À employer avec modération

«Duceppe en pèlerinage au Canada-anglais», écrit le Devoir (1er avril 2010, p. A2). Non : «au Canada anglais» (même si ça fait moins monolithique).

«Un Mariage Traditionnel-Grec», annonce la Communauté hellénique de Montréal. Non : pas de majuscules, pas de trait d’union.

Place des arts, Montréal, mai 2010, publicité

(Pendant que nous y sommes.) «Radio tiret Canada point ca», recommande-t-on sur les ondes de la radio d’État. Non : il ne faut pas confondre le tiret (—) et le trait d’union (-). On met «abusivement» l’un pour l’autre, dit le Petit Robert, qui pèse ses mots. L’Oreille tendue serait beaucoup plus sévère.

Nul(s)

Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, 2009, couverture

Il nous arrive tous, un jour ou l’autre, pour ceci ou pour cela, d’être nul. Nous avons alors besoin d’aide. D’où une série de livres réputés nous dépanner.

L’Oreille tendue, quand elle a voulu se refaire une beauté, a ainsi eu recours, avec profit, à WordPress pour les nuls, de Lisa Sabin-Wilson.

Pour qui se croirait nul en matière de langue française parlée au Québec, il existe désormais un «guide de conversation» qui permet de partir «à la découverte d’une langue attachante», le Parler québécois pour les nuls (2009). Les auteures, Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin, «sont québécoises et travaillent dans le domaine de la communication et de la rédaction» (4e de couverture). L’Oreille tendue leur a rendu visite.

On fait de véritables découvertes chez elles. Le mot babines (lèvres) «est apparu dans le parler québécois au XVe siècle» (p. 128). Ce n’est pourtant pas le mot le plus ancien : bajoues («Les belles joues rondes d’un enfant»), lui, date, «dans le langage québécois», du XIVe siècle (p. 130). Les médiévistes québécois se réjouiront d’avoir un nouvel objet d’étude.

Les auteures, non contentes de dater les mots et d’indiquer leur sens, n’hésitent pas à en proposer l’étymologie. Selon le Petit Robert (édition numérique de 2007), l’histoire d’itou serait la suivante : «début XVIIe; altération dialectale de l’ancien français et atot, et otot, atot, encore XVIe à tout, atout “avec”». Que nenni, rétorquent les auteures du Parler québécois pour les nuls : «Dérivé de l’anglais me too, qui signifie “moi aussi”» (p. 68). Il est vrai que cette seconde hypothèse est plus simple que la première, inutilement historique.

Datation, définition, étymologie; ajoutons à cela un peu de phonétique empirique. Bomme peur (bumper, pare-chocs), mofleur (muffler, silencieux) et taï-eur de spère (tire de spare, roue de secours) sont jolis (p. 170-171). On se demande cependant, pour s’en tenir aux mots venus de l’anglais, pourquoi on n’a pas jugé utile de donner la prononciation supposée de sizer quelqu’un (juger, jauger, p. 79), de butcher (effectuer un travail de manière négligente, p. 185) ou de muffer (échouer, ne pas réussir, p. 190). Il est bien vrai que «la façon d’exprimer ses émotions au Québec» est souvent «tintée» d’anglicismes (p. 44).

Dans le même ordre d’idées, le lecteur pinailleur pourra se demander pourquoi il faut dire ça ne vaut pas cinq cents (ça ne vaut rien, p. 146), mais être proche de ses cennes (être avare, p. 147) et ne pas avoir une cenne (être pauvre, p. 149). Mystère.

Chacun le sait : la langue est chose subtile. Tout passe parfois par une seule lettre. Barguigner a une lettre de trop dans la francophonie; au Québec, barguiner est plus vif (p. 143) — et mérite son entrée au dictionnaire. Pour qui risquerait de se tromper, on précise que dans la Belle Province on dit faire du ch’val et non faire du cheval (monter à cheval, p. 209); cela évitera bien des confusions. Le lecteur choisira entre schnoutte (p. 80) et chnoutte (p. 146); le livre ne tranche pas.

Certaine distinction est plus subtile encore. Si, en 2001, dans le Village québécois d’aujourd’hui (p. 123), et, en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané (p. 204), le side-line était défini comme un «Revenu périprofessionnel», sans trait d’union, il est devenu, en 2009, dans l’ouvrage de Gazaille et Guévin, un «Revenu péri-professionnel» (p. 191), avec trait d’union.

Le Parler québécois pour les nuls est plein de choses inattendues sur le plan linguistique; ce n’est pas moins vrai sociologiquement. Le projet des auteures est en effet pédagogique : «Grâce à de nombreux encadrés, vous vous familiariserez avec la culture locale» (4e de couverture), son climat, ses routes, ses sports, sa cuisine (poutine et pâté chinois), le nombre de ses bises (deux). Le classement des mots et expressions est «thématique» (à défaut de meilleur terme). Deux exemples instructifs suffiront.

On ne prescrit pas la prononciation de mouver, mais on donne le sens du mot (déménager), en plus de fournir un exemple : «Le mois prochain Louise va mouver avec son chum dans un joli 41/2 de la rue Richard» (p. 162). Il existe donc au Québec des espaces d’habitation appelés «41/2».

Que font les Québécois pendant le temps des sucres, au printemps ? «Comme Pâques est à ce même moment de l’année, [ils] célèbrent souvent cette fête religieuse à la cabane à sucre» (p. 205). Voilà pourquoi Montréal était une ville déserte il y a dix jours. Tout s’explique.

On ne se lasse pas de citer pareil ouvrage. Malheureusement, il faut s’y résigner.

P.-S. — Encore un coup, allez ! On élargira son savoir en étudiant l’étymologie de zigonner (perdre son temps, p. 73), de bobettes (sous-vêtement, p. 131) et de gougounes (sandales légères de plage, p. 136), en contrastant le chien qui jappe et celui qui aboie (p. 210), en découvrant le court-circuit à la balle molle (p. 202) ou en s’interrogeant sur les expressions goaler un projet (effectuer un travail de manière efficace, p. 187) ou faire de la boulechitte (produire un travail de piètre qualité, p. 196).

 

Références

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.

Melançon, Benoît et Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui. Glossaire, Montréal, Fides, 2001, 147 p.

Melançon, Benoît, avec la collaboration de Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Sabin-Wilson, Lisa, WordPress pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xxi/477 p. Traduction de Stéphane Bontemps et Denis Duplan.

Benoît Melançon, avec la collaboration de Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Du bon usage de l’italique

Annie Ernaux, la Place, éd. 1984, couverture

Il arrive souvent aux romanciers contemporains, pour ne prendre qu’eux, de marquer un langage, ou un niveau de langage, qui n’est pas le leur en mettant les mots de ce langage ou de ce niveau de langage en italique dans leur texte. Leurs motivations pour ainsi marquer leurs distances sont diverses.

Dans la Place (1983), Annie Ernaux a un usage particulièrement complexe de cet attribut typographique. Parfois, il sert à indiquer qu’un mot relève du patois (p. 28). Le plus souvent, il remplace la citation directe, généralement notée entre guillemets, pour donner aux propos rapportés une permanence plus grande. Cela est souvent lié à des sociolectes particuliers, à des niveaux de langage qui marquent l’appartenance de classe.

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim […], on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-les-jours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain (p. 56).

Chez Marie Darrieussecq, dans Truismes (1996), la répartition n’est pas moins complexe. D’un côté, la citation généralisable : «Je savais que la cliente n’avait jamais eu d’enfant, un client m’avait dit qu’elle était lesbienne, que c’était l’évidence même» (p. 22). De l’autre, le marquage d’un type de langage dont on pourrait dire qu’il est le langage autorisé, une sorte de prêt-à-parler idéologiquement déterminé (sans qu’il soit besoin de dire par quelle idéologie) : «Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie» (p. 82-83). Le langage de la pub, enfin : «J’étais toujours aussi fatiguée, ma tête était toujours aussi embrouillée, et le gel micro-cellulaire spécial épiderme sensible contre les capitons disgracieux de chez Yerling ne semblait même pas vouloir pénétrer» (p. 46). Entre la deuxième et la troisième catégorie, il est souvent difficile de faire la part des choses, comme sur tel panneau politique : «Edgar quelque chose, pour un monde plus sain» (p. 64).

(Le Michel Houellebecq des Particules élémentaires, en 1998, fait pareil, à longueur de page; voir, par exemple, p. 69-72.)

Dans un registre différent, le polar, Diane Vincent emploie l’italique pour souligner l’utilisation des mots de la langue populaire :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope (p. 174).

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique; ils viendraient de la langue populaire. Dope, en revanche, non. Problème, cependant, quelques lignes plus bas : «Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote» (p. 175). Pourquoi shooter — ici entendu au sens de parler tout de suite — n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique ?

C’est bien le signe qu’il est difficile de départager, en matière de langue, ce qui est à soi et ce qui est aux autres.

 

Références

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L, coll. «Folio», 3065, 1998, 148 p. Édition originale : 1996.

Ernaux, Annie, la Place, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1722, 1994, 113 p. Édition originale : 1983.

Houellebecq, Michel, les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998, 393 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Raggamuffin linguistique

Mad’MoiZèle GIRAF, Peindre la GIRAF, 2009, pochette

Mad’MoiZèle GIRAF (majuscules certifiées d’origine) est un duo qui,  si l’on en croit son site Web, pratique le «raggamuffin en québécois». (Raggamuffin ? Selon Wikipédia, il s’agit d’un «genre musical issu du mouvement dancehall reggae et apparu en Jamaïque à la fin des années 1980, caractérisé par une diction répétitive».)

Sa pièce «Montréal stylé» (2009) est une ode à Montréal et à la multiplicité de ses langues.

C’qui fait le charme de ma ville
Ce n’est pas difficile à déc’ler
Moi c’qui me plaît avant tout
C’est surtout sa diversité
Ici on entend parler l’anglais
On entend le mandarin
On entend le portugais
Et ben sûr l’accent italien
On entend les notes de l’arabe créole espagnol à la même table
Et moi j’m’exprime en patois
Le français d’venu québécois

On pourra contester l’interprétation linguistique du duo — le québécois n’existe pas, la langue parlée au Québec n’est pas un patois —, mais on ne saurait lui reprocher son absence de rythme.

P.-S. — «Stylé» doit être prononcé à l’anglaise.

 

Référence

Mad’MoiZèle GIRAF, «Montréal stylé», dans Peindre la GIRAF, High Life Music, 2009.

Charme désuet

La langue contemporaine est marquée par une euphémisation généralisée. Que l’on parle de rectitude politique (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française), de néobienséance langagière (Jean-Claude Boulanger, Monique Cormier et Catherine Ouimet) ou de langue de coton (François-Bernard Huyghe) — et l’Oreille tendue en passe —, il s’agit toujours de la même chose : masquer la réalité, supposée trop douloureuse.

Ainsi des pauvres, ces représentants d’une catégorie socioéconomique que l’on essaie de faire disparaître derrière des expressions plus délicates.

Exception : l’organisme de charité montréalais Les petits frères des Pauvres (avec la majuscule). Comment se définit-il ? «La famille des personnes âgées seules.» Quelles personnes cet organisme veut-il aider ? «Nos Vieux Amis.» Les choses sont dites.

On se réjouit d’avoir échappé à des dénominations comme Les petits frères et les petites sœurs des démunis. La famille des aînés et des aînées ou Les petits frères et les petites sœurs des prestataires de la sécurité du revenu. La famille des hommes et des femmes de l’âge d’or.

 

Références

Boulanger, Jean-Claude, «Un épisode des contacts de langues : la néobienséance langagière et le néodiscours lexicographique», dans Marie-Rose Simoni-Aurembou (édit.), Français du Canada – Français de France. Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 au 7 juin 1997, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, coll. «Canadiana Romanica», 13, 2000, p. 307-324.

Cormier, Monique C., Catherine Ouimet et Jean-Claude Boulanger, «À propos de la néobienséance dans les dictionnaires scolaires», dans Jean Pruvost (édit.), les Dictionnaires de langue française. Dictionnaires d’apprentissage, dictionnaires spécialisés de la langue, dictionnaires de spécialité, Paris, Honoré Champion, coll. «Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique», 4, 2001, p. 139-168.

Huyghe, François-Bernard, la Langue de coton, Paris, Robert Laffont, 1991, 186 p.