquat pour lire dans les maisons de location.

Trame historique

Entourée d’une partie de sa famille, l’Oreille s’est livrée, en phosphorescence, à une partie de minigolf dans une église reconvertie. Décor ? Entre autres époques, la médiévale.

Minigolf médiéval, Coaticook, Québec, août 2014

Notes de périple I

L’Oreille tendue s’est éloignée de son clavier quelques jours. Récit (comme on dit maintenant à Radio-Canada, au lieu de parler de reportage), en quelques trames.

Trame pronominale

En une heure, un quinquagénaire se fait tutoyer par une inconnue qui a quarante ans de moins que lui, puis se fait demander, par une serveuse de son âge, si «on» a choisi ce qu’«on» allait manger. Le Québec des pronoms personnels.

Trame périodique

L’Oreille n’a pas abandonné sa fréquentation des journaux pendant son séjour au vert.

Elle a donc pu croiser des «épicuriens passionnés» (le Devoir, 23-24 août 2014, p. D5) : deux fautes — erreur de sens, contradiction dans les termes — pour le prix d’une.

La langue de margarine lui a barbouillé les oreilles : «une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (la Presse+, 23 août 2014); «la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (la Presse+, 24 août 2014). Résolument

Elle a assisté en direct à un voyage (presque) sur mer (presque) autour du monde : «Maintenant que leur périple de deux parties sur la route est terminé, les Alouettes rentreront à Montréal […]» (la Presse+, 23 août 2014).

Et elle s’est souvenue que son grand-père aurait dit, comme chez Simenon, que quelque chose était écrit «sur le journal» (la Veuve Couderc, éd. 2003, p. 1163).

Trame météorologique

Après cinq ou six jours, il a pu arrêter de pleuvoir. Le lac était de niveau.

Trame signalétique

À côté d’un terrain de golf, ce panneau :

Panneau impossible à interpréter

 

Interrogation de l’Oreille sur Twitter : «Tout est interdit ?» Réponse, sous forme de question, d’@Hortensia68 : «Ou rien ?»

Trame bibliothéconomique

L’Oreille a été catastrophée par les déclarations du ministère de l’Éducation du Québec, Yves Bolduc, sur la situation dans les bibliothèques scolaires de la province, déclarations rapportées par le journal le Devoir le 22 août :

L’achat de livres dans les bibliothèques n’est donc pas essentiel pour le ministre de l’Éducation ? «Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques]», affirme le ministre Bolduc, en ajoutant que les commissions scolaires n’ajouteront seulement pas de livres dans leur collection et achèteront moins de nouveautés littéraires ces prochaines années. «J’aime mieux qu’elles achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées. […] Va dans les écoles, des livres, il y en a, et en passant, les livres ont été achetés l’an passé, il y a 2 ans, ou 20 ans

Elle s’est néanmoins réjouie en voyant les médias sociaux se payer la tête du ministre et en se rappelant qu’une catégorie du blogue Mots et maux de la politique d’Antoine Robitaille rassemble les bolducries.

Pour le dire, synthétiquement, comme Claude Quenneville (@cqlr) :

Moins de livres pour les bibliothèques. Les jeunes vont parler le même français que le ministre Bolduc.

Trame nautique

À vue de nez : porter une veste de flottaison, sur un bateau à moteur, ça ne se fait juste pas; en revanche, en kayak, cela va de soi.

À suivre…

 

Référence

Simenon, la Veuve Couderc, dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1043-1169 et 1458-1471. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition  originale : 1942.

Je me souviens…

…que mon grand-père disait slices pour sandwichs. (Et pourtant je parle encore français.)

…que la fille d’une de mes amies parisiennes a maîtrisé le subjonctif avant d’être propre. (Et cette amie racontait cela non sans fierté.)

…que mon professeur de latin, au secondaire, nous a plusieurs fois expliqué le cas de bedon (comme dans oubedon : ou bien).

…qu’une jeune Française déplorait devant moi la faiblesse du français québécois, dans une phrase où elle utilisait lequel que.

…qu’un Américain, débarqué en France pour y parfaire son français, est entré dans un restaurant, qu’il a demandé du bacon en prononçant le mot à la française (bakon et pas békeune) et qu’on a ri de lui. (Et il n’a pas mangé pendant deux jours.)

…que j’ai longtemps prononcé Salaberry à l’anglaise. (Et qu’un de mes potes parlait des Éditions Albinne Mitchel.)

…qu’à Bangkok j’ai découvert ce qu’était véritablement le dépaysement linguistique. (Je ne comprenais rien du tout.)

…qu’il m’est déjà arrivé d’utiliser, en exposé universitaire, ça l’a. (Je n’ai plus recommencé.)

Religion et onomastique du 450

L’Oreille tendue ne veut pas se vanter, mais il lui arrive de quitter son île et de s’aventurer dans le 450. Pas plus tard que l’autre jour, elle s’est ainsi retrouvée dans une église de la Couronne nord pour y assister à un baptême. (Ce serait trop long de vous expliquer.)

Elle en tire deux remarques (il faut bien que le 450 serve à quelque chose).

Satan, si l’Oreille en croit le diacre-clown qui officiait (le mot est fort), existerait. Il faudrait en effet y renoncer publiquement. (Dans un autre baptême, tenu il y a cinq lustres, un prêtre a demandé à l’Oreille de renoncer à Satan «et à ses pompes». Il attend toujours sa réponse.) Y a-t-il d’autres moments dans la liturgie où il est question aujourd’hui de Satan ? L’Oreille s’interroge.

Comme il fallait bien s’occuper, elle en a profité pour lire le Semainier paroissial. Quelle belle mine onomastique ! Une brève étude de cet édifiant document révèle que la lettre a est de toutes la plus populaire dans l’immédiate banlieue francophone montréalaise, tant chez les garçons (deux Noah, Mikaël, Dilan, Mattéo, Malik, Xavier) que chez les filles (Camille, Alessia, Koralie, Julianna, deux Léa, Charlie, Rosalie, Annabella, Camélia, Jade, Adèle). En matière de consonnes, on les aime dures, c ou k (Camille, Mikaël, Koralie, Kyle, Loïc, Camélia, Malik). Les noms avec trait d’union sont rares (une seule occurrence : Emma-Rose), ce qui ne veut pas dire que les noms composés le soient (Mélyanne; parmi les parents, une Alexianne). Le prénom favori de l’Oreille ? Makayla : trois a, un k.

C’est une fille.

P.-S. — À côté de ces petits noms fleuris, il y avait aussi une Florence, un Olivier, une Émilie. Cela détonnait.

 

[Complément du 14 janvier 2016]

Qu’aurait pensé Diderot de cette vague onomastique, lui qui écrivait à Grimm, le 6 novembre 1769, qu’«on abaisse l’âme de ses enfants en leur donnant des noms bas et saugrenus» ?

 

Référence

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.