Les jambes en italique

Victor R. a cinquante-quatre ans, il est presque sourd, il vit avec sa vieille mère, il aime les trains (miniatures ou pas). Il sera bientôt à la retraite. Son gagne-pain ? «Je travaille de nuit comme correcteur de presse dans un grand journal régional.» Sa responsabilité ? Les carnets : naissances, morts, anniversaires, communions, mariages, etc.

Victor n’a pas toujours été correcteur. En fait, il l’est devenu involontairement, à la suite d’une mutation technologique. Le travail pour lequel il avait été formé — linotypiste — n’existe plus et il doit se requalifier. Du plomb dans le cassetin se présente d’abord comme le récit, par petites touches, de la vie de Victor : sa jeunesse, sa formation, ses relations (surtout mauvaises) avec ses compagnons de travail, sa passion des locomotives. L’amour du métier est palpable : «Moi, ce qui m’énerve le plus maintenant avec la photocomposition, c’est les espaces»; «je regrette […] ces belles machines bruyantes et compliquées». Crayon à la main, dans un grand cahier, il raconte, même si ce n’est pas son truc : «Je suis pas écrivain moi, je suis typographe.» Par la suite, cela dérape; quelqu’un pète les plombs. (L’Oreille tendue n’en dira pas plus; il faut y aller voir.)

Tout au long des pages de son roman, Jean Bernard-Maugiron fait entendre l’argot des typographes, depuis le «cassetin» du titre («ce mot désigne le bureau des correcteurs, et plus généralement un service de correction dans la presse ou l’édition») jusqu’aux effets de l’ivresse («on avait tous les jambes en italique»). Ce n’est pas la seule raison de le lire.

P.-S. — Correcteur, tu le sais : cette entrée est la 400e de ce blogue, pas la 400ième.

 

Référence

Bernard-Maugiron, Jean, Du plomb dans le cassetin. Roman, Paris, Buchet/Chastel, 2010, 106 p.

Tu vis une époque formidable

Les journaux gratuits distribués dans le métro de Montréal ont causé un problème écologique dès le début de leur distribution : que faire de ce papier quotidiennement abandonné sur place ? Il fallait, et il faut toujours, assurer son recyclage. On a donc installé des bacs à cette fin.

Il restait cependant, et il reste toujours, à inciter les voyageurs à s’en servir. D’où l’injonction suivante :

Recyclage dans le métro de Montréal

Ce «Bac moi !» mérite une seconde d’attention.

S’il est vrai que les bacs accueillent toute sorte de choses — des canettes, par exemple, sur cette photo —, c’est bien au journal qu’ils tendent leur bouche gourmande : le point d’exclamation final est fait d’un numéro du journal et, sous l’injonction, on trouve le slogan «Métro. Le plus branché sur le monde.»

En bonne grammaire, un trait d’union entre «Bac» et «moi» aurait été bienvenu, mais voilà surtout un journal qui se met en scène («moi») et qui tutoie ses lecteurs. Cela s’explique en partie parce que nous sommes au Québec, où le tutoiement connaît peu de limites. Cela s’explique peut-être aussi par des raisons orthographiques. Que «Bac» soit considéré comme un verbe, sur ce plan-là, est déjà fort étonnant. Imaginons cependant que les concepteurs de ce message aient voulu utiliser la deuxième personne du pluriel, qu’auraient-ils écrit, attendu que «Bacez moi» n’aurait pas été compréhensible ? «Bacquez moi !» ? «Backez moi !»

Les métropolitains ont au moins échappé à cela.

À ne pas oublier

Quoi qu’en pensent le Figaro et la Presse (2 septembre 2010, p. A16), quand une célébrité publie le récit de sa vie, elle ne publie pas une œuvre dont le genre serait le féminin, de belles mémoires. Cette célébrité publie de gros mémoires, au masculin.

Mieux encore, en bonne typographie, le mot prend toujours la majuscule : des Mémoires spitants.

Bref, les mémoires de Tony Blair ne sont pas barbantes / passionnantes. Ses Mémoires sont barbants / passionnants.

Tout se perd.

 

[Complément du 31 août 2011]

L’Oreille tendue, le 31 août 2011, a fait paraître un texte sur l’ex-joueur de hockey Jean Béliveau dans le quotidien le Devoir (p. A7). Imaginez combien elle fut marrie de découvrir qu’un correcteur, pensant bien faire, avait enlevé la majuscule qu’elle avait mise à «Mémoires». Elle ne s’en remettra peut-être pas.

 

[Complément du 14 mai 2015]

Merci, @MondedesLivres, pour ce tweet :

Tabarnac ? Tabarnac !

Application Tabarnac !, écran d’accueil

L’Oreille tendue aime beaucoup sacrer, et sacrer beaucoup. Elle se targue d’un répertoire étendu de jurons, dans lequel tabarnac/k et ses variantes occupent la place d’honneur.

L’Oreille tendue aime les dictionnaires, en papier et en numérique, de toutes les variétés de français.

L’Oreille tendue aime Apple, ses ordinateurs, ses iPods, ses iPhones, son iPad.

Elle ne pouvait donc qu’être attirée par Tabarnac !, le dictionnaire numérique français du Québec / français hexagonal disponible sur l’App Store. (Selon la fenêtre où on se trouve, on voit aussi Tabarnac, sans point d’exclamation.)

Déceptions.

Déception typographique. Chaque apostrophe est précédée d’une espace : «d’accord» devient «d ’accord».

Déception graphique. Certaines définitions débordent du cadre de l’écran du iPhone et sont illisibles.

Déception orthographique. Le pluriel demande le s dans «ses responsabilité». En revanche, ce s ne devrait pas apparaître dans «sois-même» ou dans «sacrer son camps». L’«air d’aller» est une «erre». Il est le plus souvent préférable de «prendre le mors aux dents», plutôt que «le mort».

Déception de la nomenclature, enfin et surtout. Elle compte environ 240 mots; ce n’est pas beaucoup. C’est encore moins quand on s’aperçoit qu’il y a quatre entrées au mot gras, mais pour une seule définition, et que les mots commençant par c et par j apparaissent à leur place dans l’ordre alphabétique, puis de nouveau après la lettre z. Il faut de l’imagination pour découvrir que l’entrée «Sulption» renvoie à l’expression «sul ’piton» et «Wague», à «waque» (cri). À «charge», on lit «combien tu prend» (sans s) à côté d’une fleur de lys, et «combien tu prend» (toujours sans s) à côté d’un drapeau de la France, alors que ce devrait être l’inverse. Il vaut mieux ne pas confondre «crouser» («faire la cour») et «creuser» une fille (parfois appelée «chicks», au pluriel, même s’il n’y en a qu’une, parfois «chique», ce qui est plus dur à avaler). «Mornifle» et «couper les cheveux en quatre», pour prendre deux exemples au hasard, sont au Petit Robert; pourquoi les mettre ici ? Le logiciel s’appelle Tabarnac !, mais la nomenclature préfère Tabernac. Enfin, l’Oreille avoue avoir ignoré jusqu’à ce jour qu’un «coupe crotte» était un string, que «câler l’orignal» supposait un vomissement et qu’avoir «ses embacles [sans accent circonflexe] de lady» signifiait «avoir ses règles».

La définition de crouser dans l’application Tabarnac !

Trois remarques pour conclure.

On peut voter pour chaque définition, entre «C’est l’fun !» et «C’est plate !». C’est une catégorie de trop.

L’équipe qui revoit les logiciels soumis au App Store a retardé le lancement de Tabarnac ! Pas assez.

C’est bien ce qui s’appelle «Butcher son travail» (que l’on doit prononcer «Botcher», ce que ne dit pas le logiciel), soit «Faire un travail avec négligence». Tabarnac ! coûte 0,99 $. Ça ne les vaut pas.

P.-S. — L’Oreille tendue a assisté hier à la conférence d’Artiom Koulakov sur les jurons québécois qui précédait la pièce Sauce brune de Simon Boudreault à l’Espace libre et elle a suivi les conseils placardés sur les murs : elle a acheté «Le tabarnak de livre», le texte de la pièce. (Ce qu’elle a pensé de tout ça ? Ce sera pour demain.)

Une belle parenthèse et un beau point d’interrogation

Henri Calet, l’Italie à la paresseuse, 1950, couverture

Peu après la Deuxième Guerre mondiale, le narrateur de l’Italie à la paresseuse reçoit un télégramme : «Un ami de Rome me demandait de rallier Padoue de toute urgence pour représenter la presse française à un congrès du “gaz combustible”» (p. 19). Ce «faux journaliste» — il ne sait rien de ce «gaz combustible», qui se révélera être le méthane — accepte néanmoins la proposition, et il en profite pour devenir un «faux touriste» (p. 92).

Le voyage demande quelques préparatifs, ce qui oblige le narrateur à quitter son voisinage habituel, en l’occurrence le XIVe arrondissement de Paris : «Mes occupations (?) me conduisent rarement sur les Grands Boulevards» (p. 26).

Cette parenthèse et ce point d’interrogation disent tout le rapport au monde d’Henri Calet. Ils ravissent l’Oreille tendue.

 

Référence

Calet, Henri, l’Italie à la paresseuse. Journal de voyage, Paris, Le Dilettante, 1990, 189 p. Édition originale : 1950.