Écrire pendant qu’il est temps

Normand Lalonde, Autoportrait aux yeux crevés, 2016, couverture

 

«Rassurez-vous. Pas plus qu’un autre,
je ne saurais tenir indéfiniment une note très grave.»

En 1995 — l’Oreille tendue y était —, Normand Lalonde, qui lui avait déjà consacré son mémoire de maîtrise, soutenait à l’Université de Montréal sa thèse de doctorat sur Flaubert : «Flaubert et la faute du temps. Éternité, évolution et origine dans Bouvard et Pécuchet

C’est ce Flaubert, celui de Bouvard et Pécuchet, qui est en épigraphe à son recueil Autoportrait aux yeux crevés. Petites méchancetés et autres gentillesses : «Pécuchet jusqu’à deux heures du matin se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus là; tant mieux ! Et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée.»

Ces phrases ont une résonance particulièrement forte aujourd’hui. «Ne plus revenir là» ? En effet : diagnostiqué d’une tumeur au cerveau en 2007, Normand Lalonde est mort en 2012. «Laisser quelque chose de lui» ? Dans l’ordre littéraire, ce sera ce livre, «sélection» (p. 60) des aphorismes qu’il a écrits durant les cinq dernières années de sa vie.

Professeur de littérature et de cinéma au collège Maisonneuve à Montréal, Normand Lalonde était un homme de livres et de mots. Deux des trois lignes de force du recueil l’attestent.

L’homme de livres évoque quelques auteurs, assez peu nombreux (outre Flaubert, une quinzaine), mais il est sensible à la vie de la littérature et, surtout, il ne cesse de s’interroger sur sa propre pratique. Plusieurs aphorismes portent sur les pouvoirs du langage, notamment une série ayant pour centre la formule «Tout a été dit» (p. 55-57). D’autres prennent la forme même de l’aphorisme comme objet. Pourtant, Lalonde écrit : «Quand on montre aux autres ses origamis, on ne les déplie pas» (p. 33). C’est un de ces paradoxes que l’auteur affectionne : il fait voir de quoi les aphorismes sont faits, tout en disant ne pas le faire.

L’homme de mots aime reprendre et déplacer les phrases toutes faites et cela dès l’ouverture du livre : «Ô Poésie ! Que de rimes en ton nom l’on commet !» (p. 8) La tâche semble passionner Lalonde, qui la sait ardue : «Il n’est pas si facile de s’approprier un lieu commun» (p. 44). Les exemples sont partout : «Les paroles s’envolent, les écrits s’écrasent» (p. 10); «Une fois qu’on a jeté le bébé, rien ne sert de garder l’eau du bain» (p. 24); etc.

La dernière ligne de force du recueil rassemble les textes concernant la maladie et la mort. Le ton n’est pas celui de la lamentation. L’humour (noir) est partout présent. Normand Lalonde savait qu’il allait mourir, mais cela ne l’empêchait pas de noter des choses comme celles-ci : «J’ai vu mon neurochirurgien, mon radiothérapeute et mes deux oncologues ce matin. Ils avaient l’air en forme» (p. 28); «Rien ne sert de pourrir. Il faut partir à point» (p. 42); «Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là» (p. 55); «L’ironie lasse vite. Et la vie est extrêmement longue» (p. 53). Pour Normand Lalonde, elle ne l’aura pas été. Il le sait et le dit, sans s’appesantir, avec l’élégance de celui qui refuse d’exhiber sa condition.

Ces lignes de force regroupent beaucoup de textes, mais pas tous.

On appréciera encore :

les synthèses historiques : «Adam et Ève n’avaient peut-être pas de nombril, mais leurs descendants se sont amplement rattrapés» (p. 39);

les choses vues : «Dans les quartiers huppés et dans les bidonvilles, il n’y a pas de trottoirs» (p. 25);

les raisonnements imparables : «Un rôti de veau n’est pas un jeune rôti de bœuf» (p. 49);

les conseils : «Commence par te demander sérieusement ce que tu ferais si tu étais à ta place» (p. 46).

Ce ne sont pas les plus nombreux, mais quelques aphorismes abordent la politique, parfois de façon indirecte : «J’aimerais mieux appartenir à une grappe de raisins qu’à un régime de bananes» (p. 50). Dans ces Petites méchancetés et autres gentillesses, il est notamment question de l’indépendance du Québec, sur laquelle Lalonde ne se faisait pas d’illusion : «N’ayez aucune crainte. Dans un Québec libre, tout serait possible. Exactement comme aujourd’hui» (p. 20).

Normand Lalonde aura laissé les signes d’une forte individualité, sensible au monde autour de lui, et une voix d’auteur.

P.-S. — Lalonde est de ces écrivains qui aiment Tintin : «Ce n’est tout de même pas ma faute si Les bijoux de la Castafiore sont un des sommets de l’art du vingtième siècle» (p. 28); «Si je n’étais Tintin, je voudrais être Diogène» (p. 30). On ne saurait le lui reprocher.

 

Références

Lalonde, Normand, «Bibliothèques de Bouvard et Pécuchet», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, 1988, 84 p.

Lalonde, Normand, «Flaubert et la faute du temps. Éternité, évolution et origine dans Bouvard et Pécuchet», Montréal, Université de Montréal, thèse de doctorat, 1995, viii/300 p.

Lalonde, Normand, Autoportrait aux yeux crevés. Petites méchancetés et autres gentillesses, Montréal, L’Oie de Cravan, 2016, 60 p. Suivi de «Normand Lalonde (1959-2012). Portrait aux yeux mouillés», par Manon Riopel et Jean-François Vallée.

Toi, mon pâté chinois

Le pâté chinois, plat québécois

 

Les défenseurs de la cuisine québécoise se plaignent souvent de son manque de reconnaissance sur la scène publique. Outre la poutine, autrefois mise en livre par Charles-Alexandre Théoret (2007), il faudrait encenser les richesses de la cuisine d’ici.

Ce souhait est parfois accompagnée d’une interrogation sur la place du pâté chinois dans la culture québécoise. Pâté chinois ? Pour aller vite, trois couches : steak haché, maïs (blé d’inde), pommes de terre en purée. Autrement dit, un parent du hachis parmentier. Ce pâté a lui aussi ses livres, signés Bernard Arcand et Serge Bouchard (1995), André Montmorency (1997) ou Jean-Pierre Lemasson (2009).

Ce plat basique — du moins en sa forme canonique — peut également servir à décrire une personne. Exemple tiré de la Presse+ du 21 octobre 2016, où il est question de deux joueurs des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, Carey Price et Shea Weber : «Il n’y a rien de compliqué avec ces deux-là, ils sont du type “steak-blé d’Inde-patates” et on doute fortement qu’ils aient des problèmes de tension.»

Qu’on ne s’y trompe pas : c’est un compliment.

 

Références

Arcand, Bernard et Serge Bouchard, Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1995, 226 p.

Lemasson, Jean-Pierre, le Mystère insondable du pâté chinois, Verdun, Amérik média, 2009, 139 p. Ill.

Montmorency, André, la Revanche du pâté chinois, Montréal, Leméac, 1997, 253 p.

Théoret, Charles-Alexandre, Maudite poutine ! L’histoire approximative d’un plat populaire, Montréal, Héliotrope, 2007, 160 p. Photos de Patrice Lamoureux.

L’odeur ou la saveur ?

L’Oreille tendue n’hésite pas à se répéter; elle est comme ça.

À plusieurs reprises, elle a signalé combien l’expression à saveur avait envahi la langue médiatique québécoise. Une des dernières fois, c’était le 13 janvier 2016.

Il lui est aussi arrivé de repérer, derrière une expression tarabiscotée, une autre forme, banale mais correcte.

Elle a eu le même sentiment en lisant un article sur l’humour québécois paru dans le quotidien le Devoir des 22 et 23 octobre : «La star montante Louis T incarne la tendance de l’humour en odeur journalistique» (p. A4).

En odeur journalistique ? Voilà un journaliste qui fait des efforts pour ne pas dire à saveur journalistique.

L’Oreille n’aurait jamais pensé dire cela : c’est un cas où elle s’ennuie de à saveur.

Rousseau et le tourisme, bis

Promenade à Ermenonville et à ses environs, 1954, couverture

Le 24 octobre 1776, revenant d’herboriser, Jean-Jacques Rousseau, alors âgé de 64 ans, est renversé par un grand chien danois (sans majuscule). Il raconte la scène dans la «Deuxième promenade» de ses Rêveries du promeneur solitaire (1782, posthume) :

J’étois sur les six heures à la descente de Menil-montant presque vis-à-vis du galant jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi s’étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui s’élançant à toutes jambes devant un carrosse n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’être jetté par terre étoit de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair et que je n’eus le tems ni de raisonner ni d’executer fut la derniére avant mon accident. Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi (éd. de 1996, p. 1004-1005).

Outre Rousseau, au XVIIIe et au XIXe siècle, une quarantaine de personnes ont évoqué, avec plus ou moins de réalisme ou de fidélité, cet événement traumatique.

Parmi elles, il y a la marquise de Créquy, qui fait allusion à la scène dans ses Souvenirs. On la cite dans une brochure du Touring club de France dont la deuxième édition date de 1954 :

Après avoir dit tout le chagrin que lui causait la mort inattendue de Rousseau : «Je ne pouvais, dit-elle, m’empêcher de larmoyer sous mon coqueluchon» elle termine irrévérencieusement par ces mots où pointe son dépit : «Il est inhumé comme un chien danois, au milieu d’une grenouillère, et sur un îlot, dans une manière de sépulcre, à la hauteur de trois ou quatre pieds» (p. 23).

L’Oreille tendue vous l’a déjà dit : elle serait bien en mal de vous expliquer ce que fait cette brochure dans sa bibliothèque.

 

Références

Promenade à Ermenonville et à ses environs, Paris, Touring Club de France, 1954, 31 p. Ill. Deuxième édition.

Rousseau, Jean-Jacques, les Rêveries du promeneur solitaire, dans Œuvres complètes. I. Les Confessions. Autres textes autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 11, 1996, cxviii/1969 p., p. 993-1099. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Édition originale : 1782 (posthume).

Souvenirs de la marquise de Créquy, Paris, Fournier jeune, 1834-1835, sept tomes.

Citation grammatico-biblique du jour

Évelyne de la Chenelière et Justin Laramée, Nous reprendrons tout ça demain, 2016, couverture

«Du plus loin que je me souvienne, deux livres ont façonné ma façon d’envisager le monde, deux livres qui ont tracé en moi leur cartographie impitoyable. C’est le Précis de grammaire française et la Bible. Ces livres ont en commun leur rigueur sans appel, leur intransigeance, et le spectre de la Faute.»

Évelyne de la Chenelière et Justin Laramée, Nous reprendrons tout ça demain, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 09, 2016, 94 p., p. 30.