Chacun choisit ses batailles, celles qu’il aimerait gagner et celles qu’il est sûr de perdre. Parmi les batailles perdues d’avance de l’Oreille tendue, il y a celle du verbe quitter.
Pour des raisons obscures, probablement liées à l’inconscient linguistique des Québécois francophones, plus personne ne semble vouloir partir; quitter, employé absolument, le remplace un peu partout. Un seul exemple de ce barbarisme, entre mille : «“Je quitte à regret”», titrait le Devoir le 25 février 2006 (p. A25).
D’où un sentiment (bien temporaire) de satisfaction, hier, devant un commentaire d’usager lu à la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal. «Faute !» pouvait-on lire sur une affichette qui comportait les mots «quitter pour l’été».
Qu’une chose ou une autre puisse être ordinaire — moche, déplaisante, ennuyeuse —, cela, au Québec, va de soi. Il peut même arriver qu’une chose soit assez ordinaire, ce qui, malgré les apparences, est pire. C’est du moins ce que pense le défenseur François Beauchemin des Ducks d’Anaheim — c’est du hockey —, qui n’a pas reçu de proposition de contrat pour la prochaine saison des dirigeants de son équipe : «J’ai trouvé ça assez ordinaire de leur part» (la Presse, 21 mai 2009, cahier Sports, p. 2). Ni très ni peu : assez.
[Complément du 28 mars 2017]
Titre dans la section des sports de la Presse+ du jour : «Nathan Beaulieu. “J’ai été assez ordinaire…”»
[Complément du 13 septembre 2024]
Un autre adverbe : «Pour accéder au bloc opératoire, il faut traverser des couloirs ternes, remplis de matériel médical. “C’est vraiment ordinaire”, se désole la Dre Stéphanie Raymond-Carrier» (la Presse+, 13 septembre 2024).
Il y a toutes sortes de façons de dire oui au Québec. La compagnie Coke l’a bien compris. Sur les autobus de Montréal, on voit actuellement une publicité annonçant le Coke Zéro : «Tout le goût du Coca-Cola, zéro calorie.» Ce texte est suivi d’un astérisque, et l’astérisque introduit une note, qui tient en un mot : «sérieux». C’est un oui meilleur qu’un oui. Sérieux.
[Complément du 18 juin 2019]
Exemple essayistique, dans les Retranchées (2019) de Fanny Britt : «Sérieux, c’est de la pure bombe d’intelligence et de cœur» (p. 15 n. 3).
Exemples dialogués dans le même ouvrage : «Sérieux, j’ai un peu hâte qu’on arrête de valoriser autant la conscience […]» (p. 45); «Non mais sérieux, c’est tellement apaisant de faire la chose morale» (p. 45).
On le voit : au-delà de sa valeur affirmative (oui, c’est vrai), sérieux a surtout une valeur intensive (oui oui oui, je vous assure, c’est vrai).
Le Parti conservateur du Canada, dont le chef, Stephen Harper, dirige actuellement le pays, a récemment lancé des campagnes publicitaires contre le chef du Parti libéral, Michael Ignatieff, qui veut lui succéder. L’argument central est clair : on reproche à Ignatieff sa différence — et plus particulièrement sa différence linguistique.
Le texte de la publicité est limpide : «[Voix d’homme, accent neutre] Qui suis-je ? Le premier a quitté le Canada en 1969. Le deuxième appelle la Grande-Bretagne sa terre d’adoption et les États-Unis son pays. Le troisième dit qu’à part les panneaux routiers il n’y aucune différence entre le Minnesota et le Québec. Il s’agit de : Michael Ignatieff, Michael Ignatieff et Michael Ignatieff — qui se vante de parler le français “de France” [prononcé à l’anglaise], et non pas le québécois. Connaissez-vous vraiment cet homme ? [Voix de femme, accent anglo] Un message des Conservateurs.»
Qu’est-ce que ça veut dire «ne pas parler le québécois» ? (L’Oreille tendueje laisse de côté le fait qu’il n’existe aucune langue qui s’appelle le québécois; c’est un autre débat.) Essentiellement, une chose : parler avec un accent français, soit «parler le français “de France”».
Par cette attaque, les Conservateurs ont voulu jouer sur une vieille corde sensible des Québécois, la nature de leur langue, sa force et ses faiblesses, et, en dernière instance, sur le rapport difficile du Québec à la France. Il est vrai que la question linguistique est une des plus anciennes marottes québécoises. Dès les récits de voyage des XVIIe et XVIIIe siècles, il est sans cesse fait allusion à la langue parlée dans la colonie. À l’époque, on vante sa qualité, et particulièrement la prononciation des colons; depuis le début du XIXe siècle, comme l’a montré Jean-Denis Gendron, c’est le contraire (ce serait la cata).
Malgré l’importance historique des débats sur l’accent et la prononciation au Québec, les Conservateurs se sont trompés, et doublement.
Il n’est pas du tout sûr, d’une part, que les électeurs soient très sensibles, en matière de choix électoral, à cet aspect-là de la langue. C’est ce que semblent d’ailleurs révéler les premiers sondages sur l’efficacité, ou non, de ces publicités négatives. Selon Jean-Denis Bellavance, de la Presse, «Les pubs contre Ignatieff n’ont pas fait mouche» (7 juin 2009). On verra si l’avenir confirme ces premiers sondages.
D’autre part, il y a des choses bien plus intéressantes dans le français de Michael Ignatieff que son accent. Écoutez son discours du 4 juin à Montréal :
Contrairement à la langue de bois municipalo-provincialo-fédérale, il ne dit pas les Montréalais et les Montréalaises, les Québécois et les Québécoises, les Canadiens et les Canadiennes; il paraît avoir la bizarre conviction que les Canadiens, c’est assez clair et que ça suffit. Il est même capable de vouvoyer sa femme !
On peut déjà s’attendre à ce que les faiseurs d’images essaient de le faire changer — d’accent, de vocabulaire, de pronom personnel. Ce serait la pire stratégie. Michael Ignatieff ne semble pas avoir d’état d’âme à jouer la carte de l’indépendance d’esprit : il ne parle pas comme Sheila Copps, il lit des livres — pire, il en écrit —, il vouvoie sa femme. Pourquoi voudrait-il rentrer dans le rang ? Pour parler français comme Stephen Harper ?
(C’est ce que l’Oreille raconte, pour l’essentiel, dans un reportage de Janic Tremblay diffusé à l’émission Dimanche magazine le 14 juin 2009.)