Conjugaison autogénéalogique

Lisant un article de Jean Morency (2006) sur les tensions entre «l’Acadie territoriale» et l’«Acadie généalogique», dite aussi «Acadie diasporale», l’Oreille tendue tombe (p. 504) sur ce passage d’un roman de Jean Babineau intitulé Gîte (1998) :

Dimanche dernier, on a été à Melanson Settlement pour les Retrouvailles des Melanson. Là, on a chanté l’Hymne des Melanson : Je me melansonne, Tu te melansonnes / Il/Elle se melansonne / Nous nous melansonnons / Vous vous melansonnez / Ils/Elles se melansonnent (p. 36).

À une cédille près, cet «hymne» aurait pu être celui de l’Oreille.

 

Références

Babineau, Jean, Gîte, Moncton, Perce-Neige, coll. «Prose», 1998, 124 p.

Morency, Jean, «Perdus dans l’espace-temps : figures spatio-temporelles et inconscient diasporal dans les romans de France Daigle, Jean Babineau, Daniel Poliquin et Nicolas Dickner», dans Martin Pâquet et Stéphane Savard (édit.), Balises et références. Acadies, francophonies, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, coll. «Culture française d’Amérique», 2006, p. 487-509.

Euphémisme sacré

Alecka, 2011, pochette

D’une part, l’existence — peu documentée, il est vrai — d’un courant musical québécois appelé l’arab’n’roll.

De l’autre, la tendance, aussi québécoise, à euphémiser les jurons, comme si le fait de masquer, sans la masquer vraiment, l’origine religieuse de ces jurons en atténuait la portée sacrilège. Au lieu de hostie, hostin. Au lieu de crisse, clisse. Au lieu de tabarnak, tabarnanne.

La fusion des deux chez Alecka, chanteuse québécoise de père chicoutimien et de mère libanaise, qui fait rimer «Choukran» («Merci») avec «Tabarnanne».

Cela ne devrait pas étonner :

Mon teint olive
Mon accent québécois
J’ai l’regard de ma mère
Mais les sacres de mon père
C’est sûr se côtoient
Et festoient en moi

 

[Complément du 4 novembre 2011]

L’euphémisme peut aller encore plus loin, tabarnak ou tabarnanne pouvant être ramenés à ta. Exemple tiré de Twitter, chez @cvoyerleger : «Écoute Catherine Major à @plusonlit pis c’est beau en TA…»

 

Référence

Alecka, «Choukran», Alecka, 2011, étiquette Spectra musique

La différence du même

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue disait un mot du rapport au temps d’une chic école privée de son quartier (c’est ici).

Ces jours-ci, cette Académie centennale / Centennial Academy organise des Portes ouvertes. Sa publicité ?

Académie centennale / Centennial Academy, bannière publicitaire, 2011

Rendre «Great teaching matters» par «l’enseignement à son meilleur» ? Oui.

Rendre «Great minds think differently» par «Les grands esprits se rencontrent» ? Le promeneur s’y attend moins. En français, on se rapproche; en anglais, on s’éloigne.

Paradoxes d’une ville bilingue, quoi qu’on en dise : Montréal.

Modeste contribution à l’histoire du juron au Québec

Il était question ici, l’autre jour, de la première œuvre littéraire québécoise contenant le juron hostie. Il s’agirait du Cassé, de Jacques Renaud, publié en 1964.

L’Oreille tendue n’a mené aucune recherche visant à dater la première occurrence écrite de son sacre favori, tabarnak, mais le hasard d’une de ses lectures récentes la pousse aujourd’hui à contribuer modestement à l’histoire des gros mots au Québec.

Cela se trouve à la p. 68 de Tintin et le Québec (2010) de Tristan Demers. Le 7 avril 1965, le «tintinophile avoué» Réginald Martel, dans le cadre de l’émission Partage du jour de la radio de Radio-Canada, interviewe Hergé.

Lorsque Martel rappelle à Hergé la présence d’un «Tabarnak» dans une histoire d’un récent numéro du Journal Tintin, Hergé corrige aussitôt l’animateur avec gentillesse. Ce juron ne provient pas d’une histoire de Tintin, mais plutôt de la plume d’Albert Weinberg, l’auteur de Dan Cooper, qui aime utiliser des expressions typiques du lieu où l’histoire se déroule. Hergé s’empresse d’ajouter qu’il n’est pas venu pour se familariser avec notre vocabulaire religieux, mais pour bien d’autres choses…

On ne la fait pas à ce spécialiste du Haddock qu’est son géniteur. Le juron, ça le connaît.

Pareil emploi linguistique n’est certes pas courant à l’époque. Par exemple, dans la série de bandes dessinées Séraphin illustré, textes de Claude-Henri Grignon, dessins d’Albert Chartier, publiées par le Bulletin des agriculteurs de 1951 à 1970, on est bien plus réservé. Qu’y trouve-t-on en matière de jurons, si tant est que l’on puisse parler de jurons ? «Bouleau noir», «Viande à chiens» (au pluriel), «Beau bateau», «My Lord» ou «Arc-en-ciel». Un seul tabarnak vaut mieux que tout cela.

P.-S. — Tabarnak, dans une bande dessinée destinée à la jeunesse en 1965 au Québec ? L’Oreille rêve de voir cela de ses propres yeux.

P.-P.-S. — On peut (ré)entendre l’entretien de 1965 ici.

 

[Complément du 7 avril 2015]

Grâce à l’érudition d’un de ses lecteurs — grand merci à lui —, l’Oreille peut préciser les choses.

Le mot n’était pas tabarnak, mais tabernacle. Il est prononcé par Lafleur, le coéquipier de Dan Cooper, dans un épisode de ses aventures intitulé l’Escadrille des jaguars, bande dessinée prépubliée dans les numéros 22 (1961) à 1 (1962) du journal Tintin, vraisemblablement dans le numéro 36, du 5 septembre 1961 (couverture ici). Le dessin est d’Albert Weinberg, sur un scénario, anonyme, de Jean-Michel Charlier.

La réplique complète de Lafleur, personnage d’origine canadienne-française, est «Tabernacle ! Si je tenais ce lâche !» À l’origine, le mot tabernacle était accompagné d’une note : «Juron familier canadien.» À la suite de plaintes de parents courroucés, le journal a présenté ses excuses et les éditions de l’Escadrille des jaguars en album ont remplacé tabernacle par tonnerre. La case contenant la note a été conservée, mais pas son contenu.

Une case de l’Escadrille des jaguars (publication en album)

On trouve des allusions à cette étonnante présence d’un juron québécois dans la bande dessinée pour la jeunesse francophone sur bande-dessinee.org en 2004 et sur bdoubliees.com le 13 novembre 2013.

 

[Complément du 12 mai 2015]

Une case de l’Escadrille des jaguars (publication en album)

On trouve cette numérisation de la case originale sur http://bdoubliees.com/questions.html (référence R1429).

 

Références

Algoud, Albert, le Haddock illustré. L’intégrale des jurons du capitaine Haddock, Bruxelles, Casterman, 2004, 93 p. Ill. Édition revue et corrigée. Édition originale : 1991.

Demers, Tristan, Tintin et le Québec. Hergé au cœur de la Révolution tranquille, Montréal, Hurtubise HMH, 2010, 159 p. Ill. Une idée originale de Christian Proulx.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Vraiment ?

L’Oreille tendue n’hésite pas à avoir recours au Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Elle y trouve généralement des réponses précises à ses questions. Elle n’est pas toujours d’accord avec ces réponses, mais, au moins, les choses sont claires.

Puis, un jour, des sources conjugales proches attirent son attention sur la définition suivante :

Se dit des emballages munis d’un trou ou d’une fente permettant de suspendre les articles aux broches d’un panneau de présentation.

Quel est le mot ainsi défini, dont le «quasi-synonyme» serait «brochable» et qui vient de «l’anglais pegboard désignant le panneau de présentation permettant l’accrochage des objets» ? Pegboardable.

Subitement, l’Oreille a une petite crainte. Pegboardable ? Vraiment ?

P.-S. — Pendant que nous y sommes : ça se prononce comment ?

 

[Complément du 14 juillet 2014]

La question se pose maintenant en France, écrit Loïc Depecker en 2013 : «Cet exercice d’adaptation du français n’est pas sans risque. Ainsi du terme peg-board, en cours de traduction : “présentoir garni de supports pour accrocher des articles”. La traduction proposée pour l’instant est celle de panneau d’accrochage. Soit. Mais comment traduire peg-boardable (“se dit des articles dont le conditionnement permet la présentation sur un panneau d’accrochage”). Faut-il préférer accrochable, panneautable, autre chose ? C’est là qu’on aperçoit les changements qui sont en cours dans le français d’aujourd’hui. Des termes apparaissent, qu’on n’aurait pas cru devoir être créés en français. Comment faire panneautable, si on n’a pas panneauter ? À moins que panneauter existe quelque part dans une entreprise ou dans l’esprit d’un grand penseur ! C’est là une autre affaire !» (p. 58).

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.